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    Des livres fantômes ?

    Les politiques des éditeurs en matière de pilon et de réimpressions

    Par François Gèze, PDG Editions La Découverte

    Le support premier de la mémoire du livre, c'est d'abord son existence physique. Or, si l'on recense aujourd'hui quelques 300 000 titres disponibles aux catalogues des éditeurs français - ce qui est considérable quand on sait que le nombre annuel de nouveautés est de 15 à 16 000 -, un nombre significatif - et indéterminé - de titres a disparu de ces catalogues. On peut comprendre les interrogations de tous ceux, et en particulier des bibliothécaires, qui essaient de savoir si ces disparitions relèvent d'une logique quelconque, économique ou autre, ou de l'arbitraire et de l'irresponsabilité des éditeurs. Cette perplexité est légitime, car le problème posé est fort complexe, et n'appelle pas une explication univoque, du fait de l'extraordinaire diversité des catégories de livres, et de la non moins grande diversité des éditeurs.

    Pour tenter d'éclairer cette question, il importe de distinguer trois ordres de facteurs explicatifs : la démographie des éditeurs et la fluctuation des politiques éditoriales ; les pratiques de pilon ; et les politiques de réimpression. C'est ce que je vais tenter de faire à partir de ma propre expérience et en m'efforçant de montrer comment les contraintes économiques jouent à ces trois niveaux.

    M La démographie éditoriale

    Ce facteur explicatif est sans doute le plus important. Il faut rappeler en effet que la grande majorité des nouveautés - sans doute plus des deux tiers - est produite par des structures éditoriales de petite taille, souvent fragiles et éphémères. Le "taux de mortalité" des petits éditeurs est très élevé - plus de deux sur trois au bout de quatre ans - pour des raisons malheureusement assez classiques : insuffisance des capitaux de départ (on estime aujourd'hui à 2 ou 3 millions de francs les fonds propres nécessaires pour créer une maison produisant 15 titres par an, alors que beaucoup se lancent avec seulement 200 ou 300 000 francs), difficultés d'accès à la librairie, rigueur de gestion défaillante que ne suffit pas à compenser l'inventivité éditoriale.

    Quand ces maisons disparaissent, il est rare que leur fonds soit repris par d'autres et, au mieux, il l'est partiellement. Les stocks restants sont donc détruits. Certes, les auteurs retrouvent ipso facto la pleine propriété de leurs droits, mais il faut admettre qu'il est plus difficile encore de se faire rééditer que de se faire éditer. Et les titres ainsi disparus risquent fort de l'être à jamais.

    C'est d'un phénomène du même ordre que relèvent les fluctuations des politiques éditoriales chez les éditeurs plus installés, dont on peut évaluer le nombre à 300 environ. En effet, il arrive souvent que le manque de succès commercial oblige un éditeur à interrompre une collection qu'il avait lancée dans l'enthousiasme quelques années, voire quelques mois, auparavant. Et dans ce cas, les contraintes de la diffusion en librairie font qu'il lui sera difficile de maintenir au catalogue les titres déjà édités, même si certains d'entre eux continuent à être demandés (je reviendrai sur ce point à propos des politiques de réimpression).

    A ce titre d'exemple, ou plutôt de contre-exemple, je voudrais citer le cas de notre collection de poche de livres de voyages "La Découverte", que François Maspero avait créée en 1979. Malgré son accueil favorable par la critique et les libraires, le niveau des ventes s'est révélé insuffisant pour assurer son équilibre économique (pour une collection de poche, du fait de son faible prix, il faut vendre au moins six ou sept-mille exemplaires en deux ans pour amortir les coûts, et ce chiffre était trop rarement atteint). J'ai donc dû arrêter la publication de nouveautés dans cette collection à partir de 1984. J'ai choisi néanmoins de réimprimer régulièrement les quinze ou vingt titres (sur soixante-dix) les plus demandés, car il aurait été tragique qu'une entreprise éditoriale de cette qualité disparaisse corps et biens ; mais il faut savoir que l'équilibre économique de ces réimpressions reste très précaire.

