Les remplacent les valeurs indexées sur
– la volonté d’utiliser la culture, et donc ses lieux de diffusion, à des fins d’encadrement social, ceci à la faveur de la confusion entretenue sur les « missions » des bibliothèques, entre les exigences de la « formation du citoyen » et celles du maintien de l’ordre ;
– le mouvement qui entraîne les équipements
C’est en ces termes que Denis Poulot, un patron du Second Empire, visionnaire et progressiste (de gauche, donc), formule sa recette pour la résolution de la « question sociale ». S’il parle de « vraie révolution », c’est qu’il en existe une autre version, sinon fausse, du moins redoutée ; celle qui, à l’époque, se prêche dans les débits de boissons – entre autres –, ces lieux d’une double perversion, à la fois physique (on s’y grise jusqu’à perdre la raison) et morale (on y raisonne jusqu’à se griser de paroles). L’essentiel cependant n’est pas tant le diagnostic du mal que le remède et la posologie. Le souhait d’éradiquer ces lieux privilégiés de la sociabilité populaire où se partagent les rêves de refondation du monde alimentés par les pratiques de l’autonomie ouvrière trouve en effet sa formulation adéquate dans un projet ambitieux de moralisation et d’instruction des prolétaires. Assises institutionnelles de l’encadrement social projeté : le syndicat, l’école, la bibliothèque. Du pain et des livres, en somme, comme dispositifs du maintien de l’ordre, au sein d’une société sinon meilleure, du moins pacifiée. Si l’on ajoute que Poulot n’ignore pas l’importance de la lecture dans la construction de soi, on conviendra de l’ancienneté de la problématique de la lecture publique et de son insigne fidélité à ses origines policières.
Qui en douterait peut interroger les représentations de la bibliothèque en vigueur dans la profession. Le fantasme de l’union des classes a toujours été le fantasme de la gauche ; et le monde des bibliothécaires est un monde de gauche. Aussi ne compte-t-on plus les professions de foi qui font de la bibliothèque l’un des lieux privilégiés de cette réconciliation. Précisons : non pas une démocratie icarienne où s’aboliraient les différences sociales, mais un espace œcuménique qui garantit la coexistence pacifique des contradictions ; non pas la communauté libertaire donc, mais l’utopie libérale – au sens de Bakounine pour qui l’utopie désigne non pas la perspective d’une société sans classe et sans État mais l’illusion d’une possible harmonisation des rapports sociaux sous la domination capitaliste.
Prompte à voir dans la bigarrure des publics qui la fréquentent une richesse et l’indice de son insertion réussie, la bibliothèque entend promouvoir une mixité sociale non conflictuelle, un lieu où les disparités ne sont pas source d’affrontements mais d’échanges, où la conscience des différences nourrit le désir d’une compréhension mutuelle. Étrange territoire que ce lieu neutre qu’est la bibliothèque où le riche reste riche et le pauvre pauvre, chacun ayant la satisfaction de se savoir reconnu par l’autre membre de la même collectivité que cimentent un patrimoine et la culture. Aussi, lorsque la bibliothèque célèbre les différences, c’est pour affirmer qu’elles ne comptent pas. À l’exemple des utilisateurs des transports en commun qui, les jours de grève et par décret des médias, n’ont plus d’autre identité sociale que celle d’« usagers » (ou, par hyperbole, d’« otages »), la bibliothèque n’admet qu’une « communauté de lecteurs », diversement dotés en « capital culturel » et en capital tout court mais rendus solidaires par le seul fait de pratiquer le même lieu. Par la magie d’un tour de passe-passe sémantique, l’idée d’une société clivée par des intérêts antagonistes et irréductibles est ainsi scotomisée.
