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Les bibliothécaires au coeur des évolutions professionnelles

1998
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    Les bibliothécaires au coeur des évolutions professionnelles

    Par Bertrand Calenge, dir Institut de Formation des Bibliothécaires

    La situation de l'Institut de Formation des Bibliothécaires (IFB), permet d'avoir un double regard : sur les bibliothécaires, corps récent dans les personnels d'État, dont l'IFB assure la formation initiale ; sur l'ensemble des personnels de bibliothèques, par les formations continues que l'IFB organise depuis près de six ans.

    Les bibliothécaires étant un nouveau corps d'État en 1992 et représentant un cadre d'emploi territorial rénové en 1991, il fallait construire une nouvelle formation initiale. Imaginer cette formation revenait à projeter la place de ce corps dans les établissements, et à en définir les compétences souhaitables. Cette définition s'est opérée par petites touches, avec allers et retours, affinements successifs, compte tenu des aléas de recrutement depuis cinq ans : 4 années de concours internes exceptionnels pour l'Etat, et 4 autres pour la Ville de Paris (et à des dates différentes !), un unique concours externe en 1993, des arrivées dispersées de bibliothécaires territoriaux à l'occasion d'une première convention avec le CNFPT, et le premier concours d'État « régulier » en 1996 seulement ! Dans ces conditions, difficile de finaliser rapidement la formation initiale ! Cependant, les objectifs de compétence initialement retenus ont été poursuivis.

    Au printemps 1997, l'IFB a lancé une enquête auprès des bibliothécaires d'État passés dans ses murs ; cette enquête s'intéressait aux retombées de la formation, mais aussi et surtout à l'évolution des tâches et responsabilités, et au sentiment identitaire des bibliothécaires, tout en sollicitant par ailleurs l'avis des directeurs d'établissements sur ces points. Le bilan de cette enquête a permis de préciser les objectifs et modalités de la formation initiale des biblitohécaires, débattus au cours d'une journée d'étude qui s'est déroulée le 21 avril 1998, sous la présidence de monsieur Denis Pallier, Inspecteur général des bibliothèques.

    Sans reprendre tous les éléments de ce travail d'enquête (dont les conclusions sont parues dans le Bulletin des bibliothèques de France, n° 6, 1997), je voudrais m'en inspirer pour évoquer quelques évolutions des métiers et fonctions, à propos bien sûr des bibliothécaires d'État (des points de repère seront peut-être transférables aux bibliothécaires territoriaux), mais aussi sans doute plus largement à propos des personnels de bibliothèque en général.

    Une évolution des tâches et fonctions...

    À l'examen des activités des bibliothécaires d'État, il apparaît que le travail principal tourne toujours autour de la gestion des fonds documentaires et de l'activité de service au public. Mais ces tâches traditionnelles sont de plus en plus revisitées...

    • * Il y a un changement net dans l'angle d'approche de ces activités : la cohérence du catalogue prévaut sur la stricte activité de catalogage, l'exigence d'un accueil de qualité anime les contraintes de permanence au public, etc. Les tâches techniques routinières exigent du sens.
    • » De nouvelles fonctions apparaissent, plus transversales, moins hiérarchiques : coordinateur de la base bibliographique, correspondant formation pour le personnel, coordinateur de la politique documentaire, responsable de l'accueil, organisateur de la formation des usagers en bibliothèque universitaire, etc.
    • ø Enfin, la très grande majorité de ces activités est aujourd'hui accompagnée par l'informatique, à tous les niveaux et particulièrement dans les bibliothèques de l'enseignement supérieur : la « bibliographie informatisée est en plein essor, les outils en réseau (cédéroms, intranet...) sont constitués chaque jour par les bibliothécaires : 26,5 % des bibliothécaires sondés ont peu ou prou des responsabilités ou activités en lien direct avec l'informatique.

    dans une bibliothèque vécue collectivement

    Ces tâches sont de moins en moins vécues solitairement. Dans leurs activités, les bibliothécaires sont étroitement associés aux évolutions collectives des établissements.

