L’agence de coopération des métiers de la lecture, du livre et de l’audiovisuel de Haute-Normandie (COMELLIA) organisait les 24 et 25 novembre 1995 un colloque dont le titre-même,
Jean Hébrard, inspecteur général de l’Education nationale, examinait l’histoire des supports documentaires et la nature de leur lien avec des changements de société ou des évolutions culturelles majeures. La question de base était ainsi posée : l’évolution des supports et des techniques induit-elle d’autres modes de pensée, d’autres façons d’être, d’autres sociétés ?
Les deux exemples choisis furent l’invention de l’imprimerie et la révolution des Lumières. Alors que l’invention de Gutenberg est généralement présentée comme une condition essentielle du développement des idées de la Réforme et de l’humanisme du XVIe siècle français, Jean Hébrard expliquait que la Réforme est autant fille de l’image que du texte imprimé, que l’humanisme italien est clairement antérieur à l’imprimerie. En fait, il semble que tout se passe comme si l’avènement de l’imprimerie venait seulement répondre à une poussée intellectuelle, une attente impérieuse, une question antérieurement posée. La presse de Gutenberg n’aurait que facilité une révolution déjà effectuée, à laquelle manquait seulement un appui technique correspondant.
La révolution des Lumières ne s’appuie pas non plus sur une révolution technique : les grands changements interviendront au XIXe siècle (presse à deux coups, possibilité d’intégrer l’image dans le texte, émergence des lois sur l’école...). Or le livre s’est déjà très largement répandu au XVIIIe siècle. L’alphabétisation est effectuée en ville, chaque citoyen peut lire et apporter une critique, les comportements de lecture ont évolué avec l’émergence de lecture d’évasion, d’émotion. Là encore, les comportements des hommes ont anticipé la révolution technologique qui les entérinera et les facilitera.
En fait, le changement important s’est produit il y a beaucoup plus longtemps, au premier siècle de l’ère chrétienne, avec l’apparition du
On peut donc se demander si nous avons changé nos façons de communiquer et de garder en mémoire pour recevoir la révolution technologique d’aujourd’hui.
Les années 60 et 70 ont été celles de la grande peur de la maladie de lecture pour laquelle le mot illettrisme a été inventé : crise de la lecture, dyslexie, échec scolaire, ont commencé à faire douter de la santé de la lecture et du livre. La notion de lecture a pris la dimension d’une valeur et s’est distinguée de la lecture scolaire et utilitaire.
Par ailleurs, la relation aux supports de l’information s’est transformée : la radio, puis la télévision ont introduit une rupture dans la relation sociale qui existait auparavant autour du livre. L’utilisation des médias par les systèmes totalitaires pose effectivement question. Notre relation à l’écrit et à l’information a évolué tout au long du XXe siècle.
La demande, l’attente préexisteraient donc aux évolutions technologiques qui ne viendraient que les satisfaire. Ainsi, supports numériques et réseaux de réseaux viendraient, non pas apporter une révolution dans nos modes de travail, de recherches ou de loisirs, mais s’inscrire dans un itinéraire depuis longtemps initié, où la circulation rapide et planétaire d’informations écrites, sonores et visuelles en évolution constante générera sans doute des modes de sociabilité différents.
Cependant, si les possibilités de connexion à Internet offrent un horizon si large qu’il en paraît infini, comme le montrait la démonstration commentée de Hervé Le Crosnier, maître de conférences à l’université de Caen, si les organismes les plus variés (universités, laboratoires, journaux, collectivités locales, etc.) sont de plus en plus nombreux à proposer des informations de tous ordres sur le
Les bouleversements liés à ces nouvelles technologies de l’information sont importants. Henri Hudrisier, maître de conférences à l’université de Paris VIII, en soulignait les différentes facettes. Au niveau planétaire, le déséquilibre entre nations développées et nations en voie de développement peut s’accentuer, et la façon d’apprendre et de connaître de chacun se trouver profondément changée. Le glissement des
L’étude des usages des nouvelles techniques introduites dans nos sociétés par le passé peut éclairer sur l’évolution attendue de l’usage des nouveaux supports d’informations. Patrice Flichy, chercheur au Centre national d’études des télécommunications, exposait les principales étapes repérées dans la dynamique de l’appropriation de nouvelles techniques.