L’enjeu n’est pas seulement symbolique. Dans un contexte socio-économique déprimé, marqué par un chômage endémique et une guerre sociale larvée
Si on laisse de côté (provisoirement) les ritournelles sur la « démocratisation de la culture » – passage obligé du grand oral que sont les discours d’inauguration d’équipements –, on n’ignore pas que les élus locaux envisagent la création de médiathèques comme une réponse parmi d’autres aux risques de « désaffiliation » (Castel) et d’éclatement social qui menacent les « quartiers sensibles » de leur commune. Autrement dit, ces équipements s’intègrent à la géographie urbaine en tant que dispositifs d’encadrement social – aux côtés du sport (entre autres), souvent présenté comme une riposte douce au désœuvrement criminogène des jeunes. Or, ce qui pour les politiques est une nécessité dictée par la gestion des risques sociaux (notamment celui que représentent les classes dangereuses), les bibliothécaires en font une vertu civique – un état d’esprit qui présuppose l’identification à l’ordre et l’intériorisation de ses valeurs.
On ne compte plus en effet dans la littérature scientifique et professionnelle les relations émues des parcours édifiants de jeunes « en difficulté » ou à la dérive (« issus de l’immigration » de préférence, cela renforce le propos) dont la destinée a été bouleversée par la rencontre salvatrice d’une bibliothèque – laquelle leur a donné les moyens de triompher des déterminismes socio-économiques pour trouver leur place dans la société. Ce que ces récits de rédemption valorisent, c’est l’adaptation à l’ordre social comme unique voie de réalisation de soi et la conformité à l’esprit des lois comme idéal politique. République ou barbarie : pour l’idéologie de la lecture publique, il n’y a pas d’autre alternative.
Mais les faits sont têtus. S’il existe une communauté de destin par-delà les clivages sociaux, comment expliquer le délitement du « lien social » dont témoigne le développement d’un communautarisme à l’américaine, de l’intégrisme religieux et de l’« exclusion » sous toutes ses formes ? La réponse s’énonce chaque fois avec la même évidence qui met en cause la défaillance des mécanismes de l’intégration. Quant à la solution de tous les maux, elle tient dans un seul mot : « citoyenneté » (et ses expressions dérivées, déclinées sur tous les modes : usage, comportement « citoyen », voire gestion « citoyenne
C’est en effet dans cette perspective que s’inscrivent les « missions sociales » de la bibliothèque, une vocation tardive qui a redéfini l’identité de l’institution, affectée auparavant à la seule promotion de la lecture. Déclinées en actions de formation, d’information, de prévention, d’aide à l’insertion professionnelle, elles se présentent comme un dispositif en charge de satisfaire les « besoins » des gens. Que ces « besoins » puissent avoir d’autre urgence que l’obligation de s’insérer, c’est ce que veut ignorer la définition du service public comme
C’est ainsi qu’il ne vient à l’esprit d’aucun bibliothécaire – à moins d’être fou – de s’opposer à la mise en place d’un « pôle-emploi » dans son équipement, si les conditions le permettent. Pourtant, à quels « besoins » répond la mesure : à ceux des salariés sur la touche ou à ceux du marché du travail qui impose aux
La propension des bibliothèques modernes à s’adapter aux besoins de l’économie capitaliste n’a d’égal que leur engagement à moduler les conséquences de l’insécurité sociale créée par la tyrannie du marché. C’est ainsi que nombre de bibliothèques proposent des « ateliers rap » où l’on entraîne les apprentis rappeurs des banlieues à canaliser leurs refus dans les révoltes permises
Dans un autre registre : à quelle impérieuse nécessité répond la création à la chaîne d’espaces « multimédias » dans les bibliothèques ? À l’édification du citoyen
Les bibliothèques ont si complètement lié leur sort au devenir de l’ordre qu’elles identifient, par nécessité autant que par choix, défense des valeurs humanistes et maintien du
On ne peut que le constater : les bibliothèques font effectivement preuve en matière d’acquisition d’une tolérance inédite dans leur histoire. Mais ce qu’elles ne tolèrent pas, c’est la dépense improductive, le document qui ne trouve pas preneur. L’ambition est de mettre en adéquation l’offre et la demande. C’est confondre démocratie et libéralisme : la démocratie n’a jamais consisté à privilégier l’utile et l’agréable et à mettre en parenthèses les jugements, les valeurs sous prétexte de neutralité axiologique (comme le prêche l’idéologie professionnelle). Cela, c’est l’imaginaire libéral qui le conçoit et le marché qui l’organise, précisément parce que, dans cet univers, il n’existe qu’utilités et intérêts : biens échangeables, marchandises – lesquels, à l’aune de l’équivalent universel (l’argent dans la conceptualisation marxienne), se valent tous
