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Gratuité ou tarification dans les bibliothèques publiques québécoises

1997

    Gratuité ou tarification dans les bibliothèques publiques québécoises

    Par Christian Palvadeau, Bibliothèque départementale de prêt du Doubs

    (1) Dans ledomaine des bibliothèques publiques françaises, il est des sujets qu'il faut se garder d'aborder, l'ouverture du dimanche par exemple. Le directeur de la nouvelle médiathèque municipale de Poitiers nous l'a confirmé, il y a quelques mois, dans un article (2) en nous faisant part de la fin de non-recevoir de son personnel et des syndicats. On a longtemps pensé que même la Bibliothèque nationale de France connaîtrait sur les fonts baptismaux une identique désillusion. Finalement l'ouverture du dimanche a été obtenue... contre la fermeture du lundi. Pourtant, il ne viendrait à l'idée de personne de contester aux cinémas, aux accompagnateurs de voyage... leur légitimité à travailler le jour du Seigneur. Dans ce contexte, et même si Paris n'est pas la France, la petite phrase "Je ne trouve pas normal que les bibliothèques municipales soient systématiquement fermées le soir et le dimanche de Jean Tiberi, maire de la capitale, ne peut passer inaperçue (3) .

    Nos cousins québécois s'interrogent beaucoup sur le service public à la française lorsqu'ils découvrent des bibliothèques qui ferment à dix-huit ou dix-neuf heures, qui cessent leurs activités plus tôt encore le samedi, journée de grande affluence, et qui refusent tous services le dimanche (sans parler de celles, y compris dans des grandes villes, où il est inutile de se présenter en matinée pour espérer lire la presse qui vient de paraître ou pouvoir emprunter un document). Il y a effectivement de quoi être interpellé par un établissement de loisirs, d'information, d'éducation, de culture dont les portes sont closes le jour même où les usagers pourraient le plus l'utiliser. On voudrait se leurrer en se disant que le volume horaire d'ouverture est suffisant sur l'ensemble de la semaine mais si on compare avec une région comme l'Ou-taouais québécois (parmi d'autres) : Gatineau (100 000 habitants) 67 h/sem, Hull (60000 habitants) 63 h 30/sem, Aylmer (35 000 habitants) 52 h/sem, Buckingham (15 000 habitants) 27 h 30/sem, on est vite détrompé. D'ailleurs pourquoi aller chercher de l'autre côté de l'océan Atlantique ce que nous avons à la porte de chez nous : la bibliothèque de La Chaux-de-Fonds (40000 habitants) à quelques kilomètres du département du Doubs n'offre-t-elle pas 66 h/sem d'ouverture (tout en étant fermée le dimanche !) ?

    Il est un autre sujet qu'il paraît incongru pour ne pas dire anachronique d'aborder. Je profiterai de deux prétextes pour en dire quelques mots. D'abord la volonté de faire écho à l'article (4) de Jean-Loup Lerebours, directeur de la médiathèque d'Arles, qui avec une nonchalance élégante a cru bon de ramener du diable vauvert, au moment où d'autres préparaient le dépeçage des bibliothèques, qui par la rémunération des auteurs, qui par le plafonnement des remises des libraires, un sujet - la gratuité des services - auquel les bibliothécaires ne daignent plus accorder leurs joutes oratoires. D'autre part, l'agitation de la presse québécoise depuis quelques années face aux atteintes à la gratuité des services de base (abonnement et prêt de livres). La très récente enquête sur l'illettrisme dans cette province (30 % d'illettrés !) semble assez justifier la poursuite de cette polémique et nous donne l'occasion d'une rétrospective québécoise.

    En 1978, le rapport du comité conjoint Québec-municipalités marquait le clap de départ de la guerre contre la gratuité en des termes qui font sourire mais qui étaient sérieux si on en juge par leur postérité : La taxation municipale doit être orientée vers la tarification. Il s'agit autant que possible de faire payer les utilisateurs de services en fonction de la quantité de services consommés et de leurs coûts de production. Cette façon de taxer permet non seulement de respecter le principe d'équité fondé sur les bénéfices reçus mais encore de réaliser des économies, car en obligeant les gens à assumer les coûts des services qu'ils consomment, il y a intérêt économique à la modération et on tend à éliminer la surconsommation et, partant, le gaspillage ».

    Les bibliothécaires encore aujourd'hui dissèquent ces propos en se demandant si leur métier consiste à stimuler la lecture ou à la freiner. Quel est l'intérêt pour une municipalité d'acheter des livres pour ensuite en limiter la circulation, d'investir dans des bibliothèques pour en limiter l'accès ? Faudra-t-il en venir à faire payer un montant d'adhésion qui sera fonction du nombre de prêts autorisés pour l'année ? Quelle est donc cette équité qui est fonction des bénéfices reçus et non de la capacité de payer ? Sur quoi repose cette conception du ticket modérateur? Est-il possible dans une société qui compte autant d'illettrés que nous courrions un risque de trop lire, d'être trop informé, d'avoir trop de connaissances ?

