Cas unique en Europe, héritage de la Révolution française, les bibliothèques conservent quelque quatre à cinq millions de livres anciens (sans compter les fonds de la Bibliothèque nationale, et les éditions du XIXe siècle). Le contenu de ces collections est en grande partie méconnu. La tâche la plus impérative est de les repérer et de les inventorier. Ce travail doit précéder des mesures de préservation et de restauration, qui dépendent de ce qu'on trouvera sur les rayons. Différents projets de création de centres régionaux de conservation constituent l'occasion de commencer ce travail, en photographiant les titres, ayant recours à l'ordinateur et aux méthodes des STC... Ces pages voudraient convaincre bibliothécaires et responsables politiques locaux de l'importance de cette tâche, avant de décider de coûteuses campagnes de conservation et de restauration.
Unique case in Europe, inheritance of the French Revolution, some five million ancient books (excepting the National library collections, and the XIXth century editions) are owned by some four or five hundred public libraries. These collections contents are partly unknown. The most imperative task is to locate and to inventory them. This urgent work has to preceed preservation and restoration measures, which depend on what will be found on the shelves. Different projects, for the creation of regional conservation centers, represent a good opportunity to begin such an essential work, by photographying title-pages, using computers and the STC cataloguing methods... These pages would persuade librarians and local politicians of the importance of this task, before deciding expensive conservation and restoration campaigns.
Aujourd'hui, le « patrimoine » n'est plus seulement monumental, pictural ou muséographique. Les bibliothécaires, les élus, et de plus en plus le grand public, prennent conscience de l'existence d'un « patrimoine graphique » extrêmement divers : manuscrits, livres imprimés, estampes, cartes, photographies... conservés dans les bibliothèques. Cette notion patrimoniale est même étendue, ce dont il faut se réjouir, à la production imprimée du XIXe siècle et du début du XXe siècle, qui pose un très aigu problème de conservation, et qui est menacée de disparition à brève échéance. Cette prise de conscience a d'ores et déjà suscité des initiatives individuelles ou concertées qu'il convient de saluer.
Mais ce mouvement en ordre dispersé n'est pas sans danger : éparpillement d'actions qui peuvent se révéler concurrentes, réponses lacunaires aux problèmes rencontrés, risque de privilégier le spectaculaire au détriment des mesures d'urgence...
Avant que de prescrire des remèdes et d'entreprendre une thérapie, il est essentiel de connaître le patient et de poser un diagnostic. C'est pourquoi ces quelques pages voudraient rappeler l'urgence qu'il y a à connaître les fonds et leur contenu préalablement à toute autre chose.
Cas unique en Europe, la France conserverait quelque cinq millions de livres anciens (ouvrages du XIXe siècle et collections de la Bibliothèque nationale exceptés) dispersés dans quatre à cinq cents bibliothèques publiques, en majorité municipales, de toutes tailles réparties à travers tout le pays. Force est de nous accommoder de cette situation héritée de la Révolution française et des confiscations opérées alors.
Un premier repérage de ces richesses a été effectué par le Service du livre ancien dans le cadre d'une enquête nationale menée en 1975, et dont les résultats ont été publiés
La Franche-Comté a été, à notre connaissance, la première région à faire l'objet d'une telle enquête. Ses résultats sont malheureusement demeurés confidentiels ! Depuis, l'Ile-de-France et la Basse-Normandie ont suivi
De telles enquêtes régionales constituent le prélude indispensable et incontournable à toute entreprise de préservation et de mise en valeur du patrimoine des bibliothèques. Elles devraient non seulement localiser et dénombrer les fonds, mais aussi s'attacher à en recenser les documents d'accès: inventaires manuscrits, fichiers manuels, même lacunaires.
Elles devraient également prendre en compte les documents non imprimés, en particulier les estampes, affiches et photographies anciennes. De tels repérages pourraient s'accompagner de mesures d'urgence pour la conservation des fonds, mesures qui peuvent ne pas être très coûteuses : pose de verrous sur les locaux dans lesquels sont entreposés les fonds, restriction de l'accès au public en ces lieux, attribution de rayonnages pour les documents déposés à même le sol, protection minimale contre la lumière ou les risques d'inondation, conseils aux personnes qui ont la charge de ces documents... L'initiative du conseil général de la Loire qui a créé en 1987 un poste de bibliothécaire spécialisé pour le patrimoine à la Médiathèque départementale mériterait d'être imitée
La volonté de connaître le contenu des collections patrimoniales n'est pas nouvelle. Dès 1790 avait été lancé le projet d'une Bibliographie universelle de la France, à partir de notices catalographiques rédigées dans les dépôts littéraires, en utilisant le dos de cartes à jouer en guise de fiches, et selon des directives strictes. L'entreprise, relativement avancée, fut arrêtée sur ordre du ministre de l'Intérieur en 1796
Quand il en subsiste des épaves, celles-ci peuvent tout à fait être utilisées comme instruments d'accès aux fonds. Ainsi en est-il à la bibliothèque municipale d'Arbois, où quelques dizaines de cartes ont été retrouvées. Leurs informations bibliographiques, photocopiées et complétées par des index, permettent le repérage d'un nombre non négligeable d'éditions anciennes du XVIe au XVIIIe siècle. A défaut, les inventaires des saisies révolutionnaires ou les catalogues manuscrits dressés dans les dépôts littéraires
Malgré leurs imperfections et leur inégale valeur, les catalogues de bibliothèques rédigés au siècle dernier et imprimés doivent être utilisés, quand ils existent. Ils fournissent très souvent d'intéressantes informations sur la provenance et la constitution des collections qu'ils décrivent. Lorsque ces documents anciens n'existent pas, ou sont insuffisants, il est nécessaire de faire preuve d'imagination pour trouver la formule la plus adéquate à l'inventaire du fonds.