Il ne faut pas non plus s’étonner si les prises de position les plus avancées sur la question du prêt payant ont porté sur la défense du « droit à l’imaginaire
On aura compris qu’il ne s’agit pas de reprocher aux bibliothèques modernes un choix de société qui contredirait leur vocation première mais de jouer sur deux registres exclusifs : le consentement à (et la justification de) ce qui est là ; la formation, par la mise en commun des connaissances et des créations, d’un citoyen libre et responsable. Or l’effort d’émancipation auquel voudraient contribuer les bibliothèques peut-il être autre chose qu’une contention d’esprit appliquée à briser le cercle de l’enfermement intellectuel, celui de la pensée préconstituée, la douce tyrannie des réflexes conditionnés et des préjugés, y compris et surtout ceux de sa propre culture ? Dès lors, toute démarche cognitive que guide l’esprit critique saurait-elle avoir d’autre ambition que de fourbir les armes de la critique sociale ? Lorsque les syndicalistes révolutionnaires de la Belle Époque prônaient la « culture de l’intelligence » et l’« enseignement mutuel », ils avaient en tête ce savoir qui permet à l’individu de s’élever à l’intelligence critique des rapports sociaux, non de le convaincre qu’il a sa place dans la société (une société qui, soit dit en passant, n’a jamais produit dans l’histoire autant de misère et de mort).
Où iraient-elles cependant si, cessant d’être le lieu où chacun vient puiser la « part de rêve et d’illusion
Ce faisant, on ne se pose pas la question de savoir si, du point de vue des « plus démunis » – remords et horizon chimérique de bibliothèques –, ce n’est pas précisément cette représentation libérale et faussement tolérante de l’espace social qui enferme et est intolérable, parce qu’elle enseigne l’obéissance et la béatitude. Dès lors, est-il absurde de pointer dans le conformisme social des bibliothèques la raison majeure du rejet dont elles sont l’objet de la part des classes subalternes ? Qu’ont-elles en effet à leur offrir d’autre qu’un idéal moyen, enté sur des valeurs moyennes à l’usage des classes moyennes – soit les croyances universalisées du microcosme des bibliothécaires ?
Les structures de la lecture publique jouissaient, il y a encore quinze à vingt ans, d’une situation singulière, celle d’occuper, au sein de la société marchande, une position pas ou peu concernée par les contraintes de leur environnement. La raison de cette existence intempestive et à la marge est simple et d’ordre politique. Les bibliothèques échappaient aux lois de l’attraction politique parce qu’elles ne constituaient pas aux yeux des décideurs, leurs bailleurs de fonds, un élément à part entière des stratégies d’ingénierie sociale à l’échelon local. En d’autres termes, elles n’étaient pas encore perçues en tant qu’instruments d’intégration « citoyenne ». Littéralement, elles étaient hors jeu. Abandonnées à leur sort, tels d’inoffensifs phalanstères ou des
La crise économique et surtout la prise de conscience dans les années 1980 de son caractère structurel ont changé la donne. Les effets dissolvants que son extension faisait peser à plus ou moins long terme sur la « cohésion sociale » ont stimulé la recherche de palliatifs visant à neutraliser les manifestations les plus spectaculaires des risques d’éclatement social, notamment la croissance des « violences urbaines » (appellation d’origine sociologique pour désigner l’une des expressions contemporaines des luttes de classes). De ce challenge social sont nés la « politique de la ville
La mise en regard des temples modernes du « multimédia » et de ceux de la marchandise apparaîtra formelle et gratuite à beaucoup. À l’exception notable du public des bibliothèques toutefois, lequel a spontanément établi l’équivalence et intériorisé la chose. Ainsi lui arrive-t-il de « passer commande » d’ouvrages, de films ou de disques, avant de se diriger vers les « caisses » pour « louer » des documents exposés sur les « têtes de gondole ». On aurait tort de ne voir dans cette transposition lexicale que peccadilles et façons de parler. Le vocabulaire n’est jamais anodin ; il véhicule un imaginaire, en l’occurrence celui attaché à l’univers de la marchandise, projeté sur l’organisation et le fonctionnement objectifs de la bibliothèque.
