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Collaboration entre les bibliothèques municipales de Grenoble et de l'association "Point d'eau"

1998
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    Collaboration entre les bibliothèques municipales de Grenoble et de l'association "Point d'eau"

    Par Annie Vuillermoz, Bibliothèque municipale de Grenoble

    Petite chronologie pour situer les acteurs

    1994 : Une convention est signée entre la Fondation Abbé-Pierre et le ministère de la Culture (Direction du livre et de la lecture) : l'objectif est le développement d'actions communes en lecture-écriture. Le secteur « développement de la lecture » des BM de Grenoble se saisit du projet et rencontre l'association "Point d'Eau », une des Boutiques Solidarité de la Fondation Abbé-Pierre. Des financements sont disponibles ; la volonté d'ouverture est ancrée dans les missions des uns et des autres : le partenariat débute sans tarder.

    1995 : Organisation d'un atelier d'écriture dans les locaux de l'association. Projet bâti à la hâte ? Étalement dans le temps des séances d'écriture ? Concertation insuffisante avec l'écrivain sollicité peu préparé au public ?... De multiples raisons ont conduit à l'arrêt de l'atelier. Ce projet, même s'il est vécu comme un échec, aura cependant permis de démarrer un partenariat qui n'a pas cessé depuis.

    Ce partenariat s'est ensuite exprimé par la venue régulière de deux bibliothécaires à Point d'Eau : visite de 2 heures, tous les 15 jours, avec un contenu informel (café partagé avec les professionnels, les bénévoles, les accueillis, discussion avec le public, très simplement) mais avec, à chaque fois, un paquet de livres sous le bras. Pas facile de trouver sa place... Et puis au fil des rendez-vous, quelques moments simples mais forts : la rencontre avec un groupe de Polonais ne parlant pas français, en quête d'intégration et d'échange, le contact qui s'établit avec eux par le rire autour des livres d'humour apportés ce jour-là; la joie d'un accueilli, admirant un livre d'origami et retrouvant le plaisir de faire une cocotte en papier ; un jeune routard lisant spontanément à voix haute un poème...

    Les échanges se sont multipliés avec la présentation dans deux bibliothèques de quartier de l'exposition photos » Visions de rues réalisée par des personnes fréquentant l'association ; l'accrochage s'est accompagnée de rencontres-débats avec la responsable de Point d'Eau.

    Fin 1995: Une bibliothécaire participe à une rencontre organisée par la DLL et la Fondation Abbé-Pierre sur « l'offre de lecture dans les Boutiques Solidarité ».

    1996: Des lots de livres sont régulièrement déposés à la Boutique Solidarité, par la bibliothèque pour les collectivités de Grenoble. L'usage est variable : lecture sur place mais aussi quelques emprunts. Des demandes s'expriment (parfois) sur des sujets divers : livres classiques ou bandes dessinées, documents sur les pays ou l'économie, livres de poésie ou de philosophie, etc.

    Des bénévoles de Point d'Eau s'investissent dans la gestion du coin lecture. Avec eux s'engage la réflexion sur la nécessité de structurer l'offre. S'ensuivent une réorganisation spatiale et un achat de mobilier ainsi qu'un tri des livres précédemment donnés à leur association.

    Par ailleurs, la ville s'engage : une convention est signée entre le Service des affaires culturelles et l'association Point d'Eau.

    Novembre 1996 : Un nouveau projet d'atelier écriture prend forme. Il s'intègre dans un travail d'envergure mené par les bibliothèques de quartier, visant à associer en divers lieux des adultes et adolescents de cultures diverses, avec comme fil d'A-riane l'écriture, révélatrice de paroles urbaines et occasion d'échanges. Le projet s'ancre dans des partenariats solides : 3 bibliothèques de quartier et la bibliothèque pour les collecti-vités, une classe de lycée profes-sionnel, 4 foyers de jeunes travail-leurs et l'association Point d'Eaus'embarquent dans l'aventure con-duite par l'Association Dédicaces etPhilippe Renard, écrivain.