Il est possible de constituer un fichier de photographies des pages de titres, auxquelles on peut ajouter des informations jugées indispensables (cote et format, éventuellement particularités d'exemplaire). Une telle formule, largement pratiquée à la Herzog August Bibliothek de Wolfenbüttel (RFA) qui a ainsi abandonné l'usage des fiches dactylographiées, se heurte cependant à la présence sur les rayons des bibliothèques de nombreuses unités bibliographiques incomplètes ou ayant perdu leur page de titre.
Malgré tout, l'utilisation de la photographie est très rapide, et ne nécessite pas une mise de fonds très importante. Il suffit de disposer d'un statif de reproduction, et d'un appareil 24 x 36 doté d'un objectif macrophotographique.
La prise de vue peut tout à fait être effectuée par un photographe amateur, mais avec quelques précautions de manière à ne pas casser les reliures. En tout état de cause, on proscrira absolument la photocopie des titres. Les photographies peuvent également être utilisées pour la publication de catalogues thématiques. Le traitement du fonds Juret de la bibliothèque municipale de Troyes est un exemple très suggestif de ce qu'il est possible de faire en ce domaine. Le catalogue
La généralisation des micro-ordinateurs constitue une autre opportunité pour l'inventaire des fonds, qu'on utilise l'informatique seule ou en complément de la photographie. Il est alors possible de saisir des notices très courtes, du type « short title catalog » : auteur, titre abrégé, lieu de publication, date, cote. On peut éventuellement y ajouter le format et le nom de l'imprimeur-libraire, ainsi que des indications sur l'état de conservation et les particularités d'exemplaire. L'informatique autorise des procédures par étapes. Il est toujours possible d'ajouter des informations à une notice très succincte à l'origine. On peut enfin constituer de multiples index.
La saisie peut être confiée à un personnel peu spécialisé ou saisonnier (vacataires, étudiants...) ayant reçu une formation minimale, et encadré par le personnel de l'établissement. Ce procédé, extrêmement souple, peut répondre à des préoccupations variées. A Auch, il a ainsi été possible de connaître le contenu, et de repérer les éditions dignes d'intérêt, d'un fonds de 5 000 ouvrages anciens et du XIXe siècle abrité par l'hôpital de la Ville. Le traitement du fonds a été effectué sur Mac Intosh.
A Chambéry, les informations prises en compte dans une opération similaire insistent davantage sur les particularités d'exemplaire, et sont utilisées pour déterminer les restaurations prioritaires, ou le type d'intervention à réaliser sur les volumes en mauvais état. Pour ce faire, la bibliothèque et les services de la ville de Chambéry ont mis au point un logiciel de traitement pour des fonds inférieurs à 30 000 volumes. Ce logiciel est commercialisé pour un prix modique par ses concepteurs. Il pourrait rendre d'énormes services aux établissements qui conservent des fonds anciens de petite et moyenne importance
On peut également imaginer sélectionner quelques grands instruments bibliographiques (Bibliotheca bibliographica aureliana pour les XVIe et XVIIe siècles, Prélude au siècle des Lumières et Siècle des Lumières de Conlon, par exemple), dont on numéroterait de façon continue les notices, auxquelles il suffirait d'ajouter des localisations.
La généralisation de telles pratiques, coordonnées au plan régional, pourrait accélérer la connaissance des richesses des bibliothèques de France, en aboutissant à un partage des tâches. Le temps du catalogage traditionnel et perfectionniste est révolu. Il faut aller vite pour espérer aboutir, d'où l'obligation de se limiter à des repérages et inventaires succincts, mais existants. Ce travail se limiterait bien sûr aux documents non recensés par ailleurs.
Les manuscrits des bibliothèques publiques sont pour l'essentiel répertoriés par le Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France lancé sous la Monarchie de Juillet, sauf pour les acquisitions récentes qui donnent lieu à la publication épisodique de volumes de suppléments. Les incunables font actuellement l'objet d'un catalogue au plan national, impulsé et piloté par la Direction du livre et de la lecture. Il devrait être achevé d'ici une dizaine d'années.
