Pierre Riboulet est un architecte qui travaille essentiellement à la construction de bâtiments publics. Dans cet entretien, il expose tout l'intérêt qu'il porte aux bibliothèques, les réflexions et les sentiments qu'elles lui inspirent. Cette conception est illustrée dans les deux bâtiments qu'il construit actuellement : la bibliothèque universitaire de Paris 8, à Saint-Denis, et la bibliothèque multimédia francophone, à Limoges.
Pierre Riboulet is an architect who works essentially for the construction of public buildings. In this interview, he sets out his interest for libraries, the reflections and feelings they inspire him with. This conception can be found in the two buildings he is responsible for at the moment : the university library in Paris 8 and the French-speaking multimedia library in Limoges.
Pierre Riboulet, Architekt, hat sich wesentlich der Erbauung öffentlicher Gebäude gewidmet. In diesem Gespräch legt er aus, was für Interesse die Bibliotheken in ihm erwecken, was für Nachdenken und Gefühle sie erregen. Diese Anschauung wird durch zwei Gebäude illustriert, die er gegenwärtig erbauen läßt: die Universitätsbibliothek Paris 8 in Saint-Denis und die multimediale französischsprächige Bibliothek in Limoges.
Puis il y a eu dans les années 1962-65, dans le cadre de l’Atelier de Mont- rouge, la bibliothèque des enfants à Clamart, avec la Joie par les Livres, qui était une merveilleuse expérience. C’est surtout Gérard Thurnauer qui avait suivi ce projet, mais nous en avons beaucoup parlé ensemble. Nous avons regardé, discuté, créé. Ce bâtiment était le premier de sa génération comme bibliothèque offerte spécifiquement aux enfants. Le projet lui-même, sa forme, son répertoire de formes, son implantation dans la cité de la Plaine ont suscité une adhésion.
Le bâtiment a attiré des gens, avertis et non avertis, comme un objet singulier et adéquat au programme. Un bâtiment de bibliothèque réussi, c’est celui qui arrive à exprimer la nature du programme, mais aussi à cristalliser autour de lui d’autres forces, d’autres champs, d’autres chemins individuels, qui réussit à capter l’attention du public. Dans un endroit peu favorisé, comme l’était la cité de la Plaine, il est devenu comme un objet brillant qui focalise et attire. L’association La Joie par les Livres et Geneviève Patte ont suivi le projet dès le début et avaient un enthousiasme extraordinaire. Dans les œuvres d’architecture, il n’y a pas que l’architecte. Il faut que le maître d’ouvrage soit en parfait accord avec le projet : la force est alors multipliée par deux, par dix...
Beaucoup plus récemment, j’ai gagné deux concours de bibliothèques, celui de la bibliothèque de l’Université de Paris 8, celui de la bibliothèque multimédia francophone de Limoges.
Je ne peux pas m’empêcher de penser que j’avais un peu raison... Le bâtiment de Perrault a été pensé... j’allais dire comme une affiche, comme une image genre affiche. Après, il a été enfermé dans l’affiche. Et cet effet d’affichage, à mon avis, n’est pas très pertinent. Ce n’est pas du tout pertinent quand il s’agit d’un programme aussi profond que celui d’une bibliothèque. Tout programme mérite d’abord le respect et l’approfondissement, mais spécialement ceux-là. Alors, ce n’était pas bien engagé... Certains disaient à l’époque :
Ce thème du pont traversé, du passage était intéressant. Le projet s’organise selon cet axe premier, fondateur. On peut traverser le bâtiment sans y entrer, mais en ayant une vue sur les salles de lecture, de part et d’autre de la galerie publique. Si on entre, on se retrouve tout à fait au cœur de l’édifice, en son centre de gravité. Ceci ne se fait pas habituellement, puisqu’il y a toujours une façade, puis un vestibule, etc. Mais, là, on est déjà dedans dès qu’on entre.