Écartons d’emblée deux objections attendues.
1. Il est symptomatique de constater que l’essentiel des études de sociologie de la lecture publique envisage les usages de la bibliothèque uniquement du point de vue de la destination culturelle du lieu. Même lorsqu’il s’agit d’appréhender les usages déviants, ce sont les écarts à la norme qui sont mesurés. La croyance en la centralité et en la permanence de l’identité culturelle de la bibliothèque a la force du préjugé – entre autres parce que constitutive de l’image de soi du bibliothécaire et de l’ambiguïté de la position de médiateur, écartelée entre la consommation (honnie) et la création (sacralisée). Cet
En cela le discours savant ne fait qu’alimenter une littérature inquiète et normative
Bien entendu, je n’y répondrai pas. Cela dépasse mon propos. Je ne la soulève que pour poser le point suivant : dans l’hypothèse d’une marginalisation de la vocation culturelle des bibliothèques, la question de la formalisation des politiques d’acquisition, censée contrarier la rationalité marchande, devient elle-même secondaire. Comme l’a montré la controverse sur la place des best-sellers dans les collections, le débat ne porte plus sur la nécessité d’une politique d’acquisition mais sur les modalités de son application. La persistance d’un malaise au spectacle du fonctionnement des médiathèques convainc par conséquent que le problème ne se situe pas à ce niveau mais concerne l’économie générale des équipements.
2. Par suite, pour rendre compte de l’homologie entre médiathèques et supermarchés, on aurait beau jeu de convoquer les tendances lourdes de l’évolution sociale – la privatisation de l’espace public
C’est en effet une banalité de dire que l’apparition des médiathèques a bouleversé la conception et le fonctionnement des bibliothèques. Jadis domaines réservés d’un savoir réservé ou, dans leur version militante, lieux privilégiés de la
C’est la réalisation de ce que deux auteurs entérinent comme
À l’aune de ce renversement de la théorie de la pratique et des usages, on comprend mieux pourquoi il n’apparaît pas extravagant qu’un patron puisse exiger de sa bibliothèque – dès lors qu’il participe à son financement par le biais de la fiscalité locale – qu’elle acquière les documents qu’il réclame pour son activité professionnelle. On aura identifié dans cet exemple
– la paraphrase idéologique des valeurs et des pratiques de l’entreprise ;
– la revendication d’une satisfaction immédiate des besoins, exigence que la modernité érige en impératif catégorique.
À l’horizon de la notion de « mutualisation des moyens », que seules les vertus analgésiques du langage employé pour la valider et la tyrannie du consensus libéral ont préservé jusqu’à présent du scandale, il y a cette idée saugrenue : le principe de plaisir – c’est-à-dire la satisfaction impérative des « besoins » (
La difficulté de prendre la mesure de cet
Convié par ailleurs en permanence et dans tous les aspects de son existence à jouir sans entrave ni délai des délices d’une consommation d’objets et de sensations d’autant plus effrénée qu’elle est à elle-même sa propre fin, l’usager des bibliothèques est ainsi légitimé à se comporter en nourrisson tyrannique et à attendre contentement et satiété de la satisfaction plénière de ses désirs. Sans doute faut-il voir dans la sollicitude toute maternelle portée aux desiderata de sa clientèle, travestie par l’idéologie du service public en bienveillance conviviale, l’intolérable tolérance dont bénéficie une grande partie du public au comportement indigne qui, s’il était le fait d’enfants terribles, inciterait des parents responsables à intervenir fermement.