    • * La polyvalence des tâches est une caractéristique des emplois du temps des bibliothécaires. Tout bibliothécaire assure au moins 3 fonctions tournées vers la gestion des fonds, la valorisation, la formation des usagers ou le traitement de dossiers... et, compte tenu des charges de travail, ces tâches multiples ne sont pas toujours complémentaires. Cette polyvalence va de pair avec une collectivisation des fonctions : de plus en plus les travaux réalisés sont le fait d'équipes ; et le bibliothécaire délimitant son territoire d'expertise est de moins en moins fréquent... et de moins en moins légitime. Beaucoup de tâches s'effectuent au croisement d'une autorité hiérarchique (traditionnelle) et de coordinations transversales (nouvelles) : par exemple le gestionnaire d'un fonds de BU rend compte à son chef de section, mais négocie également avec le responsable de la politique documentaire et avec le service des achats. D'où un accroissement des responsabilités effectives, par accroissement des logiques transversales, sans diminution pour autant de la masse de travail pour les bibliothécaires.
    • * On constate également une « porosité » accrue des frontières entre la bibliothèque et son environnement. La bibliothèque n'est plus le champ clos exclusif des personnels dits de bibliothèque. Dans les établissements se multiplient les agents aux statuts divers, du vacataire à l'informaticien en passant par les PRAG : ces agents n'ont pas de fonction distincte (le personnel administratif est depuis longtemps présent dans les bibliothèques), mais ils oeuvrent directement dans le cadre bibliothéconomique. D'où l'accroissement très grand des fonctions de formation du personnel et d'encadrement de celui-ci : 75 % des bibliothécaires encadrent plus de 2 personnes, et jusqu'à 18 ! On assiste à une explosion de compétences multiples associées hors du champ traditionnel des bibliothèques : informaticiens, pédagogues, etc.
    • * Polyvalence, collectivisation, ouverture des établissements contribuent aussi à faire évoluer les carrières des agents. La logique à l'oeuvre aujourd'hui est moins de se construire sa niche écologique dans un établissement que de muter ou changer de service, moins de se perfectionner sur place par « osmose que d'éprouver son talent à de nouvelles situations : 20 % des bibliothécaires sondés ont fait une demande de mutation sur les dernières années... Certes, les situations personnelles ne sont pas étrangères à ces demandes, mais n'oublions pas que la plupart des personnes sondées avaient pu devenir bibliothécaires sans changer d'établissement : il y a donc bien là pour partie une mobilité volontaire.

    Trouver sa place, construire son créneau

    Avant d'évoquer les doutes et les incertitudes, je voudrais exposer les atouts que l'on devine chez les bibliothécaires, les points forts qu'eux-mêmes cherchent à valoriser (comme on le voit par ailleurs avec les demandes exprimées vis-à-vis des programmes de formation continue). Trois axes principaux méritent d'être signalés...

    • Une recherche de compétence vers une forme de " management très active, associant conduite de projet, négociation, gestion de conflits. Cette orientation est intéressante à deux titres : elle relève d'une logique dynamique, distincte des formes hiérarchiques du commandement ou des aspects administratifs de la gestion ; elle place d'emblée le management (intermédiaire ?) dans une logique collective, associant de multiples acteurs, dans un état d'esprit tourné vers le "travailler-ensemble » (personnels et partenaires). Cette affirmation-demande est peut-être un premier pas vers une bibliothèque qui ne soit pas l'addition de compétences personnelles, mais un établissement favorisant l'intelligence collective : la « bibliothèque apprenante ».
    • » Il existe une demande intense d'une formation à la médiation au sens large : être des formateurs, des « accueilleurs des bibliothécaires de référence attentifs, etc. On sent une très haute exigence dans cette intermédiation entre des savoirs de plus en plus complexes et des publics de plus en plus variés et demandeurs. J'y retrouve le sentiment affirmé que les bibliothécaires doivent s'intéresser plus à la connaissance (de la part de leurs publics) qu'à l'information (au sens objectivé et manipulable), pour reprendre l'éclairante analyse d'Anne Kupiec (BBF, n° 2, 1998).
    • * La construction d'outils semble être un souci récurrent. Cela tient sans doute à un désir d'appropriation des moyens informatiques, non dans la perspective de devenir des experts techniques (il n'y a pas de désir de devenir informaticien) mais dans la perspective de projets bibliothéconomiques précis : organiser un OPAC, établir des bibliographies de sites Internet, construire des tableaux de bord de la politique d'acquisition, etc. La formation est confrontée à cette très vive demande d'outils, qui pour la plupart restent encore à construire.

    Je livre ces 3 axes, en vous laissant le soin de juger si ce sont des besoins ou nécessités qui touchent tous les personnels de bibliothèques, ou si ce sont pour les bibliothécaires, nouveau corps, un créneau ouvert de légitimité, ce qui prouverait que dans ces domaines des créneaux sont aujourd'hui peu ou mal occupés...

    Des ambiguïtés aujourd'hui, des incertitudes demain

    Les mutations décrites ne vont pas sans difficultés. Je voudrais aborder trois réflexions ou interrogations pour lesquelles je n'ai pas de réponse définitive et qui méritent sans doute discussion.

