Index des revues

  • Index des revues
    ⇓  Autres articles dans la même rubrique  ⇓

    Culture sans passeports

    Les enjeux de la bibliothèque de la Maison de la culture du Japon

    Par Etsuko Morimura, Conservateur en chef Bibliothèque de la Maison de la culture du Japon, à Paris
    Quelle est la raison d'être de la bibliothèque au sein de la Maison de la culture du Japon à Paris ? A quoi doit-elle servir ? A faire connaître le kabuki et le nô au public français ? À lui présenter le Japon traditionnel plein de charmes ? Ou à lui procurer des informations sur les nouvelles technologies ? Ou à l'aider à déchiffrer l'énigme du succès des entreprises japonaises ?

    L'idée de la construction de la Maison de la culture du Japon est née en 1982 de l'initiative conjointe du président de la République française, François Mitterrand, et du premier ministre japonais, Zenkô Suzuki. Dix ans plus tard, grâce à la collaboration des comités de parrainage de ces deux pays, les travaux de construction ont débuté sur un terrain de la Ville de Paris qui fait l'objet d'un bail emphytéotique. C'est la Fondation du Japon, organisme public japonais placé sous l'autorité du ministère des Affaires étrangères, qui eut la charge de mener la construction et d'organiser la gestion et les activités de la Maison. Fruit d'une collaboration franco-japonaise du secteur public d'une part, et du secteur privé de l'autre, la Maison est destinée à tous ceux qui s'intéressent au Japon et souhaitent approfondir leur connaissance de la culture japonaise et de son environnement. Son but est de créer un lieu de rencontres, de débats et de manifestations, et de constituer ainsi une véritable interface qui permette la mise en contact direct des circuits de coopération internationale.

    Sa belle architecture transparente aux reflets de jade qui miroitent dans la Seine abrite, sur toute l'étendue lumineuse de son troisième étage, la Bibliothèque et l'Espace audiovisuel situé en mezzanine. Pour répondre à sa vocation de carrefour culturel, la bibliothèque propose un fonds d'une grande diversité qui permet d'explorer de nombreux aspects du Japon dans ses formes traditionnelles et d'actualité : art, religion, économie, histoire, littérature, etc. Le fonds se compose de livres, de journaux et revues en français, anglais et japonais. Notre Espace audiovisuel complète cette documentation en offrant une sélection de CD, de cassettes vidéo et de Cédéroms, tous consultables sur place. La bibliothèque, ouverte à tous les publics s'intéressant au Japon, veut répondre aux demandes d'un large éventail de lecteurs, allant du débutant qui ne connaît pas le Japon et ne lit pas le japonais, jus-qu'au chercheur de haut niveau.

    Sa mission, comme celle de toutes les autres bibliothèques, s'articule autour de deux points essentiels : le contenu de ses fonds et le service de communication qu'elle propose.

    Voici quelques détails concernant les conditions dans lesquelles a été fait le choix de ce fonds. Il y a tout juste deux ans, lorsqu'on m'a confié la mission de créer de toutes pièces notre future bibliothèque, je me suis trouvée seule devant une immense tâche : il fallait en effet définir et mettre en oeuvre une institution répondant, dans des domaines très diversifiés, aux besoins d'un présent proche et d'un avenir lointain en matière d'études et d'informations. J'avais derrière moi quelques années d'expérience professionnelle. Mais devant moi se déployait une étendue dont je n'apercevais pas l'horizon, où l'imagination même se perdait. Ce vaste vide deviendrait-il un jour le lieu de rencontre où plusieurs cultures pourraient échanger leurs connaissances, partager l'acquis de leur art et de leur art de vivre ? Viendrait-il s'y mêler de mille manières imprévisibles - là où auparavant nos cultures se côtoyaient sans vraiment se connaître - des influences de nos traditions et de notre actualité, susceptibles d'engendrer à leur tour de nouvelles cultures ?

