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Bibliothécaires face au public (bonnes feuilles)

1996
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    Bibliothécaires face au public (bonnes feuilles)


    Anne-Marie Bertrand vient de faire paraître dans la collection « Études et recherche » de la BPI, sous ce titre, le compte rendu des entretiens réalisés avec une quarantaine de bibliothécaires (1) ,Il s'agissait d'étudier la représentation qu'ils se font de leurs publics et de leurs rapports à ces publics. Elle nous a autorisé à en publier quelques extraits qui s'inscrivent bien dans le thème de ce numéro : la médiation, Notre choix est relativement aléatoire : il faut se reporter à l'ouvrage pour mieux comprendre l'évolution d'un métier dont le contexte s'est profondément transformé.

    Bibliothécaires modèles, usagers modèles

    [... Le travail d'interaction que nous tentons d'analyser est ainsi porteur d'une ambivalence certaine. D'une part, il est la manifestation tangible de l'accueil de qualité dû à l'usager : répondre, orienter, montrer, expliquer, décoder sont quelques-uns des exercices de la pratique professionnelle. Mais, d'autre part, cet usager ne correspond pas au modèle que l'idéologie professionnelle a construit dont le « bon élève et le « néophyte perdu ,, (2) sont les deux versions, l'une positive dans l'immédiat présent, l'autre positive dans l'avenir radieux. Pourrait-on alors suggérer que tout se passe comme si le bibliothécaire était déçu par son public ?

    Car le " bon élève est en voie de disparition et le « néophyte perdu » n'est séduisant que dans l'instantané, pas dans le futur toujours recommencé. Et c'est peutêtre là que le désenchantement se focalise dans le travail d'ajustement toujours à recommencer entre un usager idéal et un usager quotidien, sur qui il n'est pas forcément facile d'ancrer les objectifs professionnels et culturels, voire sociaux ou civiques, qui sont ceux des bibliothécaires.

    L'ambiguïté qui règne dans les relations entre le bibliothécaire et l'usager a aussi une autre origine. C'est que, dans l'interaction, le bibliothécaire ne fait pas que défendre la conception qu'il a de son rôle et du rôle de la bibliothèque. Il défend aussi le pouvoir qu'il a dans l'institution et le pouvoir que l'institution a sur son public. Pouvoir symbolique qui s'exerce à trois niveaux : la bibliothèque, le groupe de bibliothécaires et le bibliothécaire comme individu.

    La bibliothèque, faut-il encore y revenir, est le lieu de la connaissance du savoir, donc un lieu de pouvoir. Lieu connoté dans le sacré et le mystère. La transparence et la facilité d'accès à ce savoir sont ainsi la manifestation d'un pouvoir, celui de donner les clefs, de partager, ou, au contraire, de cacher, de soustraire aux regards : la barrière (toute symbolique ou inconsciente qu'elle soit) protège le pouvoir des gardiens du temple. La qualité des fréquentants (des pratiquants) a, elle aussi, quelque chose à voir avec ce caractère sacré. Si la BPI est quelquefois stigmatisée dans le milieu professionnel, si même elle a longtemps servi de repoussoir au projet de Bibliothèque de France, c'est que la banalité de son public contamine l'image de la bibliothèque, voire son identité même : la qualité d'un club se mesure à la qualité de ses membres et les chercheurs de la rue de Richelieu ne sauraient sans déchoir cohabiter, avec les "clochards » de la BPI (3) . Dans cette échelle de valeurs, toute symbolique elle aussi, les bibliothécaires des bibliothèques publiques sont pris entre deux exigences. Celle de faciliter l'accès à la connaissance et à la culture de tous types de publics, exigence qui fonde l'éthique de la profession. Celle de défendre leur territoire contre les dérives et les déviants qui en abaisseraient la qualité publiquement reconnue.

    Le groupe des bibliothécaires est, lui aussi, sur la défensive. Autrefois considéré comme un métier d'érudits, de savants ou de lettrés, le métier de bibliothécaire s'est dévalorisé avec l'inflation des diplômes que connaît la société française. Si l'usager est aussi savant, lettré, diplômé que le bibliothécaire, comment rétablir la barrière qui marquera la différence de qualité entre celui qui sait et celui qui ne sait pas, celui qui a les clefs et celui qui les demande ? L'ambivalence se joue ici aussi, sur les dispositifs, les postures, les outils qui marquent symboliquement les deux côtés du savoir : persévérer dans des classifications et des signalétiques reconnues comme inefficaces, renvoyer le demandeur à son incompétence ou à son ignorance des usages, garder les outils (plan de classement, index, annuaires...) par-devers soi, tels sont quelques-uns des moyens utilisés pour continuer à affirmer la prééminence des uns sur les autres (4) .