    • * Commençons par les bibliothécaires eux-mêmes, ici bibliothécaires d'État je le rappelle. L'enquête conduite auprès d'eux a révélé un malaise général, non quant aux fonctions exercées mais quant à l'identité des bibliothécaires dans les établissements : « sous-conservateurs », « statut bâtard sont des expressions récurrentes lorsqu'il s'agit pour les bibliothécaires de qualifier leur statut. Et, apparemment, le malaise ne naît pas de l'attitude des directeurs qui, unanimement, insistent sur le rôle essentiel des bibliothécaires en tant qu'interfaces entre l'encadrement supérieur et le reste du personnel. N'y a-t-il pas lieu de s'interroger ?
      • Pour que les bibliothécaires trouvent leur place dans la bibliothèque, il est nécessaire par ailleurs que soit précisée la place à venir des conservateurs ! La juxtaposition de deux corps de catégorie A nuit évidemment au corps qui est le moins bien placé dans la hiérarchie et qui n'a pas la légitimité de l'antériorité.
      • Reconnaître aux bibliothécaires un rôle d'interface peut signifier parfois qu'ils représentent une certaine souplesse entre des fonctions ou des agents moins ouverts au changement : faire évoluer les choses n'est pas simple, et encore moins quand on n'exerce pas des fonctions de direction ; l'interface active se voit dans ce cas entre le marteau et l'enclume...
      • Il existe un réel problème d'inadéquation des emplois existants ou créés, en termes de statuts comme de nombre, par rapport à la masse des travaux et à leur nature : les établissements s'organisent en fonction d'un nombre de personnes plus qu'avec des compétences particulières et parent au plus pressé, ce qui introduit des confusions dans l'identité professionnelle. Devant cette pénurie, facteur de désorganisation, il existe une tendance forte à reproduire la trilogie traditionnelle des catégories A, B et C : bibliothécaires, bibliothécaires-adjoints et bibliothécaires-adjoints spécialisés sont ainsi regroupés, non tant dans les responsabilités octroyées que dans le regard porté sur eux.
    • » La pénurie des moyens humains, la polyvalence, la collectivisation des fonctions entraînent un amoindrissement relatif des spécialisations. On veut des généralistes (plus au sens d'une adaptation permanente que d'un métier construit) et en même temps on regrette le faible nombre de spécialistes. Cela entraîne un fréquent sentiment d'inachèvement dans les tâches entreprises, d'autant plus mal vécu que les outils techniques exigent rigueur et complétude, et que les publics sont de plus en plus exigeants. La situation professionnelle fréquente du bibliothécaire n'est pas tant celle d'un généraliste que d'un agent responsable de projets différents qui se succèdent au long des mois, sans qu'aucun d'eux puisse être mené jusqu'au bout. Cela est révélateur d'un double problème actuel :
      • Aujourd'hui, les bibliothèques cherchent leur sens : les outils comme les objectifs évoluent rapidement d'où une réelle difficulté, à préciser les fonctions de chacun dans des objectifs à long terme. C'est aussi valable dans les bibliothèques territoriales, où j'ai des exemples de profils de recrutement de bibliothécaires ne correspondant pas à la réalité des tâches attribuées. Ce flou dans la définition professionnelle ouvre des voies à l'initiative personnelle, mais ne facilite pas la construction d'une identité professionnelle.
      • Il semble y avoir une difficulté pour les personnels de bibliothèque à accepter dans les bibliothèques des agents ne relevant pas de leurs statuts : or, les informaticiens, enseignants, contractuels, etc. se multiplient aujourd'hui dans les établissements. On se trouve donc devant une importante question : quelles sont les tâches bibliothéconomiques (au sens large) pour lesquelles des professionnels des bibliothèques sont indispensables ? En outre, les revendications professionnelles s'attachent au lieu physique de la bibliothèque : quel est le champ de la légitimité professionnelle des bibliothécaires en dehors de ces murs, sur le terrain de la collectivité ?
    • 0Enfin, il reste une question essentielle, liée à l'identification professionnelle d'un jeune bibliothécaire. Qu'est-ce qu'un bibliothécaire, au sens générique, aujourd'hui et demain ? Je n'ai pas de réponse définitive, mais je voudrais signaler notre interrogation à l'IFB, dans le cadre de la formation initiale des bibliothécaires stagiaires. Tout et tous nous encouragent à développer une culture professionnelle assise sur les nouveaux outils techniques, sur la médiation, sur la bibliographie multisupports et électronique, etc. Mais en même temps les jeunes bibliothécaires se plaignent du manque de repères communs avec leurs collègues plus anciens, dont la légitimité est assise sur l'histoire du livre, la connaissance des bibliographies imprimées, la maîtrise des normes de catalogage, etc.

    On dira qu'il « suffit » de transmettre cette double culture. Outre le fait que les durées réglementaires de formation ne le permettraient pas, la réponse est-elle si simple ? Le problème n'est pas réduit à des nouveaux contenus à maîtriser (par exemple l'informatique) : il renvoie surtout à des références professionnelles différentes, faites pour l'une de stabilité, de connaissances affirmées et de continuité ; pour l'autre de mobilité, de médiation, de plasticité.

    Nous sommes aujourd'hui au coeur d'une échéance : la profession de bibliothécaire change, très très vite. Or tous les bibliothécaires ne changent pas au même rythme et les bibliothèques doivent envers et contre tout assurer des missions diverses. C'est dans ce contexte inscrit entre deux mondes qu'il faut penser, de façon volontariste, les métiers que nous voulons identifier et construire. Avant d'être acteurs du changement, les bibliothécaires doivent être acteurs de leur propre changement.