Il est en effet frappant que, pour certains usagers, l’autre n’existe pas. Les pratiques et les comportements qui dénotent une absence ou pour le moins une déficience du sens civique ne sont certes pas nouveaux. Retards, vols, nuisances diverses sont depuis longtemps le lot quotidien des bibliothécaires et l’institution ne les a pas créés. Mais le succès des médiathèques les a aggravés et a considérablement étendu la gamme des comportements égocentriques : documents retirés de leur emplacement et déposés n’importe où ; fonds méthodiquement déclassés (ce mépris souverain des autres usagers et du travail des agents va souvent de pair avec les récriminations concernant l’impossibilité de trouver les documents) ; documents restitués sales ou dégradés sans autre forme de procès ; demandes impératives (acquisitions, renseignements) ; marques d’impatience lorsque l’enregistrement des documents ne va pas assez vite ; intolérance à l’erreur ; plus généralement, exigence d’une remise de soi du personnel, non seulement en terme de disponibilité mais aussi par l’instauration d’un rapport de subordination, du type patron-salarié, dans les situations conflictuelles comme dans les situations ordinaires.
Côté bibliothécaires, la contradiction n’est que trop rarement perçue (lorsqu’elle n’est pas refoulée) entre l’ambition affichée des médiathèques d’humaniser les relations sociales et la généralisation des comportements individualistes dont elles sont le théâtre et qu’un laxisme travesti en prédisposition libertaire encourage
Pour expliquer le fait, il est tentant (et rassurant) d’inverser la cause et les effets et d’appeler à comparaître le public lui-même. Il ne manque pas de sociologues et de folkloristes pour s’ébahir devant l’infinie diversité des usages et se répandre en un raffinement d’observations
Aujourd’hui en France, la question de la démocratisation de la vie politique ne se pose plus. Le suffrage universel institué en 1944 est censé l’avoir résolue. On me passera donc cette tautologie : œuvrer à la démocratisation de la culture équivaut à dire que l’accès à la culture n’est pas démocratisé. Le constat devrait induire une prise de position critique, voire en rupture avec l’ordre des choses, telle celle qui motive l’interrogation suivante : « Que manque-t-il à l’ouvrier français ? »
On n’est certes pas tenu de partager le rêve de Pelloutier d’une refondation du monde par l’action directe des opprimés et de lier savoir et culture à l’invention d’une manière libre et solidaire d’être ensemble. Ce point de vue excentrique permet toutefois de mettre en évidence le glissement sémantique de la notion de démocratisation, désormais exclusivement employée pour évaluer le développement de l’accès à l’information et des industries du loisir. On entend en effet fréquemment des propos comme ceux-ci : le ski, Internet ou les casinos « se démocratisent ». Chaque fois il s’agit de prendre acte du fait qu’une pratique – le plus souvent une activité de loisir – qui constituait auparavant le privilège d’une élite sociale ou alimentait les stratégies de distinction est désormais accessible à un plus grand nombre de gens.
Dans cette acception, la valeur d’échange seule définit le critère d’accessibilité ; ce qui importe n’est pas ce qui s’échange mais l’échange lui-même et le chantier de la « démocratisation » s’étend ainsi par principe à tout ce qui est consommable, indépendamment de la nature des pratiques et des produits. Dans le cas particulier de l’information où la valeur d’échange des produits conditionne directement l’existence sociale des individus, c’est-à-dire leur propre valeur d’échange sur le marché du travail, démocratiser signifie ni plus ni moins acquiescer aux conditions nouvelles de la survie en milieu hostile (il n’y en a pas d’autre). La conception prépondérante de la lecture publique repose sur un avilissement comparable de la notion de démocratisation de la culture.