    En 1987, le rapport de la Commission d'étude sur les bibliothèques publiques du Québec, présidé par Philippe Sauva-geau, arrivait comme un coup de tonnerre... sans lendemain. Il rappelait que quatre provinces canadiennes (il s'agissait et s'agit toujours de l'Alberta, la Colombie-Britannique, l'Ontario et le Saskatchewan) avaient inscrit dans la loi elle-même le principe de gratuité si chère à la tradition anglo-saxonne. La Commission déclarait : « Suite à l'examen de plusieurs expériences de tarification réalisées au Québec, la Commission a constaté qu'elles entraînent invariablement une baisse de l'utilisation des services et qu'inversement, on peut escompter un accroissement important de la demande en cas d'abandon de la tarification. »

    « Dans ce milieu [celui des loisirs, les bibliothèques québécoises dépendent généralement des Services de loisirs], on semble souvent ignorer la différence qui existe entre le caractère optionnel de la participation à des activités de loisirs et le rôle essentiel de la bibliothèque publique dans la vie quotidienne de tous les citoyens. »

    « La Commission estime que tous les services de base de la bibliothèque publique, soit le prêt, la consultation et la référence, de même que l'accès et l'abonnement à la bibliothèque, doivent être gratuits. »

    « Elle considère que les objectifs poursuivis par la gratuité des services des bibliothèques publiques sont plus importants et estimables que les objectifs qui sont poursuivis par l'introduction de la tarification de ces services. »

    En 1990, alors que vient d'être déposé un avant-projet de loi sur les bibliothèques publiques interdisant la tarification de l'entrée à la bibliothèque, de l'utilisation des documents publiés et des services de référence et de renseignements, de l'abonnement, de la réservation et de l'emprunt des documents publiés, l'Union des municipalités du Québec (UMQ) refuse toute idée de gratuité : « Les statistiques du ministère des Affaires culturelles ne permettent pas d'établir que la tarification aurait un impact sur la fréquentation ou l'utilisation des services d'une bibliothèque publique. »

    En aucun cas la tarification n'a été un frein à l'accessibilité et au droit à l'accès à l'information. Ainsi, tout citoyen peut utiliser sur place et à sa guise les livres, périodiques et documents disponibles. »

    « Enfin, il n'est pas établi que la gratuité de toutes les bibliothèques publiques entraînera une amélioration des services, une augmentation des investissements du gouvernement et des municipalités, et un plus grand intérêt de la part des citoyens. »

    L'UMQ indiquait aussi son désaccord sur une loi qui contraindrait les municipalités à inviter la population à se prononcer avant de mettre fin aux activités d'une bibliothèque publique. Deux-tiers des bibliothèques publiques autonomes (non dépendantes d'une BCP) préservent encore la gratuité des services de base.

    Les données statistiques 1992 des bibliothèques publiques autonomes permettent une analyse intéressante qui a été publiée dans la revue Défi (revue des bibliothèques publiques du Québec) : "Les bibliothèques qui pratiquent la gratuité prêtent en moyenne près de 7 livres par habitant (annuellement). Celles qui exigent un coût d'inscription (dit symbolique) prêtent en moyenne 5,50 livres par habitant. À ce chapitre la gratuité engendre 27 % plus de prêts. La valeur symbolique de cette performance outrepasse largement la valeur économique des revenus engendrés par la tarification. »

    « Les bibliothèques publiques québécoises qui ne tarifient pas l'abonnement ont en moyenne 32 % d'abonnés alors que celles qui le tarifient n'en ont que 18 % (5) »

    1992, c'est aussi la publication par le ministère des Affaires municipales d'un petit guide La Tarification des services municipaux : document d'information générale qui incite les municipalités à diversifier leurs sources de revenus, notamment par le recours à la tarification des services. Les bibliothèques publiques autonomes ne sont plus que 57 % à pratiquer la gratuité des service de base.

    La même année, en septembre, le gouvernement du Québec, décidément très inspiré, abrogeait la loi sur les bibliothèques publiques qui datait de 1959 et créait de facto un surprenant vide juridique.

    Sur sa lancée, en mars 1994, le ministère de la Culture et des Communications abolissait la Direction du livre, de la lecture et des bibliothèques publiques. Fin 1994, il ne reste pas plus d'une bibliothèque publique autonome sur deux pouvant revendiquer la gratuité.

