Index des revues

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    Qu'est-ce que les bibliothèques de rue ?

    Par Françoise Alptuna

    UN après-midi d'été dans une cité surpeuplée de la banlieue Nord de Marseille ; une nuée d'enfants, la plupart pieds nus ; des cris de joie, des mains qui m'entraînent ; on s'asseoit par terre et on sort une dizaine d'albums pour enfants ; Jes plus petits se serrent autour de moi et écoutent l'histoire que je leur lis ; je distribue des livres aux plus grands. Certains de dix ans et plus ne savent pas lire, d'autres buttent sur les mots : nous voilà en pleine « bibliothèque de rue ». Aussitôt la lecture terminée - et même souvent pendant -, les questions fusent : « - Dis, pourquoi Cendrillon n'a pas de chaussures ici ? » ou « Relis-la moi encore », puis « Et toi, qu'est-ce que tu fais, où tu vas après ? » Les plus grands parfois lisent aux plus jeunes : c'est le partage du savoir dans la rue : partage avec quelques adultes aussi (des mamans qui tiennent leur dernier-né dans les bras), partage principalement entre les « animateurs et ces enfants qui sont les plus pauvres, les plus exclus de notre société puisque même le savoir leur est refusé ; ce sont les enfants sous-prolétaires ou les enfants du Quart-Monde.

    Fiche d'identité du Quart-Monde

    Le Quart-Monde est la couche de population sous-prolétaire, urbaine et rurale, située au pied de l'échelle sociale, dans tous les pays quelle que soit leur forme de société. Bien que l'évaluation de cette population n'ait encore été décidée dans aucun pays, on estime qu'approximativement 10 millions de personnes en Europe Occidentale appartiennent au Quart-Monde, dont plus de deux millions en France. Il s'agit essentiellement de familles, Ces deux millions de personnes comprennent une majorité de familles françaises. Le Quart-Monde, « peuple du courage », rassemblé aujourd'hui dans le Mouvement A. T. D.-Quart-Monde (1) retrouve le sens de son histoire, se bat pour détruire la misère de l'ignorance et bâtit le moyen de sa représentation.

    Mais pourquoi ces enfants ont-ils tant de mal à apprendre ?

    Nous nous rendons quotidiennement compte que les enfants du Quart-Monde ne peuvent pas profiter de l'instruction qui est dispensée par l'école. « Celle-ci ne les aide pas à comprendre ce qu'ils sont et ce qu'ils vivent, ni à le partager avec d'autres. En fait, bien souvent, ignorante du vécu du milieu, elle s'avère alors impuissante et désarmée. Les enfants du sous-prolétariat se trouvent dépaysés dans cet univers qui demande d'eux des normes de comportement auxquelles ils ne sont pas préparés. Le savoir qu'on y dispense recouvre une autre réalité de vie que la leur. On y emploie un langage qu'ils n'ont pas acquis, différent de celui parlé chez eux. Dans cette école faite pour ouvrir l'esprit, ils ne peuvent ni comprendre la vie des autres, ni exprimer la leur : situation bloquée sans possibilité d'invention ni d'acquisition » (2) .

    Et on comprend le mécanisme du cercle vicieux de la misère : l'échec scolaire engendrant le plus souvent l'échec professionnel puis le rejet par « notre » société de ceux qui ne feront que s'enfoncer davantage dans la « honte » d'une vie marquée par l'échec. Que de fois m'a-t-on en effet répété, en cet été 1979 : « Oh, non je ne peux pas mettre ce vêtement, ou aller à l'école tous les jours, ou accomplir cette démarche, j'ai honte ! »

    L'ignorance dont les familles du Quart-Monde sont accablées, parmi d'autres malheurs, ne nous permet cependant pas de faire un procès à l'école mais nous nous trouvons là face à un problème de société valable pour toute institution, malgré la meilleure bonne volonté de ses membres, ou en dépit d'elle : syndicats, partis politiques, écoles et même bibliothèques municipales en arrivent à exclure, d'une manière ou d'une autre, ceux pour lesquels ils devraient fonctionner : les plus pauvres. Et puis, au-delà de l'institution, c'est chacun de nous qui est concerné directement et qui réagit face à l'exclusion avec ses critères personnels.