Obnubilées par la « conquête de nouveaux clients » afin de gonfler le pourcentage remarquablement bas (et désormais stagnant) de la fréquentation, les médiathèques ont remisé l’image vieillotte de la bibliothèque – ce qui a consisté avant tout en la fabrication d’une imagerie dépréciative du passé, destinée à renforcer la légitimité du projet de rénovation. On connaît la chanson : autrefois, la bibliothèque était un lieu poussiéreux et peu accueillant, dirigé le plus souvent par un laideron ou une vieille fille revêche. Cette représentation grossièrement misogyne étendue à l’ensemble de la profession par les obsédés du « taux de pénétration » (parmi lesquels des féministes bruyantes) donne le ton et la mesure du mouvement de modernisation en cours où l’objectif est avant tout de séduire
Suivant en cela le mouvement général qui entraîne les services publics à intégrer la logique, l’organisation et les objectifs de l’entreprise – jusqu’au vocabulaire et aux
Lorsqu’au cours du XIXe siècle, le socialisme a redéfini le contenu de son utopie sur le modèle proposé par la société industrielle naissante (soit comme développement exponentiel des forces productives), il ne s’est pas seulement approprié les technologies et les machines du monde bourgeois qu’il devait détruire mais encore l’idéal et les valeurs dont elles étaient le produit (productivisme, réification économique de l’homme) – offrant ainsi au XXe siècle un mode alternatif de gestion du capital qu’ont incarné chacun à sa manière le bolchevisme et la social-démocratie. L’adaptation au contexte des bibliothèques des techniques d’organisation et de gestion de l’entreprise implique pareillement l’assomption de la vision du monde indissociable de leur élaboration et de leur mise en œuvre.
Chaque fois vantée à grand renfort d’arguments définitifs sur le décloisonnement de la culture et le partage du savoir, la croisade pour la modernisation des bibliothèques ne dissimule jamais longtemps son vrai visage. Concentration de tous les produits d’appellation d’origine culturelle fabriqués par l’industrie du loisir (
De fait on peut affirmer qu’une bibliothèque « traditionnelle » a plus de chance de remplir une mission culturelle qu’une médiathèque à la pointe du progrès technique et de l’offre documentaire. Qui a vu par exemple le désarroi d’un élève « en difficulté » devant un écran d’ordinateur est en mesure de saisir l’inanité de l’argument – largement utilisé par les marchands de culture numérisée et, à leur suite, par les médiathèques – qui associe lutte contre l’échec scolaire et « multimédia » : non seulement la technique ne pallie pas la déficience des instruments méthodologiques nécessaires à l’acquisition et l’appropriation du savoir, mais elle accentue la confusion en substituant au
Ainsi s’explique l’étrange modestie de l’ambition des bibliothèques. Pour ses théoriciens, la bibliothèque moderne n’a pas pour mission d’aider à comprendre le monde mais à s’y adapter ; encore moins de le penser dans la perspective de l’utopie – conception d’un autre âge – mais de l’enchanter, de garantir le « droit à l’imaginaire ». Que cette adaptation soit celle que réclame le marché, que l’imaginaire en question soit celui qu’offre la marchandise en tant que reflet narcissique du consommateur, c’est ce qu’attestent le management et les stratégies de communication des médiathèques, en phase avec les valeurs et les styles de vie exaltés par la publicité et les abécédaires du marketing : être
En haut lieu, il y a belle lurette que l’événement n’émeut plus, à tel point que l’introduction de nouveaux supports est présentée sans fard comme un marketing de produits d’appel
Cet état des lieux – même grossier – rend moins incompréhensible les dispositions de la nouvelle race de managers qui s’apprête à prendre en mains les destinées de la lecture publique. Elle n’a pas l’imagination créatrice des pionniers, les bâtisseurs de cathédrales multimédias
Au demeurant, l’évolution répond aux attentes de la profession puisque rien ni personne ne semble vouloir la contrarier. Peut-on vraiment prendre au sérieux les grognons qui proclament
Scandé sur le mode « altermondialiste », l’argument de l’extériorité de la culture par rapport à l’économie marchande fournit en fait la meilleure justification possible de la vision libérale du monde et des intérêts qu’elle défend. L’ouverture le dimanche, certains jours fériés et, ponctuellement, la nuit des supermarchés (les vrais) de la culture démontre en effet que la bataille de la lecture est soluble dans le calcul de la plus-value et qu’être pour la « démocratisation de la culture » n’est parfois qu’une autre manière de défendre la légitimité de l’ordre marchand. Une aubaine pour les médiathèques qui, n’ayant rien à vendre, se sentent d’autant plus autorisées à rééditer un coup de force pour lequel elles font donner l’artillerie lourde (suppression du repos dominical = partage du savoir, droit à la culture pour tous, service public) – non sans fustiger au passage l’imbécillité ontologique des personnels qui refusent de voir la « démocratisation de la culture » se traduire par l’aliénation de la maîtrise de leur temps libre
Non contente de conspirer à l’inintelligibilité du monde, la dénégation du fait que la culture est marchandise – comme sont marchandises le travail, ceux qui le subissent comme ceux qui en sont exclus, les produits de l’exploitation de la nature et la nature elle-même – participe ainsi d’une vaste opération de brouillage : celle qui recouvre d’une idéologie progressiste ou humaniste le démantèlement des dispositifs ayant pour fonction d’atténuer et de circonscrire les dommages unilatéraux qu’implique l’exercice débridé de la « liberté du travail ».
