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    René Fillet et la réforme de la lecture publique

    Par Marguerite-Marie Untersteller, Conservateur général des bibliothèques honoraire Ancien membre du Groupe des Sept

    Les années soixante ont marqué un tournant décisif dans l'histoire de la lecture publique en France. René Fillet y joua un rôle essentiel. Il n'est pas inutile de le rappeler, car il était d'une modestie rare et il a écrit son oeuvre essentiellement sur le terrain.

    Ayant eu la chance d'être associée d'assez près à ses réflexions et à ses engagements pendant cette période où tant de collègues crurent en un avenir radieux pour la lecture et les bibliothèques publiques, je vais essayer de préciser quelle fut la part qui fut la sienne dans cette aventure.

    Le texte de la réforme élaborée par un Groupe d'études interministériel, réuni à l'initiative de Georges Pompidou, Premier Ministre, et présidé par Étienne Dennery, alors directeur des Bibliothèques et de la Lecture Publique, fut publié dans les Notes et études documentaires de la Documentation française, puis dans le numéro de mars 1968 du BBF. Cette réforme était le fruit des efforts de toute une lignée de bibliothécaires, au lendemain de la première guerre mondiale et de l'arrivée en France du modèle anglo-saxon de la bibliothèque publique.

    Du Groupe des Sept...

    Au début des années soixante, ces bibliothécaires faisaient encore figure de « pionniers et devaient se battre au sein d'une profession où le livre, son traitement, sa conservation prenaient le pas sur la communication et le prêt au grand public. La bibliothèque au sens noble était conçue en direction de l'élite du savoir et de la culture, voire de la fortune. Le lecteur de base n'y était guère accueilli. Ne parlons pas du non-lecteur et des réflexions que pourtant son existence aurait dû susciter, et suscitait heureusement chez certains. « En matière de lecture publique, tout est à faire Le mot de G. Pompidou dans une interview au Figaro littéraire du 1erseptembre 1966, lança le débat et fut comme l'aube d'une nouvelle ère tant attendue.

    Dans ce contexte, René Fillet n'a cessé de se battre pour une conception de la bibliothèque publique comme outil d'information, de formation, de culture et de loisir offert à tout un chacun, et non plus axé sur la seule recherche ou l'étude ou, à la rigueur, sur le loisir «éducatif». La bibliothèque devait être le lieu de la rencontre des hommes, là où ils vivent. Il essayait de donner forme à cette nouvelle bibliothèque, dans les établissements dont il avait la charge. Mais il la proposait aussi aux jeunes bibliothécaires stagiaires à Tours, aux élèves de l'IUT ou à ceux de la toute nouvelle ENSB.

    A côté des réunions officielles, journées d'étude, colloques, rencontres dont ne sortaient bien souvent que des idées générales, hélas sans lendemain, des collègues se réunirent ici et là en petits groupes de réflexion. Il s'agissait de mettre sur pied un programme d'action destiné à faire avancer les choses auprès des autorités administratives et des élus locaux, et à sortir enfin la lecture publique du marais où elle s'enlisait, faute de structures et de moyens.

    L'un de ces petits groupes naquit de la réflexion commune de René Fillet et de Noé Richter, alors directeur de la BM de Mulhouse, au cours de l'hiver 1965/1966 (1) . Le Groupe des Sept, comme nous le baptisâmes, se réunit du 19 au 21 mai 1966 au château de Cinq-Mars la Pile, en Indreet-Loire, pour y réfléchir sur l'avenir de la lecture et des bibliothèques publiques. Nous étions selon la jolie formule de Noé Richter, « sept bibliothécaires en colère enfermés dans le château du conspirateur Henri de Cinq-Mars (2) Il Il y avait là Michel Bouvy, BM de Cambrais, Louis Desgraves, BM de Bordeaux, Henri-Jean Martin, BM de Lyon, Pierre Vaillant, BM de Grenoble et la signataire de ces lignes, BCP du Bas-Rhin. Noé Richter s'était chargé du secrétariat, René Fillet de l'intendance.

    Les Sept, qui devinrent huit l'année suivante avec Albert Ronsin, BM de Saint-Dié, se réunirent à nouveau en juin 1967, dans la maison de René Fillet à Beau-mont-la-Ronce. La 3e édition, prévue au printemps 1968, fut emportée dans les tourbillons que l'on sait.

    L'objectif du Groupe fixé dès la lettre d'invitation fut repris dans le préambule du procès-verbal de la réunion de Cinq-Mars La raison d'être de cette rencontre a été essentiellement de donner aux participants l'occasion d'un échange de vue qui leur permette de réfléchir aux problèmes de la lecture et des bibliothèques publiques, non plus en fonction d'expériences locales ou de circonstances particulières qui appellent des solutions rapides ou à brève échéance, mais en fonction de données plus générales, et de rechercher les voies de développement possibles dans le monde actuel et les transformations que celui-ci impose. »

    La lecture publique, rurale ou urbaine, était considérée comme un tout, un ensemble structuré, cohérent, et surtout indissociable dans ses objectifs, sinon dans ses applications pratiques. La présence d'un directeur de BCP au sein d'une équipe de bibliothécaires municipaux était à cet égard significative.

