Il y a autre chose que l’informatique, la numérisation, le multimédia et les infernales « bidouilles » y afférentes dans la vie du bibliothécaire. Il y a les usagers, et des usagers qui usent à l’occasion du bâtiment et de son contenu à d’autres fins que la lecture et l’emprunt, dans des formes autres que celles du bibliothéconomiquement correct. Un peu de vécu personnel…
À tout seigneur, tout honneur : le tagueur. J’ai bien dit LE, car le style, si l’on peut dire, révèle un unique individu qui semble moyennement doué pour cette sous-variante de l’art pariétal. S’attaque aux toilettes. Banal, c’est le lieu de l’anonymat assuré. Ce qui est moins banal c’est qu’il lui est arrivé d’ajouter à ses prouesses graphiques un avertissement ou un commentaire. Du genre « Essaie un peu d’effacer ça, pour voir ! » ou « Pas mal, hein ? ». C’est un tagueur lettré : pas de fautes d’orthographe.
Il y a les SDF. Les SDF canal historique, pas les jeunes largués. Chaque hiver les mêmes : gentils, citoyens conscients de leurs droits, venus après avoir fait le plein, n’aimeraient qu’à se faire oublier au fond d’un des profonds fauteuils jusqu’à la fermeture des locaux. À condition qu’on arrive à les en faire sortir, ce qui n’est pas toujours évident.
Las ! les SDF interagissent sur l’environnement. Passons sur leur usage des toilettes, qui peut y laisser d’autres genres de décors que les graphes pariétaux ci-dessus évoqués. Le problème est le plus souvent d’ordre olfactif et parasitologique. Ils requièrent quelquefois, après leur passage, l’emploi des insecticides et désinfectants, ces gentlemen. Au demeurant, jamais une engueulade ni une altercation. Une interne en médecine m’a dit un jour que beaucoup de cirrhotiques sont très dociles.
Si j’écoutais les bonnes âmes locales indignées – et en particulier un petit notable à ergots et monté sur ressorts qui a la spécialité des esclandres publics dans la bibliothèque (deux par an, en moyenne) –, je devrais moi-même mettre illico à la porte, par la peau du cou et
Et puis il y a les lecteurs de salle d’étude. On rencontre dans ce genre de lieu des échantillons d’humanité dont la juxtaposition est des plus improbables partout ailleurs. Passons sur les érudits codicologues et sur les lycéens qui potassent leur exposé, révisent leur examen ou draguent les charmantes jeunes filles. C’est du connu, du rassurant. Mais il y a aussi, par exemple, les demoiselles d’un certain âge et les fils déclassés de bonnes familles. Quand j’évoque les « demoiselles d’un certain âge », je prie les lectrices de
Il y a l’amoureuse éperdue et à jamais incomprise de Zidane (elle porte un maillot de foot à son nom, jamais lavé, toute l’année) qui entreprend de multiples et changeantes études linguistiques avec un livre dans une langue étrangère quelconque et aléatoire, un dictionnaire, voire une grammaire, et qui fait des listes de mots.
Il y a celle qui m’a pris pour un dangereux rationaliste et un voltairien vicieux le jour où, suite à son instante demande, j’ai manqué d’enthousiasme devant l’urgence exigée de la création d’un fonds sur les Ovni et la parapsychologie. Il y a l’égyptologue dont l’université sera à jamais et douloureusement privée, à cause de la méchanceté des hommes (« hommes » est ici le genre humain en général) et de la fatalité médicale qui l’accable depuis la naissance et devant laquelle la médecine universitaire réunie en congrès sur son cas se résigne à l’impuissance.
Toute moyenne ville bourgeoise de province a ses fils de famille dont n’ont voulu ni le sabre, ni le goupillon, ni les professions libérales, ni même – c’est dire – la fonction publique. Le sujet est aussi vaste que son symétrique féminin. Du doux vieux garçon qui vous parfume à chaque rencontre d’hommages respectueux, qui se réarme moralement à la bibliothèque – il le dit – et qui s’imprègne à longueur de journée de l’austérité érudite des lieux comme si le contenu savant des ouvrages qui l’entourent allait se diffuser homéopathiquement dans l’éther et l’imprégner
Le
Et je ne vous parle pas des médecins et enseignants en retraite, où l’on trouve d’impressionnants érudits et des passionnés passionnants, avec qui le bavardage est bien tentant, mais qui font preuve d’une confondante incrédulité et d’un désarroi évident quand on ne leur trouve pas sur le champ ce qu’ils vous ont demandé au débotté.
Rien d’original dans tout ceci, chaque bibliothécaire municipal a son lot d’originaux. Vous avez remarqué que je n’ai pas évoqué les originaux dans le personnel, j’évite les
Message envoyé à biblio-fr le 25 novembre 2003
Eugène Morel