    De par ma vocation de bibliothécaire, j'étais désireuse de créer un instrument d'information aussi riche que possible, propice à la connaissance réciproque des Européens et des Asiatiques ; j'éprouvais aussi le désir d'aménager un lieu permettant d'accueillir de futurs amis du Japon. Avec les encouragements de collègues et d'amis en France, au Japon, aux États-Unis, en Angle-terre, je me suis donc attelée à la tâche. Si le critère de base qui a ensuite guidé mon choix - créer un fonds attirant qui ferait découvrir le Japon actuel, autrement dit le Japon aujourd'hui - était clair dès le départ, d'emblée ont surgi de nombreux problèmes assez épineux. D'abord, sur le plan pratique, notre bureau parisien n'était équipé ni d'ordinateurs, ni du matériel nécessaire pour dresser les listes des ouvrages. En outre, la nécessité d'établir simultanément des fonds en trois langues différentes impliquait un certain nombre de contraintes contradictoires. Ainsi, le ministère des Affaires étrangères japonais souhaitait ceci dans un lieu de Paris fréquenté surtout par des Français, créer un fonds composé en majorité d'ouvrages en langue japonaise. Une politique d'acquisition a été provisoirement définie en fonction de cet objectif. En ce qui concerne le fonds japonais, mes collègues de la Bibliothèque de la Diète à Tôkyô ont eu l'obligeance de m'aider constamment de leurs conseils. Pour le fonds anglais, je disposais de la série des ouvrages bibliographiques compilés par la Bibliothèque de la Maison internationale de Tôkyô. Notons que ses compilations représentent pour moi le modèle même du travail consciencieux et fiable sur lequel l'on peut compter sans hésiter. Pour le fonds français, de par mon expérience professionnelle je savais bien qu'il était assez limité. Le problème essentiel était donc : comment acquérir les ouvrages épuisés ? Sans entrer dans les détails, il faut savoir que cette partie de la tâche a nécessité des qualités qui s'apparentent plus à celles d'un détective que d'un bibliothécaire.

    Des fonds variés à réunir

    L'ensemble de ce travail de réunion des fonds peut être défini comme un véritable combat solitaire, enclenché de façon hasardeuse, et qui a progressé avec lenteur. L'établissement des listes s'est fait de manière très artisanale : il a fallu d'abord photocopier page après page toutes les listes bibliographiques, puis découper les notices, les coller sur d'autres feuilles, et enfin les rephotocopier. Le catalogue de l'ensemble du fonds réparti aujourd'hui sur les rayonnages de notre bibliothèque a été compilé de cette manière. Pendant les mois occupés sans la moindre garantie à ce travail méticuleux, l'horizon, qui semblait reculer indéfiniment, était de surcroît assombri par le brouillard. En effet, aux problèmes d'acquisition du fonds - alors que les prestigieuses bibliothèques françaises se heurtent plutôt à des problèmes de conservation - venait s'adjoindre le fait que l'on ignorait pratiquement qui seraient les futurs utilisateurs. Bref, dans son processus de création, notre bibliothèque est véritablement partie de rien, sans savoir vraiment à qui elle s'adresserait. Et nous avions conscience du risque encouru : du choix même des ouvrages allait dépendre le nombre plus ou moins élevé de nos futurs lecteurs. D'où un certain nombre de doutes : comment une seule personne était-elle en mesure de réunir une collection destinée à être consultée par des milliers d'utilisateurs ? Qui pourrait en être satisfait ? En quoi cette collection serait-elle différente des fonds japonais des bibliothèques universitaires ?

    Une chose est sûre : la vocation de notre bibliothèque diffère de celle d'une bibliothèque universitaire par sa plus grande diversité de choix, un choix effectué, en toute liberté, par les bibliothécaires eux-mêmes. Notre principe est le suivant : si ce choix s'appuie sur une vision pertinente de la culture, la bibliothèque prend alors sa véritable fonction. Par exemple nous n'excluons pas les « mangas » (bandes dessinées) qui présentent un intérêt artistique, intellectuel, sociologique ; en revanche, nous nous refusons à inclure dans notre fonds des publications médiocres. Car notre bibliothèque ne doit pas être un lieu anodin, réceptacle de n'importe quelle dérive culturelle. Elle est conçue au contraire comme un endroit favorisant, à travers des lectures et des exercices intellectuels approfondis, le développement des facultés humaines dans toute leur acuité, ainsi que l'épanouissement de la vie.

    Communication

    Passons au second élément essentiel au fonctionnement de la bibliothèque : le service de communication. Comme on le sait, un pas a été franchi il y a quelques années avec la suppression progressive des fichiers traditionnels et l'informatisation des notices bibliographiques, qui ont induit un changement spectaculaire dans le classement de toutes les bibliothèques. Dans notre cas, ce progrès n'a fait qu'ajouter des difficultés sur le plan du catalogage : on peut imaginer sa complexité quand il doit être effectué en trois langues, et en trois écritures entièrement différentes ! Une des singularités de notre langue est en effet l'utilisation simultanée des caractères chinois dits « kanji » et des caractères japonais dérivés des kanji : les « hirakana » et « katakana ». En outre, il fallait également prévoir leur transcription en caractères latins pour les utilisateurs non japonais. Un programme spécial a été inventé et développé en collaboration par trois entreprises : les sociétés Bull et Ever en France, la société NEC au Japon. Ces échanges technologiques et culturels entre nos deux pays ont d'ores et déjà donné naissance à un système appelé DORIS (dérivatif de LORIS) et à un logiciel inventé aux Etats-Unis : « Twin bridge qui a été personnalisé pour pouvoir fonctionner sur DORIS. Le résultat est que les caractères latins et japonais peuvent s'afficher sur le même écran. Grâce à cette collaboration fructueuse, les utilisateurs choisissent la langue la plus facile à utiliser pour eux, et tapent simplement les mots-clés en transcription alphabétique. En dernier recours, pour les problèmes de langue restés insolubles, ils peuvent évidemment s'adresser aux bibliothécaires. Ceux-ci sont toujours disponibles pour guider les utilisateurs à la recherche d'informations, les aider à trouver les documents et déchiffrer ceux qui sans cela demeureraient inaccessibles.