D’autre part, les archéologues ont trouvé des vestiges de la ville romaine, et la construction se situe quasiment sur l’ancien forum. C’est une fondation très importante du point de vue symbolique et réel, fondation de la langue française dans le latin, fondation de la ville occidentale sur la ville romaine. C’est pourquoi j’ai choisi d’implanter le nouveau bâtiment selon l’orientation de la ville romaine, en léger décalage par rapport à l’orientation de l’ancien hôpital qui est, elle, celle de l’âge classique.
En ce moment, je travaille sur la bibliothèque universitaire de Cergy-Pontoise, dans le cadre d’une réhabilitation d’un immeuble de bureaux. Un programme aussi beau que celui-là, celui de la bibliothèque centrale de l’université de Cergy, aurait mérité un bâtiment neuf. La région a pris l’option d’acheter un bâtiment de bureaux, ce qui pose évidemment un certain nombre de questions fonctionnelles, mais qu’on peut résoudre. Malheureusement, l’enveloppe budgétaire est réduite, et l’on ne va pas pouvoir travailler les façades, ni l’apparence de ce bâtiment. Celui-ci va rester un immeuble de bureaux tout à fait banal, quasiment invisible. En revanche, il est situé en plein cœur de la ville, quasiment sur le centre commercial, puisque maintenant le cœur des villes, c’est le centre commercial. Triste dérive !
La situation urbaine de Limoges, très singulière aussi, est tout à fait centrale, mais à la limite de la ville médiévale. Il faut recomposer une friche.
Il existe des différences aussi dans le contenu du programme. L’une est une bibliothèque universitaire, l’autre est une bibliothèque publique. Le public est tout à fait différent. A Saint-Denis, la fréquentation est intensive, l’université compte 27 000 étudiants ; elle est toujours saturée, toujours bondée. La bibliothèque va être une espèce de grand vaisseau bourdonnant et actif, bien qu’il soit très grand. Il va être très facilement rempli, et rempli de façon active.
A Limoges, au contraire, l’atmosphère sera assez calme, assez sereine, espacée, allais-je dire, avec de l’air qui circule et du silence. Les lecteurs de Limoges sont nombreux, mais le bâtiment est grand, spacieux. Les volumes sont généreux, et, par conséquent, vont donner une sensation de calme et de disponibilité des lieux. A Saint-Denis, il y a, sans doute, davantage d’intensité.
C’est peut-être toujours le syndrome de la Bibliothèque nationale : on pense aller dans une bibliothèque pour être dans une belle salle, une salle unique d’une certaine façon. Ce dont on a le plus besoin aujourd’hui dans la société où nous vivons, c’est de cette recherche et de cette rencontre de l’unité. Nous vivons dans un univers tellement éclaté, tellement dispersé, tellement séparé... Il me semble que la bibliothèque est l’endroit de l’unité, comme le livre est un endroit d’unité, capable de réunir un individu brisé par ailleurs de mille façons, par la vie contemporaine, par la vie active, par le travail...
Je n’ai pas pensé Paris 8 de la même manière, à cause de ce foisonnement, de cette grande fréquentation que j’imagine. J’avais envie de créer plusieurs sous-espaces, plusieurs lieux, appartenant bien sûr au même ensemble, des parties d’un tout. Je souhaite que les gens puissent trouver leur voie, leur endroit... Je pense d’autre part que les consultations dans les bibliothèques universitaires sont peut-être plus spécialisées...
Une bibliothèque comme celle de Limoges est un endroit plus généraliste, où l’on va pour trouver toutes sortes de voies vers la culture. A Paris 8, l’idée d’unité reste quand même très présente, cette unité d’un volume simple, d’un grand rectangle : deux carrés assemblés en plan. C’est très rigoureux, cette simplicité abritant à l’intérieur une très grande complexité de variation de niveaux, de lieux, de lumières... Ce sont deux thèmes qui sont conjugués à Paris 8.
A Limoges, on rencontre ce même souci de se refermer plutôt vers l’intérieur, par exemple dans les grandes salles de lecture, qui sont enveloppées par trois façades en revêtement de granit. L’éclairage de ce grand volume est plutôt zénithal, reflétant là aussi cette idée d’intériorité, de regard sur soi.