    Enfin, comme individu, le bibliothécaire vit cette ambiguïté. Il ne peut accepter un certain type de pratiques qui rapprocherait dangereusement sa profession d'une profession à ses yeux dévalorisée comme les relations commerciales ou d'accueil pur (5) , La caissière de supermarché et l'hôtesse d'accueil sont les archétypes récurrents de ce que le bibliothécaire récuse comme modèle professionnel. D'où un élan, ou une nostalgie, vers les relations longues - familières ou pointues - où il peut injecter de la plus-value, qu'elle soit relationnelle ou documentaire. La dénonciation des tâches « parasites est ainsi un moyen, parmi d'autres, d'affirmer son excellence professionnelle, y compris et surtout vis-à-vis des usagers.

    Les deux modèles d'usagers qu'on a cru pouvoir identifier à partir des entretiens s'intègrent dans cette analyse : l'élève et le néophyte ne sont-ils pas, aussi, des modèles d'assistés, de mineurs ? L'ambiguïté qui règne dans l'usage des bibliothèques en libre accès et dans les relations entre le bibliothécaire et l'usager, ne serait alors pas seulement une ambiguïté subie ; mais serait aussi une ambiguïté voulue. Voulue par la logique institutionnelle.

    Cette analyse rejoint celle que fait Yves Reuter sur le rôle des médiateurs culturels : « Tout corps - et les médiateurs culturels n'y échappent pas - possède sa logique de fonctionnement qui est aussi une logique de promotion et de reproduction (voir les luttes autour du statut professionnel, de la formation, de la reconnaissance, du pouvoir). Elle se doit constamment de justifier l'utilité sociale de cette catégorie et l'importance des problèmes qu'elle traite. D'une certaine manière, pour survivre ce corps doit donc non pas permettre que tous s'emparent immédiatement des objets et des pratiques culturels, mais montrer le caractère indispensable des médiateurs (6) ».

    Pour les bibliothécaires, Dominique Lahary, à son tour, confirme cette analyse : Les intermédiaires, pour rester indispensables, organisent la dépendance des utilisateurs finaux. Au commencement étaient les documents enfermés et le catalogue. Puis les documents en accès libre, mais toujours le catalogue et la banque de prêt. Nous allons vers l'accès direct aux données. La médiation est a priori contradictoire avec le temps réel et l'accès direct. Le langage documentaire est peut-être le dernier avatar de l'accès indirect. Les bibliothécaires et les documentalistes survivront-ils aux langages documentaires (7) ? »

    Le bibliothécaire comme médiateur rencontre ainsi les mêmes contradictions structurelles que l'ensemble des corps professionnels dévolus à une tâche de médiation, voués à travailler à leur propre disparition.

    1. Extraits des pp. 125 et suivantes. Voir aussi la note de lecture dans ce numéro (NDLR). retour au texte

    2. Quelques lignes plus haut l'auteur a précisé : Au . bon élève poli, attentif reconnaissant, méritant, etc., correspondrait ainsi, en miroir un - néophyte perdu égaré, gauche, timide, etc. [.. En prolongeant cette analyse, on identifie une tension entre les deux objectifs des bibliothèques publiques: l'accompagnement documentaire et la démocratisation culturelle (NDLR). retour au texte

    3. Sur ce point et dans des termes évidemment euphémisés voir : Christian Baudelot, Claire Verry. Profession : lecteur ? Résultats d'une enquête sur les lecteurs de la Bibliothèque nationale -. in Bulletin des bibliothèques de France, 1994, n° 4, p. 14. retour au texte

    4. D'où l'accusation de sadisme de la part de la bibliothèque, formulée dans trois entretiens. retour au texte

    5. Martine Blanc-Montmayeur : - Il est étonnant comme dans la profession de bibliothécaire, la fonction de renseignements est prisée et la fonction d'accueil dévalorisée. retour au texte

    6. Lectures et médiations culturelles, sous la dir. de Jean-Marie Privat et Yves Reuter, MLIS, 1991, pp. 66-67. retour au texte

    7. - Du profil de poste au métier. / Dominique Lahary - in Bulletin de l'ABF, n° 164, p. 82. retour au texte