    Les propositions adoptées par le Groupe des Sept concernaient d'abord les améliorations à apporter dans le cadre réglementaire existant. Nous insistions tout particulièrement sur la nécessaire parité de carrière et de formation pour les personnels d'état et les personnels municipaux, sur l'accès du personnel technique à une véritable formation, sur la transformation des mentalités enfin, qu'il fallait opérer d'urgence tant dans le grand public et les institutions de tutelle que dans la profession elle-même, pour faire émerger la lecture publique de son statut de parente pauvre.

    Pour atteindre ce but, il fallait préciser les objectifs de la bibliothèque publique. Une grande partie de nos réflexions fut consacrée à l'élaboration d'une définition qui tranchât définitivement sur celle de la « bibliothèque populaire » du XIXe siècle avec son rôle moralisateur, « faire lire le bon livre aux masses incultes : La bibliothèque publique a pour fin de mettre à la disposition d'un public de tous âges et de toutes catégories socioprofessionnelles, dans un secteur géographique à déterminer en fonction de la densité de la population, que celle-ci soit rurale ou urbaine, par des techniques appropriées, l'ensemble des livres et documents susceptibles de satisfaire tous les besoins de loisir, d'information, d'étude, de culture, quels qu'ils soient. »

    Les Sept préconisaient donc une bibliothèque indépendante de l'école et des autres bibliothèques, mais en relation étroite de partenariat avec elles pour la promotion de l'homme. Elle devait être au service du public sans être assujettie à un autre rôle, en particulier à la fonction enseignante dont l'Éducation nationale pensait détenir le monopole.

    Pour les réformes de structures nous envisagions une régionalisation (on parlerait aujourd'hui de réseau) et adoptions le principe de la bibliothèque de secteur, comme l'exposait « Lecture et bibliothèques». Nous proposions l'établissement de normes afin de préciser les besoins à satisfaire, et les responsabilités des différents acteurs. Tout ceci devrait prendre forme dans une Charte des bibliothèques (on parlera plus tard de loi...).

    Les Sept n'avaient pas l'intention d'entreprendre une action collective, ni de s'insérer en tant que tel dans les structures associatives. Mais chacun de nous prit l'engagement de "faire connaître, sous sa responsabilité individuelle, les résultats de ses réflexions dans les cercles professionnels et dans les milieux en contact avec les bibliothèques publiques, afin défavoriser dans la profession toute entière, une prise de conscience que la transformation rapide des besoins, des techniques, des attitudes psychologiques, rend indispensable-.

    Et c'est pour respecter cet engagement que René Fillet accepta la proposition que lui fit à l'automne 1966 Étienne Dennery, de participer avec lui aux travaux du Groupe d'études interministériel qui tint sa première séance le 18 novembre 1966.

    au Groupe d'études interministériel

    Ce ne fut pas sans réticences ni hésitations que René Fillet s'engagea dans ce qu'il appela son année de galère. Un programme très chargé l'attendait à Tours pendant cet hiver 66/67. La perspective d'allées et venues hebdomadaires entre Tours et Paris, ne l'enchantait guère. Mais il voyait dans l'appel d'Étienne Dennery la possibilité de faire prendre en compte officiellement et au plus haut niveau de décision les orientations du Groupe des Sept qu'il jugeait décisives pour la lecture et les bibliothèques publiques.

    Un dur hiver s'engagea alors pour lui. Il passait la semaine à la Bibliothèque nationale, où une minuscule chambre avait été mise à sa disposition. Appelé à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit par le « Patron » qui s'était lui aussi engagé totalement dans ce projet, René Fillet élaborait les textes, discutait pied à pied avec Étienne Dennery les propositions qu'il s'agissait ensuite de défendre devant les commissions ou le Groupe interministériel, acquis à la réforme dans sa grande majorité, mais où des réticences existaient, celles entre autres du Ministère des Finances... René Fillet rédigeait les textes et préparait les rencontres que le Directeur souhaitait avoir avec de nombreux acteurs du domaine socioculturel, tels que Jean Hassenforder ou Bénigno Cacérès.

    En fin de semaine, René Fillet attrapait un train tardif pour Tours, la serviette bourrée de documents, et de « douceurs pour Marie et les enfants... Venant assez souvent à Paris voir ma famille, et défendre « ma BCP dans les bureaux de la rue Lord Byron, j'eus la joie de le rencontrer souvent... dans le métro entre la BN et la Gare d'Austerlitz, petit instant de liberté arraché à un travail forcené ! Il me faisait part, avec le sourire amusé qui le caractérisait, de ses difficultés mais aussi de ses espoirs de voir aboutir une réforme à laquelle il consacra sa vie.