    M Le pilon

    J'en viens maintenant à la destruction physique des livres, le pilon. Pour les auteurs comme pour tous les professionnels du titre, cette mort du livre -son assassinat, disent certains - est la chose la plus tragique qui soit. Et beaucoup s'indignent quand on apprend que quelque 50 millions de volumes sont ainsi détruits chaque année, alors que la production annuelle totale est de l'ordre de 350 millions de volumes. Et, en effet, nombre de titres disparaissent de ce fait définitivement des catalogues.

    Pourtant, cette pratique n'est pas aussi irrationnelle qu'il y paraît, même si l'on peut discuter certains fondements de cette rationalité. Pour tenter d'y voir clair, il faut distinguer trois catégories de pilons.

    Les pilons partiels sont les plus justifiés. Prenons l'exemple d'un livre que l'éditeur tire à 3 000 exemplaires, chiffre du marché potentiel qu'il vise. Mais au bout d'un an, il n'a vendu que 1 000 exemplaires (les raisons de l'échec pouvant être diverses : diffusion déficiente, indifférence des critiques, ou tout simplement qualité insuffisante de l'écrit lui-même ou du travail éditorial). Ce cas de figure est fréquent pour les livres de sciences humaines ou pour les romans. Or, dès la deuxième année, le niveau des ventes chute à cent exemplaires. S'il s'agit d'un livre de fonds, l'éditeur pourra considérer que ce niveau de vente se maintiendra au cours des années suivantes. Mais son stock de 2 000 exemplaires représente alors vingt ans de vente, ce qui est excessif et coûteux (le coût de stockage d'un livre varie de 30 à 50 centimes par volume et par an). Il est alors de bonne gestion de faire un pilon partiel' de 1 000 exemplaires, en conservant dix ans de vente. Dans ce cas, l'auteur doit être prévenu, mais l'éditeur conserve les droits d'exploitation du titre.

    Les pilons des retours constituent une autre catégorie de pilons partiels, qui a pris une importance croissante depuis deux ou trois ans. Du fait de la très grave crise que traverse aujourd'hui le marché de la librairie (le nombre annuel de volumes vendus en France est passé de 358 millions en 1988 à 285 millions en 1992), la part des invendus a beaucoup augmenté. Or, comme vous le savez, quand les livres sont mis en place à l'office chez les libraires, ils les payent aussitôt à l'éditeur ; mais en contrepartie, le libraire a la faculté pendant un an de retourner les invendus à ce dernier, qui est alors tenu de les rembourser. Face à l'afflux de ces retours, les distributeurs ont largement automatisé leurs "chaînes de retour", et il est pour eux plus économique de pilonner systématiquement les exemplaires défraîchis ou abîmés, même un tout petit peu, les exemplaires en bon état étant réintégrés dans les stocks.

    De plus en plus, cependant, pour certaines catégories d'ouvrages - en particulier les livres grand public à obsolescence rapide -, c'est la totalité des retours qui sont pilonnés. Poussée à son terme, cette logique aboutit à la pratique de la collection "Harlequin", importée des Etats-Unis . pour être crédités de leurs invendus, les libraires arrachent la couverture du livre, jetant ces derniers, et retournent simplement la couverture à l'éditeur. Dans ce cas, les livres en question disparaissent le plus souvent des catalogues après quelques mois.

    Le pilon total est bien sûr le plus contesté, car alors le livre disparaît le plus souvent définitivement. Certes, l'auteur récupère ses droits (s'il le demande), mais comme je l'ai dit. il aura beaucoup de difficultés à trouver un autre éditeur. Il faut dire que cette pratique peut être légitime. Pilonner au bout de quinze ans un stock résiduel de 500 volumes d'un titre qui ne se vend plus qu'à 10 ou 20 exemplaires par an relève d'une gestion normale, et ne pénalise guère l'auteur (auquel l'éditeur offre d'ailleurs le plus souvent la possibilité de reprendre ce stock gratuitement : c'est en tout cas ce que nous faisons pour notre part).