En revanche, l’autre partie de la bibliothèque, réservée aux enfants et aux activités d’accueil, est traitée, elle, par opposition à l’autre, comme une cage de verre. Là encore, c’est une réponse, peut-être un peu simpliste, à cette dualité. Un bâtiment doit être très visible, attirer comme un aimant, ainsi que je le disais tout à l’heure à propos de Clamart. En même temps, une fois qu’il est accueilli, le lecteur doit avoir l’impression d’être d’une certaine façon à l’abri. Quand on lit un livre, on est à l’abri du livre, tout au moins pendant le temps de la lecture, on n’a pas à être agressé par ce monde dans lequel on se débat toute la journée. La bibliothèque doit, me semble-t-il, renforcer cette protection que donne le livre au lecteur, et qui est une façon de retrouver son chemin dans le monde. C’est le caractère merveilleux du livre, c’est la raison pour laquelle je ne voudrais pas qu’il disparaisse...
Le caractère du bâtiment influe sur la manière dont on peut aménager les meubles, les ambiances à l’intérieur. On doit donner là des lieux aussi sereins, silencieux et simples que possible. En disant ça, j’ai conscience de raisonner sur un modèle du passé, sur la belle bibliothèque d’antan, la Mazarine... Je ne suis peut-être plus dans le coup, d’autant plus que beaucoup sont aujourd’hui obsédés par les évolutions informatiques et virtuelles : est-ce que la bibliothèque n’est pas aujourd’hui le siège de cette contradiction aussi, de la matérialité du livre et de la virtualité ?
C’est un vrai problème, que je ne peux pas éviter de me poser quand je dessine un bâtiment. La réponse, je ne la connais pas vraiment... Ma génération, ma culture, la culture des humanités, n’est pas du tout la même que la culture de la jeunesse aujourd’hui. Je ne peux pas me défendre d’un sentiment nostalgique. Je pense les bibliothèques de la même manière que je pense et vis mon rapport aux livres. Et j’ai un peu peur de me tromper...
Mais j’ai aussi la conviction d’avoir raison, parce que je ne voudrais pas que les livres disparaissent (rires). J’ai lu récemment la préface de Michel Melot aux
L’habitation et l’activité sont la chair de la ville. Mais si l’on n’a nulle part de points pour focaliser l’intérêt, on ne peut pas sortir de ces quartiers monofonctionnels, assez tristes à vivre, en raison justement de cette monofonctionnalité.
En revanche, dès qu’on est confronté à un programme concernant la culture, l’éducation, la santé, que ce soient un lycée, un hôpital ou une bibliothèque, on en profite pour agréger autour toutes sortes de lieux urbains destinés à donner du sens. La question de l’urbanité aujourd’hui, c’est beaucoup plus celle du sens qu’aucune autre. Est-ce qu’on peut donner du sens au lieu dans lequel on vit ? Voilà la grande question posée aux urbanistes et aux architectes, à mon sens. Bâtir quantitativement, ce n’est pas très compliqué. Si l’on ne fait qu’aligner du vide, on ne trouvera pas de remède au malaise actuel. Ces bibliothèques, elles, sont de vrais objets de sens.
Il y a une nécessité de lisibilité et de transparence – celle-ci n’étant pas nécessairement traduite par le choix d’éléments vitrés. Se pose toujours le même choix architectural : quel caractère donner au bâtiment ? La bibliothèque, à mon sens, c’est un bâtiment qui doit garder de la dignité et de l’élégance. La lecture publique, l’écriture, la littérature, sont des activités de grand raffinement, de grande finesse, de grande élégance.
On ne fera sans doute pas mieux avant longtemps que l’écriture du XVIIIe siècle français, et vous voyez bien que l’architecture du XVIIIe siècle, en tout cas sa seconde partie, est merveilleuse. On ne peut pas faire plus beau, plus fin, plus sensible, plus élégant. Ce serait plutôt ces qualités que je mettrais en avant, même si c’est difficile à réaliser. C’est, en tout cas, une recherche que je qualifierais de première, à une époque où la vulgarité domine. Les marchandises de masse sont vulgaires, la télévision aussi.