Une phase d’expérimentation, de test, initie le processus, avec des stratégies de séduction indispensables à différents niveaux (développement industriel, commercialisation, apprentissage individuel de la nouvelle technique : pensons à l’introduction de la télécommande ou du minitel).
Une deuxième étape d’usages, que Patrice Flichy qualifie d’usages de substitution, succède à la première : l’argumentation principale du téléphone à ses débuts se faisait en présentant le nouveau moyen de communication comme le substitut idéal du télégraphe ; plus tard, le minitel fut présenté comme substitut de l’annuaire papier.
Les changements considérables, conséquences de l’introduction d’une nouvelle technique, sont mal mesurés au départ : nouvelles sociabilités liées au téléphone, services du minitel, changement profond du mode de consommation de la télévision due à la télécommande, pour ne citer que quelques exemples, sont intervenus dans la durée...
Une phase de maturité doit ensuite intervenir, dans un contexte de marché stabilisé : les usages trouvent leur place, éventuellement en deçà des prédictions grandioses intervenues précédemment. On promettait dans les années 50 un avenir extraordinaire à la télévision éducative, c’est finalement le loisir qui s’est affirmé comme forme d’usage dominante. Comme cela se constate de façon générale, un verrouillage des usages rend le développement d’un autre usage très improbable.
Cependant, des phases de développements successifs peuvent se produire, et l’avenir de la micro-informatique, d’Internet et des nouveaux supports d’information ne peut être décrit sans points d’interrogation.
Intitulée « Du savoir au pouvoir », la deuxième journée allait confronter les regards et réflexions de professionnels : libraire, éditeur, bibliothécaire, pédagogue, journaliste...
Alain Chaptal, directeur de l’Ingénierie éducative au CNDP (Centre national de documentation pédagogique), évoquait l’introduction du multimédia dans l’enseignement supérieur, rappelant qu’on a vu naguère des appareils censés venir en aide au pédagogue, et qui, en définitive, ne parvenaient qu’à en alourdir la tâche. Pour lui, le multimédia devrait connaître un sort différent, car le support est utilisé directement par l’enfant, l’enseignant se plaçant davantage en médiateur qu’en détenteur de savoir.
Gilles de La Porte, libraire au Havre, diffuse des produits multimédias en librairie traditionnelle. Le problème de ce support se pose différemment de celui du livre, car la loi Lang ne s’applique pas à ces produits. Le CD multimédia se situant entre le document et le jouet électronique, sa distribution par les grandes surfaces conduit à une baisse des prix de détail qui place le libraire dans une position difficile.
Responsable de l’édition et de l’image à la Réunion des musées nationaux, Anne de Margerie évoquait la complexité et la longueur du travail de conception d’un support multimédia. Il est clair que les coûts de réalisation de ces documents doivent être amortis par un nombre d’exemplaires élevé.
Anne-Marie Bertrand, du service Études et recherche à la Bibliothèque publique d’information, réaffirmait le rôle du médiateur (bibliothécaire ou enseignant) qui, face à la profusion des sources et des moyens d’information, s’impose comme garant de l’égalité d’accès au savoir et à la culture du plus grand nombre.
Les participants ont pu assister à une présentation des productions de la Cinquième et Claude Delafosse, de Bayard Presse, a mis en évidence, à travers sa démonstration de la « Machine à remonter le temps », le caractère à la fois éducatif et ludique des produits multimédias.
La table ronde, dernière partie du colloque, réunissait Bernard Cassen, du
La sphère éducative semble s’ouvrir largement sur les nouvelles technologies de l’information : cela implique, pour les médiateurs, bibliothécaires ou enseignants, qu’ils sachent évoluer, pour que leur rôle soit pleinement utile. Mais la sphère politique saura-t-elle prévoir, et par conséquent contrôler, l’évolution des autoroutes de l’information ?
A la séance d’ouverture, Yvon Robert, maire de Rouen, avait déclaré :