    Étienne Dennery en choisissant René Fillet, ne s'était pas trompé sur la qualité de l'homme qu'il avait appelé auprès de lui. En sa faveur plaidait certes une oeuvre considérable sur le terrain à travers les actions qu'il avait engagées à Tours : innovations dans le domaine de l'accès aux collections, tant à la BM qu'à la BCP ; activités d'animation destinées à mettre la bibliothèque au coeur de la cité et des préoccupations de ses élus, en orientant ses activités non seulement sur les problèmes intellectuels mais aussi économiques et sociaux, en collaboration étroite avec la Jeune Chambre économique de Tours (3) . Tout ceci justifiait ce choix. Mais pour avoir bien connu Étienne Dennery, il me semble évident que les qualités humaines de René Fillet, sa capacité d'écoute, sa rigueur d'esprit et d'analyse, sa patience et sa ténacité, son courage tranquille à affirmer et à défendre ce à quoi il croyait, ont pesé d'un grand poids dans son choix.

    Ils formèrent ainsi tous les deux, pendant plusieurs mois de vie quasi commune, une équipe fondée sur une mutuelle estime, avec certes des discussions très vives, mais une commune volonté d'aboutir.

    Si René Fillet fut en vérité « la cheville ouvrière du groupe interministériel qui élabora un plan de développement des bibliothèques publiques françaises (4) , Étienne Dennery fut le socle sans lequel rien n'aurait pu se construire. Directeur des bibliothèques et de la lecture publique (il tenait à l'intégralité du titre), il était officiellement chargé par le Premier ministre de faire des propositions pour développer l'action de l'État dans ce domaine. Comme René Fillet, Étienne Dennery croyait tout simplement à sa mission. Il pesa de tout son poids pour appuyer les efforts de générations de bibliothécaires et d'administrateurs acharnés à faire sortir de l'ombre la lecture publique : «J'aime aller à contre-courant, avait-il déclaré lors de sa nomination. Le développement de la lecture en France me parait à première vue si menacé qu'il me semble utile et même passionnant de lutter pour y parer (5) . Pour rendre justice à un homme auquel certains reprochèrent son caractère entier, je rappellerai l'hommage du ministre à son départ à la retraite: La lecture publique vous doit tout. Vous l'avez conçue, vous l'avez réalisée chaque jour (6) ».

    Il n'est pas nécessaire dans ces lignes écrites à la mémoire de René Fillet, de détailler les conclusions du Groupe interministériel. Une remarque, cependant. Si ses recommandations ne furent pas appliquées en totalité, si nombre de propositions souhaitées par les bibliothécaires, particulièrement ceux du Groupe des Sept, ne furent pas retenues, si même la définition de la bibliothèque publique à laquelle René Fillet tenait tant, fut laissée de côté au profit d'une autre plus proche de celle de l'Unesco, ce texte proposait néanmoins un ensemble de références qui servirent de base aux expériences futures, en leur donnant une caution officielle. La réforme allait pouvoir se mettre en place, grâce à l'ardeur et la ténacité, et des bibliothécaires sur le terrain, et des responsables du Service de la lecture publique à la Direction des bibliothèques et de la lecture publique. Cette année là, la lecture publique prit un tournant irréversible.

    De retour en Touraine, René Fillet poursuivit son travail à la BM et à la BCP, avant de prendre en 1977, pour la dernière étape de sa carrière, la direction de la Bibliothèque Publique d'Information à Beaubourg. Il développa les caractéristiques de cette médiathèque qui constitua un modèle et un réservoir d'idées et d'expériences. Un exemple entre autres, bien dans la ligne de son action : la création en 1978 au sein du service audiovisuel du Festival du Cinéma du Réel, qui consacrait la place donnée à l'image et à la voix, à côté du livre, parmi les documents offerts aux aspirations du public.

    Pendant ces années décisives, René Fillet a démontré la volonté qui l'anima toute sa vie, de promouvoir un véritable service public de la lecture.

    1. C'est d'ailleurs à l'ouvrage de ce dernier que je me suis référée pour écrire cet article : Noé Richter, La Lecture et ses institutions, 1919-1989, Éditions Plein Chant, 1989, collection de l'Atelier furtif. retour au texte

    2. Op. cit., p. 181. retour au texte

    3. Administrateur du Comité départemental d'expansion économique d'Indre-et-Loire dès sa création, vice-président du Comité de liaison économie enseignement, il fut aussi membre actif de la Jeune Chambre économique de Tours. Officier de la Légion d'honneur et de l'Ordre national du mérite. retour au texte

    4. Op. cit., p. 181. retour au texte

    5. In BBF, n° 4, 1980, p. 156. retour au texte

    6. Cité par Alice Garrigoux, in BBF, n° 4, 1980, p. 15. retour au texte