    Vignette de l'image.Illustration
    Association Point d'Eau

    À Point d'Eau l'atelier connaît un franc succès ; les textes qui jaillissent sont poignants et sincères, ils donneront lieu à une publication « De passage... »

    1997 : Une subvention de 10 000 F est accordée par le CNL afin d'offrir un meilleur service aux personnes accueillies et de soutenir l'effort consenti par les BM de Grenoble.

    Les axes d'acquisition sont définis en concertation avec l'équipe, après consultation des usagers :

    • abonnement à 5 revues (<< Ça m'intéresse », « Charlie Hebdo », « les Clés de l'actualité », « l'Événement du jeudi », « Femme actuelle ,) ;
    • achat d'un lot de 40 bandes dessinées mêlant classiques du genre et productions diverses récentes permettant de présenter la diversité d'un genre trop souvent réduit à ses best-sellers ;
    • achat d'un lot de documentaires, beaux livres ou livres de poche, livres répondant à des demandes supposées collectives ou correspondant davantage à des intérêts personnel ;
    • les romans ne seront pas achetés spécifiquement (quelques-uns seront déposés par la BM) ; les usagers seront orientés vers les équipements du réseau.

    Février 1997 : Les bibliothécaires rencontrent l'ensemble des bénévoles et les salariés pour une présentation des acquisitions et un débat sur le fonctionnement à venir. Les livres neufs seront en libre accès, avec possibilité de prêt ; ils côtoieront les livres donnés qui n'ont pas été éliminés lors du tri, ces derniers pouvant être empruntés ou conservés par les utilisateurs de Point d'Eau.

    Mai 1997 : Organiser le prêt dans les locaux de Point d'Eau n'est pas la bonne voie : les livres empruntés ont du mal à revenir ; gérer les retards ne peut que susciter des conflits.

    Septembre 1998 : Premier regard sur l'usage fait du coin lecture... satisfaction et déception ! Les revues connaissent un succès certain, inégal selon les titres ; elles sont support d'échange et les jeux de toutes sortes, mots croisés en tête, sont plébiscités.

    Les bandes dessinées sont régulièrement lues ; aucune ne manque. Les documentaires ont rencontré un public amateur... un tiers du lot acheté (30 sur 90) a disparu. Sur ces 30 livres, une'dizaine ont été empruntés et non rendus. Information aux usagers, réorganisation des espaces, nouvelle réflexion sur le fonctionnement sont à l'ordre du jour.

    Les questions professionnelles sont au coeur du travail effectué avec la boutique Solidarité

    Au terme de cette chronologie descriptive, il apparaît clairement que dans une telle collaboration, on retrouve nombre de questions qui traversent la profession. Cependant, du fait de la multiplicité et de la spécificité des acteurs impliqués dans un tel lieu, toutes ces questions sont exacerbées. Examinons-les.

    Interrogations sur les missions des BM Objectifs de la collaboration avec Point d'Eau

    De nombreuses interrogations accompagnent notre expérience à Point d'Eau. Il est banal de dire que les bibliothèques sont situées au confluent des mutations de cette fin de siècle, (économiques, techniques, sociales et culturelles), qu'elles sont confrontées à de vastes besoins et cherchent à travailler autrement. Percutées par les évolutions en cours, elles cherchent leur place dans le champ de la lutte contre l'exclusion, elles cherchent à gagner de " nouveaux publics », « publics défavorisés », « illettrés », "faibles lecteurs », "publics empêchés », « publics éloignés », etc. L'examen des discours professionnels montre que la terminologie demeure approximative pour des missions incertaines.

    Dans ce contexte mouvant et déstabilisant, nous nous sommes interrogés.

    • » Qu' est-ce qui se cache derrière cette volonté affichée de gagner de nouveaux publics ?
    • » Pourquoi investir des lieux comme Point d'Eau ?
    • » Que cherche l'institution Bibliothèque ?
    • » Sommes-nous animés par un souci identitaire défensif? Cher-chons-nous à développer une aura prestigieuse, à gagner des « parts de marché » ?
    • » Ou bien sommes-nous guidés par une réflexion positive, soucieuse d'égalité d'accès à la culture, une réflexion remettant en cause des fonctionnements eux-mêmes créateurs d'exclusion ?