    A l'école, celui qui est mal habillé, qui vient irrégulièrement, et qui redouble, finit non seulement par provoquer les moqueries de ses camarades mieux lotis, mais crée l'indifférence fataliste de certains maîtres ; il faudrait à ce sujet lire la vie inoubliable de cet enfant du Quart-Monde que narre J.-M. Defromont dans « La Boîte à Musique » (3) .

    De même, à la bibliothèque municipale, si la bibliothécaire n'y prête pas garde, son attitude peut provoquer chez l'enfant du Quart-Monde (qui fréquente d'ailleurs peu par lui-même cette institution) une certaine peur : il risquera en effet d'être intimidé par ce lieu culturel nouveau pour lui, et pour peu qu'il ne soit pas encouragé par de la bienveillance et de la compréhension, on ne l'y reverra plus.

    Cependant, quelques expériences communes ou complémentaires de bibliothèques de rues et de bibliothèques pour tous sont à noter, comme à Nancy (Bibliothèque de rue du quartier de la Californie) (4) . Ceci exige bien sûr de la part des bibliothécaires un effort d'attention pour les plus démunis ; il faut réajuster ses méthodes et ses choix, avec des priorités. Madame Geneviève Patte, fondatrice de la « Joie par les Livres évoque ce souci dans son livre « Laissez-les lire (Ed. Ouvrières). Elle pense qu'il faut avoir une écoute attentive du public afin de ne pas enfermer cette population dans son isolement. De la bonne volonté à leur égard ne suffit pas. Elle rejoint en cela les préoccupations des animateurs de bibliothèques- de rue. Les enfants du Quart-Monde apprendront plus volontiers dans un esprit de partage. (Il est à noter qu'une bibliothécaire rémunérée par la « Joie par les Livres » a travaillé avec le Mouvement A.T.D.-Quart-Monde une année dans un pivot culturel) (5) .

    Partager le savoir et rejeter la honte

    Avant tout, le mouvement A. T. D. -Quart-Monde, qui anime, entre autres, 75 bibliothèques de rue en France grâce à 330 alliés-animateurs (ceux-ci, tout en conservant leurs obligations professionnelles passent quelques heures dans la cité avec les enfants), s'attache à travers le livre, et au-delà du livre à transmettre et à développer un savoir. Reprenons la définition que donne du livre une permanente du mouvement (6) :

    « Il faut que le livre, symbole et recueil du savoir, soit présent dans le milieu de la cité, dans la rue, dans les familles, comme autant de chances qui restent offertes à l'enfant, à toutes les étapes de son développement - un livre présent, non de manière morte, passive, mais un livre qui vive, alourdi des découvertes de l'enfants, de son expérience, de sa relation avec son milieu, avec les autres - un livre qui lui permette l'expression de son rêve - un livre qui le projette vers d'autres découvertes, dans un monde qui s'élargit pour lui à sa vraie dimension, au-delà des quatre blocs de la cité. »

    On s'aperçoit donc que très vite cette lecture commune entre animateurs et enfants va déboucher sur des jeux, mimes, dessins, modelages, etc., activités permettant à chaque enfant de s'exprimer ; il va être mis en contact avec la culture ambiante grâce par exemple à la mise en valeur des ethnies différentes qui composent parfois les cités. Priorité sera toujours donnée aux plus démunis, aux plus rejetés, afin qu'ils puissent participer au partage, évoluer, créer, et tout en agissant, mieux se connaître eux-mêmes et mieux connaître les autres.

    Mais comment se crée une bibliothèque de rue ?