Cinq régions ont déjà donné lieu à une publication
La méthode de l'« inventaire photographique des fonds anciens », mise au point par la Direction du livre et de la lecture
On le voit, un tel travail de repérage et d'inventaire ne peut se concevoir que dans le cadre régional, d'où l'importance de la création de centres régionaux auxquels reviendrait la responsabilité de lancer et de coordonner de telles enquêtes.
L'idée de ces centres régionaux n'est pas nouvelle. Elle avait déjà été avancée par le Rapport Desgraves
Il faut donc leur assigner des priorités, au premier rang desquelles il convient de placer repérages et inventaires rapides, mais aussi désacidification de masse de la production du XIXe siècle. De tels centres doivent être le lieu d'une véritable coopération entre bibliothèques au plan régional, voire interrégional.
Le spectaculaire est souvent nécessaire pour amener médias, responsables politiques et populations à se pénétrer de l'urgence de certaines mesures. Il ne doit en aucun cas être gratuit, et porter préjudice à des actions plus humbles, moins gratifiantes pour ceux qui les mènent, mais néanmoins essentielles. Il faut catégoriquement répondre par la négative à certains projets de « musée du livre » avancés par quelques politiciens qui soudainement découvrent l'existence de fonds confiés à leur garde, et qu'ils ont longtemps abandonnés aux champignons et aux vrillettes. De tels projets, outre qu'ils s'appuient souvent sur des collections anciennes sans intérêt majeur et semblables à beaucoup d'autres, ne visent qu'à utiliser le livre en le soumettant à de nouveaux risques d'altération (exposition au public, lumière...), et non à assurer sa préservation.
Il faut étudier de très près les conditions d'implantation d'ateliers de microfilmage et de restauration
Le nombre des restaurateurs n'est pas tel qu'on puisse soudainement multiplier les ateliers. La restauration suppose une humilité et un savoir-faire acquis au contact du document après de nombreuses années de pratique. Sauf à aboutir à des catastrophes, il faut se garder de se lancer dans des campagnes de restauration très onéreuses confiées à un personnel qui n'aurait pas acquis la pleine maîtrise de son art.
Les imprimés de la période artisanale, malgré les avatars et les outrages qu'ils ont subis au cours des âges, sont armés pour affronter le temps. Il n'en va pas de même pour les ouvrages du XIXe et du XXe siècles menacés dans leur existence par l'acidité du papier mécanique et des encres utilisées. Ce sont eux, par ailleurs les plus mal connus, qu'il convient de traiter en priorité. La Bibliothèque nationale s'y emploie pour ses collections dans son centre de Sablé. Les fonds des bibliothèques de province, qui abritent souvent des éditions locales non représentées sur les rayons de la rue de Richelieu, ne doivent pas pour autant être voués à une autodestruction irrémédiable. Une fois les procédés de traitement de masse effectivement opérationnels et efficaces, il conviendra d'étudier leur application aux collections provinciales dans le cadre des centres régionaux, ou par collaboration de ces centres entre plusieurs régions voisines.
L'urgence est là ! Mais avant de traiter des fonds non dénombrés, encore faut-il en connaître au moins approximativement le contenu, afin de déterminer les ouvrages à désacidifier en priorité parce que non représentés ailleurs, ou pour toute autre bonne raison. Nous en revenons donc au point de départ.
Le premier travail des centres régionaux à venir demeure le repérage et l'inventaire rapide des collections. Une équipe restreinte doit s'y attacher à impulser, coordonner l'opération dans sa circonscription, en soutenant les bibliothécaires responsables des fonds. Pendant que cette tâche sera menée, et en fonction des priorités qu'elle fera apparaître, pourra alors être mise sur pied une seconde étape : celle de la désacidification, de la restauration, ou du microfilmage, selon les besoins.
L'encadrement de l'action de repérages et d'inventaires au niveau régional, et en concertation avec l'administration centrale, pourra déboucher sur des bases de données, des disques optiques numériques, ou des CD-ROM régionaux, ou toute autre solution qui contribue à alimenter la base nationale du livre ancien appelée des voeux de la profession, et pour laquelle des propositions concrètes ont déjà été faites. Intérêts régionaux et nationaux se rejoindraient ainsi par le biais d'une véritable coopération entre toutes les parties intéressées à la sauvegarde des collections patrimoniales.
Ces quelques pages voudraient seulement inciter à la réflexion. Il y a sans doute d'autres solutions à imaginer que celles évoquées ici. Mais les urgences demeurent. On ne pourra pas vraiment mettre les collections patrimoniales en valeur, ni les préserver, tant qu'on n'en connaîtra pas l'ampleur ni le contenu. Le travail de repérage et d'inventaire est ingrat, et ne peut se concevoir que dans le cadre d'une coopération régionale. Le catalogage tel qu'on l'a pratiqué jusqu'à présent n'est plus de mise devant l'ampleur des fonds à explorer. Il faut inventer les solutions les plus adaptées aux situations locales, faire preuve d'initiative et d'imagination. Le temps presse, depuis deux siècles on n'a que trop attendu.
décembre 1989