Cela exclut toute idée de donner à la bibliothèque une allure de supermarché. Je ne vois pas du tout les bibliothèques comme un grand magasin – avec des rayonnages et des caddies… Ce serait une image tout à fait dégradée, voire démagogique. Je fuirais un tel espace. Mais je refuse aussi la lourdeur et « l’épate », si vous m’autorisez ce mot un peu commun.
A Paris 8, le besoin de cet appel est moins grand, puisqu’on est déjà dans l’université. La façade tournée vers le métro joue le rôle d’accueil de l’université entière : on sort du métro, on entre dans le hall. La fonction bibliothèque est un peu effacée parce que tout le monde passe là. On est encore un peu dans le métro.
Mais, dès qu’on est sur le pont, au premier étage, là, on est déjà dans la bibliothèque. Une université, ce n’est pas comme dans une ville : on n’a pas besoin d’appeler les gens, ils sont là.
En revanche, à Saint-Denis, pour le quartier, pour les gens qui passent sur l’avenue, qui se déplacent des grands ensembles, c’est le bâtiment tout entier qui va jouer ce rôle de signal. C’est ce que j’espère… D’ores et déjà, son volume est imposant, on sent que ce ne sera plus comme avant.
Il y a, dans le dessin du plan lui-même, un aspect villa romaine assez frappant. A mon sens, ce ne sera pas forcément sensible, ni visible pour quiconque entrera dans le bâtiment, mais cela fait partie de cette mémoire profonde – qui n’est pas forcément vue. La mémoire peut aussi être cachée, elle doit même l’être, il faut la mériter. Il faut faire l’effort pour saisir toutes ces correspondances ; on ne peut pas donner tout, « déballer » tout sur la place. Il faut que chacun fasse un effort – de la même façon que, quand on entre dans un livre, on fait l’effort d’y entrer.
A Paris 8, on est au contraire dans un endroit, non pas privé de mémoire, parce que tous les lieux ont une mémoire – il y avait auparavant ces jardins maraîchers, maintenant détruits. Mais on ne peut pas s’appuyer sur ces destructions. On est dans cette banlieue martyre, martyrisée, avec ces autoroutes, ces voies rapides, ces constructions désordonnées, ces grands ensembles qui ont nié tout le parcellaire ancien. C’est plus difficile de déterminer sur quoi s’accrocher. La bibliothèque va avoir, en quelque sorte, à constituer sa propre urbanité, à marquer le site pour une mémoire future. C’est heureux que ce soit ce programme-là, puisque c’est déjà un programme qui renferme toute la culture du monde, donc toute la mémoire du monde aussi, comme l’a si bien dit Resnais
Aujourd’hui, ce qui me ferait le plus plaisir, ce serait de faire un musée. J’ai le sentiment que je le ferais bien, parce que je m’y intéresserais de toutes sortes de manières. Mais j’ai beau envoyer des dossiers de candidature à tous les concours de musées, je ne suis jamais pris..., parce que je n’en ai pas fait. C’est stupide. Moi, je suis pris pour les hôpitaux et les bibliothèques (rires) et jamais pour les musées.
Ce sont des bâtiments, les musées et les bibliothèques, qui ont des affinités, des affinités de caractère, de finesse, de culture, de mémoire... Limoges présente un peu cette fonction muséale, avec cette mosaïque qu’on va mettre en scène dans le petit atrium. Le pont de Paris 8 peut être imaginé aussi comme une espèce de cimaise permanente, parcourue et vue par des centaines de personnes. Je suis toujours extrêmement attentif, dans tous mes bâtiments, à la lumière naturelle, à la façon de la capter, de la domestiquer, de la saisir. Dans un musée, ce serait bien... mais maintenant, on met les peintures dans le noir (rires).
Juin 1996