    Nous avons tenté de répondre à ces questions ; ainsi la collaboration entre la BM et l'association Point d'Eau s'appuie sur quelques idées simples.

    • » Offrir autrement en développant une offre de proximité Pour étendre le service public de lecture, il ne suffit pas d'accroître l'offre, il faut offrir autrement. Jean Foucambert exprime parfaitement cette idée en proposant aux bibliothécaires de « ... rencontrer les non-lecteurs sur leur terrain de vie et non sur le territoire d'une bibliothèque qu'ils n'ont guère de raisons de fréquenter sur les bases actuelles... La bibliothèque doit choisir d'agir avec les gens, non leur demander d'agir avec elle (extrait du n° 53 de la revue Les actes de lecture, mars 1996)
    • » Unir nos compétences et nos forces avec d'autres partenaires Les bibliothécaires ne sont pas toujours les mieux placés pour promouvoir le livre et l'écrit. Par contre, des relais, disponibles sur place, intégrés dans le fonctionnement d'une structure comme Point d'Eau, peuvent être plus aptes à saisir au bond une demande à peine esquissée, à proposer une lecture au fil d'une discussion. L'équipe des bénévoles, en particulier le bénévole responsable du suivi de l'activité bibliothèque, est le point d'appui essentiel, le maillon-charnière de la collaboration. Cheminons avec ces relais (les bénévoles et les professionnels de Point d'Eau) pour qu'ensuite ils cheminent avec les « lecteurs éloignés des bibliothèques.
    • » Ouvrir le lieu et ses utilisateurs sur la réalité sociale
    • Les activités proposées à Point d'Eau, tout en permettant aux usagers d'agrémenter les temps d'attente, sont des supports à la relation avec les personnes accueillies : elles ouvrent sur d'autres réalités que celles de la rue et de l'exclusion ; elles permettent de recréer des liens avec la vie publique. L'activité bibliothèque s'intègre dans cette logique d'accueil, d'écoute, de médiation ; elle n'est pas une fin en soi.

    « Il ne s'agit pas de devenir l'annexe SDF des bibliothèques municipales mais bien d'être une passerelle vers elles » comme le dit Catherine Virone, responsable de Point d'Eau, dans son rapport d'activité 1997.

    L'offre documentaire : quels livres ? quel fonctionnement ?

    Du don au partenariat

    Pour arriver à un fonctionnement satisfaisant pour tous les partenaires (offre de qualité, respect des ouvrages prêtés, intégration du livre dans le fonctionnement quotidien de la structure), les étapes à franchir ont été (et seront encore) nombreuses.

    Un espace pour livres et revues existait à Point d'Eau bien avant notre arrivée : dons divers de particuliers (intervenant ou non dans l'association), dons d'établissements scolaires ou paroissiaux. Le fonds ainsi constitué comportait inévitablement de nombreux livres en mauvais état, bon nombre de classiques, de romans pour enfants, de livres reliés en tous genres, souvent peu attrayants.

    Notre première approche s'est inscrite dans un registre peu éloigné. En effet, dans une première phase, furent apportés des livres et revues retirés de nos collections : même si ces documents étaient en bon état, nous étions nous aussi dans le registre du don, du rebut... image d'un lecteur potentiel peu soigneux, faible lecteur, voire même illettré. Dans une deuxième phase, furent apportés des livres issus des collections vivantes de la bibliothèque. Mais nous étions dans le registre de la méfiance (les livres apportés n'étaient pas laissés en dépôt : ils allaient et venaient avec les biblio-thécaires) et de l'image toute faite(seuls étaient proposés des livresfaciles, bandes dessinées en parti-culier).