    Implantation de la bibliothèque

    Il faut d'abord repérer où se trouvent les plus pauvres dans nos villes, ce qui n'est pas toujours aussi simple qu'on peut le croire. A Paris, dans le 16earrondissement, il y a par exemple une bibliothèque de rue pour les enfants des familles les plus démunies de ce quartier chic. Un groupe d'alliés du Mouvement A.T.D.-Quart-Monde ou un volontaire arrivent sur place et s'installent soit dans une cage d'escalier de la cité, soit à proximité, dans la rue, munis de quelques livres les premières fois ; il est en effet essentiel que le livre soit respecté et aimé, donc l'abondance est inutile les premiers temps, et même après : de toutes façons les livres coûtent cher ! Et le mouvement achète de « beaux » livres pour avoir de belles images, de bons textes à montrer aux enfants.

    Tout en tissant des liens d'amitié avec les enfants, il faut également se faire reconnaître par les parents dont l'approbation est évidemment nécessaire : ces derniers pourront même participer à ce que vivent leurs enfants (d'une fenêtre, ou en passant faire leur courses) et ils seront fiers d'eux lorsqu'ils auront accompli quelque chose (un dessin, un objet, etc.). Il faut faire naître en eux l'espoir et le goût du savoir et pour cela, l'encouragement de chacun est indispensable. Pour ne pas les décevoir, le mouvement A.T.D. exige une régularité dans la présence et une continuité dans l'effort, ainsi qu'un minimum de formation de là part des animateurs. Etablir des liens sûrs et durables avec les mêmes personnes est un gage de sécurité pour les familles du Quart-Monde.

    Combien de personnes peuvent être touchées par ces bibliothèques de rue ? Il était question, plus haut, d'environ deux millions de sous-prolétaires en France. Mais seuls 3 300 enfants ainsi qu'un certain nombre de leurs parents pourront être atteints. Il reste donc encore beaucoup à faire !!

    Il est certain que les bibliothécaires de « Bibliothèques pour tous » ou de « la Joie par les Livres portent déjà ce souci d'atteindre un public d'enfants toujours plus vaste, et agissant dans cette direction. Ceci fait partie de leurs responsabilités professionnelles. Toutefois, coopérer à l'énorme tâche d'ouverture vers le Quart-Monde, à son écoute et au partage pourrait constituer une orientation spécifique de nos collègues. Il faut oser porter le même espoir que les familles du Quart-Monde en marche...

    Cet espoir, je l'ai senti à Marseille l'été 1979, dans la cité du Vieux Moulin ; c'est lui qui fut à l'origine de ce pari formidable lancé le 17 décembre 1977, dans la salle de la Mutualité à Paris, par les familles : « Que dans dix ans, il n'y ait plus un seul illettré dans nos cités, que tous aient un métier, que celui qui sait apprenne à celui qui ne sait pas. »

    1. 107, avenue du Général Leclerc - 95480 Pierrelaye - Tél. : 037.11.11 retour au texte

    2. Extrait du « Livre Blanc des Enfants du Quart-Monde, enfants de ce temps ». Ed. Science et Service, 122, avenue du Général Leclerc. Pierrelaye. retour au texte

    3. Ed. Science et Service. Adresse citée. retour au texte

    4. Voir l'article : « La Bibliothèque de rue de la « Californie », dans Lecture-Jeunesse. 4, sq. Vitruve - 75020 Paris - Juillet 1980, n° 15. retour au texte

    5. Un pivot culturel est tenu par des permanents engagés à pleins temps avec la population du Quart-Monde et ayant accepté une communauté de destin avec elle. En ce lieu, sont créées des pré-écoles et autres activités dans le but de lutter contre l'ignorance sous toutes ses formes. retour au texte

    6. Extrait de la revue « Igloos », 1975, n° 86, « Un combat pour la culture ». Ed. Science et Service. Adresse citée. retour au texte