    Vers l'an 2000

    Le changement le plus radical qui attend les « bibliothèques de l'an 2000 " est l'accès à distance et la numérisation des documents. Nous ne sommes pas hostiles à ce changement total du concept de bibliothèque : il sera possible, sans être obligé de se déplacer, d'accéder sur Internet à notre catalogue d'ouvrages et de supports audiovisuels. D'ailleurs, le cédérom a déjà permis, en France, de faire une recherche sur le catalogue national de la Bibliothèque de la Diète, dit J-BISC. Et même Japan-Marc peut être accessible en direct et en temps réel via Internet. L'accès à distance permet également d'atteindre en direct les réseaux de NACSIS, base de données regroupant plusieurs services universitaires du Japon. Quant à la numérisation de fonds anciens importants, certaines bibliothèques japonaises ont entrepris cette tâche depuis quelques années et les documents numérisés seront disponibles prochainement sur Internet.

    Tout en reconnaissant l'utilité de l'accès à distance, c'est-à-dire en quelque sorte d'une bibliothèque virtuelle, la bibliothèque du centre culturel se doit de rester le lieu non seulement d'un apprentissage mutuel, mais d'une véritable réciprocité. C'est le cas par exemple des formes classiques du théâtre japonais (nô ou kabuki) et des traditions du jeu d'acteur, susceptibles de devenir source d'inspiration pour un metteur en scène européen (on songe à Peter Brook ou à Bob Wilson) : celui-ci peut se réapproprier à sa manière certains éléments « japonais » qui formeront la matière d'une création totalement nouvelle. Parfois, cette vision des choses ira plus loin que ce que nous connaissions nous comme étant le théâtre japonais, mais dans la mesure où elle se basera sur une pratique intellectuelle et artistique, elle pourra être appréciée en tant que témoignage de la renaissance d'une culture. C'est là que se situe, pour nous, la réciprocité culturelle.

    À présent que la bibliothèque est ouverte, nous avons pu enfin nous former une image plus concrète de nos utilisateurs : au cours des premiers trois mois qui ont suivi l'ouverture, 10 000 personnes, dont 70 % de non-japonais, sont venus consulter notre fonds. Parmi eux : des chercheurs, des étudiants, des hommes d'affaires, des journalistes, des artistes, des japonophiles de toutes sortes ; chacun essaie de puiser ici ce qui nourrira sa curiosité. Paris étant une métropole pluriculturelle, il s'y trouve évidemment de nombreux utilisateurs de diverses nationalités. Après un séjour dans la capitale pour étude ou affaires, ils rentreront dans leur pays. Qui dit qu'ils ne deviendront pas plus tard - comme cela fut le cas pour Léopold Senghor - des personnages importants amenés à diriger leur pays ? Voilà pourquoi la mission de la bibliothèque ne se limite pas à la diffusion des cultures sur place : elle doit favoriser des rencontres fécondes permettant de faire naître de nouvelles cultures. Celles-ci donneront à leur tour aux générations suivantes un enracinement qui sera comme l'héritage de leur nouveau patrimoine culturel.

    Pareille à l'eau, essentielle à l'existence humaine, l'information est l'élément vital pour ce réservoir de connaissances et de documentation que constitue la bibliothèque. Ses sources sont comparables à des canaux invisibles » qui alimentent, nourrissent, relient de nombreuses cultures en revivifiant leurs réseaux souterrains.

    L'activité des bibliothèques répandra dans le monde entier ces " canaux invisibles qui engendrent de nouvelles entités culturelles, d'autres terrains enrichis par des influences subtiles et néanmoins dynamiques. Grâce à l'accès à distance aux documents, grâce aussi aux contacts directs de personnes, les bibliothèques du XXIe siècle faciliteront, au-delà des nationalités, le passage pluri-directionnel. À ce titre, elles auront pour rôle de révéler ce qui fait la singularité des êtres et de leurs cultures, tout en mettant au jour le fond d'humanité qui les réunit.

    Vignette de l'image.Illustration
    Maison de la culture du Japon, bibliothèque