    Puis, vint le temps de la confiance (naïve ?) : livres proposés de tous niveaux et de qualité, livres déposés en libre accès, cahier répertoriant les demandes individuelles, prêt organisé par un bénévole (avec fiches et enregistrement des prêts). Ceci semblait plus conforme à notre vision de la lecture mais n'était que transposition du fonctionnement habituel d'une BM, incompatible avec le mode de vie des accueillis (précarité et mobilité s'accommodent peu de notions telles que durée de prêt ou réservation), incompatible aussi avec l'esprit de Point d'Eau qui respecte l'anonymat (quand il est souhaité par la personne accueillie).

    Avec l'apport de la subvention du CNL, la pratique a encore évoluée : livres achetés spécifiquement (ne visant pas une illusoire couverture des multiples besoins), en libre accès, avec information sur l'origine des livres (signet apposé sur la couverture), avec consultation sur place, avec incitation à la fréquentation des BM pour les demandes non satisfaites sur place ; ce fonctionnement respecte davantage les spécificités du lieu, en conciliant service sur place de qualité et volonté d'ouverture vers les équipements du réseau.

    Faut-il ajuster l'offre en fonction de ce que l'on imagine être la demande ?

    « À ajuster les fonds en fonction de ce qu'ils imaginent être la demande... les bibliothécaires risqueraient de se retrouver les passeurs d'une culture à deux vitesses, les usagers peu nantis étant assignés à quelques titres passe-partout, tandis que seuls les lecteurs « légitimes » auraient droit à une vraie possibilité de choix. »

    « On perpétuerait là une vieille tendance historique, qui a longtemps réservé aux seuls nantis le droit à la singularisation, à la différenciation, à être considérés un par un, tandis que les loisirs des pauvres étaient traités " à la grosse ", sur un mode collectif, homogénéisant... »

    Ces propos, tenus par Michèle Petit lors d'une conférence donnée à Grenoble le 12 mars 1998, rappellent avec force qu'il faut nous méfier des images toutes faites et des clivages simplistes. Si les lecteurs rencontrés à Point d'Eau sont indéniablement éloignés de nos bibliothèques, gardons-nous d'assimiler sans-abri et illettré...

    Le métier de bibliothécaire dans le champ social

    La pratique habituelle de métier de bibliothécaire ne conduit pas vers les exclus de la lecture et de la culture, et encore moins vers des personnes sans abri. Aller dans une boutique Solidarité avec comme seul atout un lot de livres sous le bras n'est pas démarche facile. Là, il n'y a pas de murs de livres protecteurs, pas de banques de prêt où se réfugier, pas d'identification d'un rôle professionnel. On est plutôt perçu comme bénéficiant d'un travail tranquille et l'on se retrouve souvent bien maladroit. Quand la dureté de la vie et l'exclusion sont là, les livres paraissent tout à la fois irremplaçables et dérisoires : irremplaçables pour provoquer un échange spontané ou apporter un espace de liberté, dérisoires par rapport à des situations dramatiques.

    L'implication personnelle est indispensable. Il faut accepter de perdre ses repères, de s'exposer avec parfois l'impression de faire fi de principes chers au coeur des professionnels de la lecture publique... Est-ce renoncer aux exigences professionnelles que de continuer la collaboration, même si des livres sont volés ? Est-ce renoncer aux exigences professionnelles que de prononcer des discours nuancés par rapport aux dons de livres dans le but de ne pas décourager la bonne volonté de bénévoles apportant des livres inadaptés selon nos critères ?

    Ce travail s'élabore avec des partenaires pour qui la lecture n'est pas la priorité ; il convient donc de trouver des modes de fonctionnement alliant nos propres exigences professionnelles et les spécificités des partenaires, en écoutant, en dialoguant, pour inventer de nouvelles formes de diffusion de la lecture. Il convient avant tout de rester chacun sur son terrain : le travailleur social aborde la collaboration en partant de l'individu ; le bibliothécaire situe son action dans le champ de l'offre culturelle.

    D'aucuns diront que l'on est alors à la frange du métier. Je dirais que l'on est à son épicentre, là où les enjeux sont de taille, là où il faut confronter ses certitudes professionnelles aux logiques d'autres professionnels, là où le champ de la culture ne respire pas en vase clos mais s'ouvre à la vie.