Il y a un usage spécieux de l’évidence qui vise à faire aller de soi ce qui auparavant révoltait ou pour le moins posait problème. Ainsi en est-il de ces valeurs importées de l’entreprise, assénées comme des vérités premières avec l’aplomb du bon sens outragé et qui, il y a peu, auraient coalisé contre elles et leurs promoteurs l’ensemble de la profession. Moyennant quoi, lorsqu’un bibliothécaire entre dans la carrière quand ses aînés n’y sont plus, il n’y trouve ni leur poussière ni la trace de leurs vertus. Ce vers de
Etre « réactif » et « optimiser » ses « performances » en « synergie » avec l’ensemble des « collaborateurs » constitue désormais l’
À l’aune de cette entreprise d’acculturation professionnelle – qui, inévitablement, s’inscrit dans le sens de l’histoire et dans la croisade du progrès contre les archaïsmes et l’inertie des mentalités –, on comprend mieux pourquoi il est essentiel que s’efface ou soit marginalisée la mission de conservation des bibliothèques publiques au bénéfice de leur soumission aux lois non écrites de la « société de l’information » (l’un des euphémismes inventés pour désigner les contraintes nouvelles imposées par la domination capitaliste). C’est dans la mesure où la bibliothèque a su garder la trace de ce qui du passé méritait d’être transmis, autrement dit qu’elle est
Si, en substance, démocratiser l’accès à la culture consiste à donner à l’individu les moyens d’accroître son autonomie, autrement dit sa capacité de maîtriser l’espace et le temps de son existence, alors, en œuvrant à l’intériorisation des contraintes du monde moderne et à la diffusion la plus large des produits culturels de consommation et de consolation qui permettent de le supporter, les bibliothèques semblent opter pour l’hétéronomie, c’est-à-dire un mode aliéné de rapport à soi et au monde.
Allons plus loin, au risque de paraître sacrifier à la théorie du complot : le fantasme d’hégémonie sociale qui agite les bibliothèques modernes transforme ce grand acquiescement au monde en complicité active. Aussi tout ce que l’idéologie dominante charrie de marchandises frelatées et de « causes » édulcorées y trouve-t-il un écho favorable : la revendication du « commerce équitable » (une contradiction dans les termes) en lieu et place de la critique du capitalisme ; la dénonciation du stress au travail et du harcèlement moral plutôt que la critique du travail aliéné ; la réduction de l’émission des gaz à effet de serre et non l’exigence d’une redéfinition des rapports de l’homme avec la nature ; les jérémiades du féminisme grand-bourgeois comme ersatz de réflexion sur les causes sociales de l’oppression des femmes ; etc.
De cela toutefois, réjouissons-nous. À l’instar des psychotropes dont la production et la prescription entretiennent les maux qu’ils sont censés guérir, rendant d’autant plus nécessaire leur usage massif, le modèle de la médiathèque s’imposera d’évidence de plus en plus – au rythme du progrès des stratégies de l’intégration et des politiques de lutte contre l’ennui – comme « lieu-ressource » pour tous les « exclus » et temple d’une consommation décomplexée par l’alibi culturel qu’il procure