    Au même moment, l'UNESCO publiait une nouvelle version de son Manifeste sur les bibliothèques publiques où elle stipule que participation constructive et progrès de la démocratie requièrent un accès gratuit et sans restriction au savoir, à la pensée, à la culture et à l'information », que la bibliothèque publique « doit pouvoir s'appuyer sur des textes législatifs spécifiques » et que ces textes doivent « favoriser la mise en place d'un réseau national de bibliothèques régi par des normes de services convenues. » La plupart des États des États-Unis, la Norvège, le Danemark, la Fin-lande, l'Australie, la Grande-Bretagne suivent ces règles. Est-il déplacé de faire remarquer que c'est aussi dans ces pays que la tradition du livre est la plus ancrée ?

    Nous attendons que la France joigne rapidement son nom à cette liste sans s'abriter derrière l'atteinte au principe de la décentralisation que l'on aime à ressortir à tous propos de son chapeau et qui ne semble pas des plus à propos dans une politique culturelle qui se doit de plus en plus d'être aussi jaugée à l'échelle mondiale et non plus seulement locale ni même française.

    Le débat s'est poursuivi de façon tonique dans la presse nationale. Réjean Savard, ex-membre de la Commission d'étude sur les bibliothèques publiques (1987), a souvent fait entendre sa voix.

    On se souvient des propos savoureux de l'un de ses contradicteurs : Comme dirait mon valeureux père, j'ai failli en perdre mes bretelles à lire de tels propos. [. . .| Une fois de plus, on revient sur cette sempiternelle gratuité en déployant le flambeau de la démocratie, de la liberté d'expression, des droits de l'homme... et pourquoi pas la défense des bélugas? [. . .|. Bien sûr, j'aimerais que l'État québécois [...] puisse continuer à créer et à subventionner de nouvelles bibliothèques publiques, mais je préfère qu'il continue à fournir des berlingots de lait à ceux et à celles qui en ont besoin dans les écoles primaires (6) .»

    des propos du poète Dominique Lauzon : «Je suis un écrivain et je suis contre les bibliothèques publiques. » « La mentalité actuelle cautionne un vol : celui du salaire auquel j'ai droite (7) .. »

    auquel répondait deux semaines plus tard un bibliothécaire : « Sans le partage de la richesse collective, les citoyens du Québec n'auraient jamais pu lire 33 500 000 livres, en 1994. De même sans une subvention annuelle de 12 000$, la maison d'édition Les Écrits des Forges, qui publie les poèmes de Dominique Lauzon, n'aurait peut-être jamais publié Autrement l'équilibre... » « La bibliothèque Saint Germain possède dans sa collection de littérature Autrement l'équilibre et ras-surez-vous ce livre n'a jamais été emprunté ; vous n'êtes donc pas pénalisé d'une vente (8) »

    Une enquête, en 1994, livrait les chiffres inquiétants suivants : les Québécois sont 37 % à déclarer ne jamais lire aucun livre contre 15 % dans le reste du Canada.

    Aujourd'hui la question se pose dans des termes légèrement différents en raison de l'arrivée des nouveaux supports de l'information. Comment en effet facturer l'accès à Internet ? Comment aussi facturer les produits dérivés (impression de documents ou importation de texte, image ou logiciel)?... D'aucuns y verront un argument supplémentaire pour justifier la tarification, d'autres une urgence impérative pour rendre rapidement gratuits au moins les services de base.

    Les exclus de la lecture seront des exclus de l'utilisation d'Internet et ils seront sans doute plus nombreux encore. 41 % des Québécois n'ont jamais entendu parler d'Internet mais ils sont seulement 16 % parmi ceux qui ont déclaré un revenu familial de 80 000$et plus, alors qu'ils sont 54 % chez les moins de 20 000$. Il y aura des efforts considérables à faire et des trésors d'imagination à déployer pour redresser l'équilibre des chances de chacun d'accéder à ces nouveaux modes d'information quel que soit son statut social. C'est là une partie essentielle de notre mission.

    Comme le rappelaient deux articles de Michel Alberganti dans Le Mondé (9) , la France a déjà pris quelques longueurs de retard dans la conquête de cet enjeu culturel : 4 % des foyers français déclarent avoir utilisé Internet au moins une fois ; son utilisation dans le cadre privé ne concerne pas plus de 1 % des foyers (près de 9 % au Québec) ; après une avancée très importante ces dernières années, 14,4 % des familles françaises utilisent un micro-ordinateur contre 20 % en Grande-Bretagne, 30 % en Allemagne, 35 % aux États-Unis.