    En revanche, il est plus choquant de pilonner systématiquement et totalement tous les titres au bout d'un ou deux ans, comme cela se pratique de plus en plus dans les grands groupes d'édition. En ce cas, c'est la logique financière qui prime : soit le titre a assez bien marché et peut être réédité dans une collection de poche (auquel cas il est en effet inutile de conserver un stock de l'édition en grand format), soit ce n'est pas le cas, et il est alors définitivement éliminé pour éviter les frais de stockage.

    0 Les politiques de réimpression

    La décision de réimpression est l'une des plus difficiles pour un éditeur. S'il s'agit d'une nouveauté récente largement mise en place chez les libraires, l'épuisement rapide du stock invite bien sûr à une réimpression immédiate, pour satisfaire les nouvelles demandes. Mais il peut arriver alors que le volume global des retours sur la mise en place initiale soit supérieure à celui de la réimpression : auquel cas, on a réimprimé inutilement !

    Plus épineux encore est le cas de la réimpression des ouvrages de fonds. Prenons le cas d'un ouvrage de sciences humaines tiré à 3 000 exemplaires et qui s'est vendu à 1 500 exemplaires la première année, 600 exemplaires la seconde et 400 les deux années suivantes. Il est donc épuisé. C'est un score honorable, qui permet de ne pas perdre d'argent (mais pas d'en gagner !). Le niveau des ventes de la quatrième année montre que ce livre est devenu un titre de fonds, faisant l'objet d'une demande régulière et significative. Mais la réimpression coûte cher : du fait des techniques d'impression, si l'on veut atteindre un coût unitaire raisonnable, il faut retirer au moins à 2 000 exemplaires (voire 3 000). Or, il est impossible de le remettre à l'office, ce qui aurait assuré la trésorerie pour financer la réimpression (cela serait en effet tout à fait incorrect vis-à-vis du libraire). L'éditeur doit donc immobiliser une somme qu'il ne récupérera que sur six ou sept ans. au mieux : compte tenu des frais de stockage et des frais financiers, il est fort probable que cette opération sera pour lui déficitaire. Et on peut comprendre que l'éditeur qui ne dispose pas des fonds propres suffisants - ce qui est le cas le plus fréquent - puisse renoncer à cette réimpression.

    A l'avenir, on peut espérer que l'évolution des techniques d'impression permettra de réaliser des petits retirages (500 à 1 000 exemplaires) à des coûts raisonnables. Mais c'est loin d'être encore le cas aujourd'hui, et beaucoup de titres disparaissent des catalogues de ce fait.

    Il me faut évoquer enfin la logique des "nouvelles éditions", qu'il s'agisse des livres de poche, des gros recueils bon marché (comme ceux des collections "Bouquins", "Omnibus" ou "Biblos"), et bien sûr des éditions complètes de l'oeuvre d'un auteur, comme celles de "La Pléïade". Ces formules sont bien sûr excellentes, car elles assurent mieux que tout autre la pérennité d'une oeuvre, de surcroît à un prix très accessible. Mais elles ont aussi leurs contraintes et leurs limites.

    Le nombre de nouveaux titres en poche a certes beaucoup crû ces dernières années : on a assisté à un doublement entre 1983 et 1992, de 4 400 titres à près de 9 000 titres par an. Mais dans le même temps, le tirage moyen a chuté de moitié, de 25 000 à 12 500 exemplaires par titre. Et depuis 1991, la stagnation du volume global des ventes (environ 90 millions d'exemplaires de livres de poche vendus annuellement) a amené les éditeurs concernés à diminuer sensiblement leur production. On est arrivé là aussi à un plancher de rentabilité, et il ne faut pas escompter pour les années à venir que le livre de poche soit la planche de salut des livres introuvables.

    M Conclusion

    On pourrait encore évoquer bien d'autres problèmes : la politique des éditeurs face aux titres tombés dans le domaine public ; le rôle du soutien de l'Etat dans la réédition de certains titres "introuvables" ; la difficulté des maisons d'édition les plus anciennes à bien gérer leur fonds (du fait des changements de responsables éditoriaux, certains titres épuisés qui pourraient retrouver un marché ne sont pas réimprimés, tout simplement parce qu'ils ont été effacés de la mémoire de la maison) ; ou encore les nouvelles perspectives de conservation des titres qu'offrent la numérisation et les supports optiques.