    De puissants moyens financiers (10) (dans une période de coupes budgétaires draconiennes) ont été mis en oeuvre par le gouvernement québécois pour permettre de répandre Internet, à partir de 1996, jusque dans les villages de 500 habitants. Le personnel des CRSBP (Centres régionaux des services aux bibliothèques publiques, ex-BCP) dispose ainsi pour leurs bibliothèques affiliées de matériel informatique de pointe, financé à 100 % par le gouvernement, les frais de ligne sont aussi l'objet d'une prise en charge : 60 % pour la première année et 40 % pour la seconde.

    Michel Alberganti, s'interrogeant pour savoir si c'est avec une TVA à 20,6 % que nous allons développer l'achat de matériel informatique en France et si aujourd'hui on compterait six millions de Minitel en France sans la distribution gratuite des premiers appareils aux abonnés de France Télécom, soumet le problème tel qu'il le faut. La démocratisation de l'accès à Internet ne se fera que s'il y préside une volonté politique et une diminution des obstacles économiques. Je suis d'ailleurs frappé par le fait que les pays ou provinces qui ont imposé la gratuité des bibliothèques publiques, et donc qui ont le moins de recettes, sont aussi souvent ceux qui investissent le plus en personnel qualifié, en budget d'acquisition... et je crains fort (il y a en tout cas des signes avant-coureurs) qu'avec le changement de gouvernement provincial en Ontario, la volonté politique disparaisse et donc que la loi sur la gratuité totale (abonnement, prêt de livres, de disques, de vidéos) voie ses jours comptés, entraînant potentiellement les autres provinces avec elle. Pour ce qui est du Québec, certaines municipalités en sont déjà à facturer leurs séances de « l'heure du conte » ! Une bibliothèque publique (ou une médiathèque) atteint sa pleine rentabilité si les documents qu'elle achète sont consultés jusqu'à l'usure, à racheter, à renouveler sans cesse. Elle n'est pas rentable si ses documents surprotégés des lecteurs (notamment par la barrière de la tarification, quand bien même elle paraît symbolique) sont préservés de toute détérioration et ont une durée de vie très longue, au point que l'information qu'ils diffusent est caduque avant les premiers signes d'usure. C'est la seule vision économique qui puisse prévaloir en bibliothèque publique et, si l'on a une certaine conception de ce qu'est cette institution, il ne semble pas aberrant que son coût soit défrayé (au strict minimum pour l'abonnement et le prêt de livres) par la collectivité toute entière à travers les impôts locaux. Je terminerai en citant une fois encore nos confrères québécois : « Il ne s'agit pas de taxes, il s'agit surtout de permettre des services culturels tels que nous n'aurons pas à vivre la plus grande pauvreté... être taxés d'ignorance (11) .

    1. Christian Palvadeau revient d'un stage professionnel au Québec réalisé grâce à l'aide de son employeur, le conseil général du Doubs. ainsi que celle de l'OFQJ (Office franco-québécois pour la jeunesse) et de l'Association Franche-Comté-Québec. retour au texte

    2. Jean-Marie Compte, directeur de la médiathèque de Poitiers, dans Livres Hebdo n° 214. 30 août 1996. retour au texte

    3. Livres Hebdo n° 205, 17 mai 1996. retour au texte

    4. Livres Hebdo n° 126, 2 septembre 1994. retour au texte

    5. Il faut prendre avec prudence ces chiffres car il n'est pas rare au Québec que les bibliothèques qui n'appliquent pas de tarification aient un abonnement sur deux ans et non un an de ce fait le nombre d'usagers non réellement actifs est notablement augmenté. Le prêt par habitant est plus pertinent et ce d'autant que l'on sait bien que, dans le cas de l'inscription payante, il y a souvent deux utilisateurs pour une même carte. Jean-Loup Lerebours mentionnait pour la médiathèque d'Arles une croissance de 35,5 % des prêts de livres, ce qui est pas très éloigné du résultat moyen mentionné par les Québécois. retour au texte

    6. Claude Gagnon, chargé de cours non agrégé - en techniques de la documentation, dans Le Devoir, 7 octobre 1994. retour au texte

    7. Dominique Lauzon dans La Presse, 13 août 1995. retour au texte

    8. Denis Boivert, directeur de la bibliothèque T.A. Saint Germain de Saint-Hyacinthe et vice-président de l'Association des bibliothèques publiques du Québec, dans La Presse, 27 août 1995. retour au texte

    9. Le Monde. 3 octobre 1996. retour au texte

    10. Le Fonds de l'autoroute de l'information a a été créé par le Premier ministre en poste, Jacques Parizeau, le 4 mai 1995. Voir l'article Le Québec a mis le français sur Internet × France-Québec Magazine, n° 102, automne 1996. retour au texte

    11. Serge Duhamel, libraire-antiquaire, et Pierre Meunier, bibliothécaire, dans Défi, août 1995. retour au texte