158
1993
110-111
Utard
Jean Claude
Establet
Roger
Félouzis
Georges
Livre ou télévision
concurrence ou interaction ?
PUF, 1992. (Politique d'aujourd'hui).- Prix : 132 F.
Une idée communément admise est que livre et télévision s'opposent, que l'un et l'outre sont des biens substituables sur l'échelle de nos intérêts culturels, et donc que la pratique de l'un ne peut aboutir qu'à chasser celle de l'outre. Or, on peut légitimement se demander si cette opposition simpliste recouvre autre chose qu'une idée reçue.
C'est à cette question qu'entend répondre la recherche que R. Establet et G. Félouzis entreprirent, grâce au financement de l'Observatoire France Loisirs de la lecture.
Le matériel de base pour une première observation existe déjà puisqu'il suffit de reprendre les données de la grande enquête sur les "pratiques culturelles des Français, 1989". Or, celle-ci ne vérifie que très partiellement cette concurrence des deux médias. Certes on voit que plus la pratique de la télévision est intensive, plus la proportion de non-lecteurs est forte, et plus la proportion de forts lecteurs (c'est-à-dire de lecteurs lisant une grande quantité de livres) est faible. Mais on note aussi que plus nombreux sont les gens qui échappent à ce dilemne : existent donc de forts lecteurs, également forts consommateurs de télévision, de moyens pratiquants ou de faibles adeptes dans l'un comme dans l'autre, etc.
Surtout, d'autres niveaux d'explication interfèrent : les téléspectateurs exclusifs sont le plus fréquemment des nondiplômés alors qu'ils se rencontrent très rarement chez les plus diplômés; inversement les lecteurs exclusifs sont plutôt bien diplômés et même sont souvent des femmes diplômées... On peut donc difficilement parler d'une concurrence absolue entre es deux médias : c'est bien plutôt le diplôme qui décide et qui hiérarchise les pratiques culturelles, ou encore l'appartenance à une catégorie socio-professionnelle. On remarque ainsi que personnels de service, agriculteurs et employés ont tendance à se situer à la fois chez les faibles lecteurs et les faibles consommateurs de télévision, alors que cadres et ouvriers qualifiés sont à la fois lecteurs et téléspectateurs.
Cela amène nos deux sociologues à parler de "l'alchimie du livre et de la télévision" pour expliquer toutes les combinaisons possibles, et à considérer que la question de leur concurrence est mal posée. En fait, disent-ils, les deux médias ne sont investis des mêmes fonctions que par les diplômés qui veulent encore compléter leur culture ; alors que chez les non-diplômés les deux domaines sont bien séparés : à la télé le loisir et la détente, au livre, l'aura des activités sérieuses...
Cette hypothèse tend à déplacer la question de la concurrence entre la télévision et la lecture. Pour nos auteurs, ces deux pratiques culturelles correspondent en fait à des usages sociaux bien distincts, aux fonctions dissemblables : la télévision est une pratique collective, souvent familiale, et de détente, et la lecture une pratique individuelle. Et il n'y aurait concurrence que lorsque les deux médias occuperaient le terrain de l'acquisition des connaissances et de l'enrichissement personnel.
Commence alors l'enquête originale : 48 entretiens semi-directifs ont été réalisés et le contenu de ceux-ci analysés par un logiciel (Hyperbase) qui nous donne la fréquence des formes lexicales employées, la constitution du vocabulaire spécifique de chaque interview, le calcul de la richesse du vocabulaire utilisé, etc.
Premier résultat du dépouillement lexicographique : télévision et lecture sont "deux miroirs de la personne", la lecture demeurant un acte individuel, alors que la télévision voit la prédominance du collectif. Tant dans les faits que dans la forme d'implication : le "je" prédomine lorsque l'interview porte sur le livre, le "on" l'emporte quand c'est la TV qui en est le sujet.
Second aspect mis en valeur : les relations entre livre et télévision ne se comprennent que dans le cadre des conceptions de la culture et des trajectoires sociales. La concurrence n'existe que chez ceux qui veulent également avoir une approche cultivée de la télévision. Et les facteurs sociaux (sexe, âge, diplôme...) ont une incidence déterminante. Par exemple les entretiens menés avec des femmes présentent un univers de référence où la place centrale est occupée par le livre et la lecture, alors que ceux des hommes mettent en valeur la télé et... la voiture.
Enfin, la troisième et dernière constatation montre qu'au delà des différences sociales et des distinctions de diplômes, la lecture unit alors que la télévision sépare. En effet la lecture rapproche les vocabulaires et attitudes d'hommes et de femmes que leur formation initiale devrait séparer. Lecteurs diplômés et lecteurs autodidactes tendent à se ressembler. Par contre la télé n'homogénéisé pas son public. Au contraire : c'est justement là que jouent pleinement les inégalités culturelles et de diplômes. Seuls les diplômés transposent dans le domaine télévisuel un sens critique, une mise à distance de l'objet, toutes choses apprises justement à l'école.
Ainsi se conclut, de manière rassurante pour le livre, cette enquête. "La lecture se dit en première personne, et cette interpellation, lorsqu'elle est entendue, permet une formation véritable. Nos lecteurs décrivent leur pratique comme un enrichissement personnel (...) : il ne s'agit pas d'une illusion complaisante, mais d'un fait avéré."
D'où vient alors ce sentiment de déception relative que nous procure cette lecture ? Peut-être de voir le discours scientifique fonder... ce qui est subodoré ou connu depuis fort longtemps... Déjà Mac Luhan décrivait le livre comme un média chaud (qui vous implique fortement) et la télévision comme un média froid... La sociologie ne ferait donc qu'asseoir le sens commun..., remplaçant une idée reçue (la télé concurrence le livre) par une autre (mais dès qu'il s'agit de vraiment se cultiver et s'enrichir, revient le livre) ?
Avouons surtout que ce livre ne répond pas à toute nos questions : qu'il existe, individuellement, toutes sortes de combinaisons livre-télé, certes, mais le fort lecteur également fort téléspectateur lit-il les mêmes choses que le fort lecteur peu pratiquant de télé ? Autrement dit ; est-ce que la télévision n'influence pas des choix de lecture, voire des modes de lectures La prolifération de livres nous offrant une "lecturezapping" mériterait au moins qu'on se penche sur cette question...
De même l'affirmation que ce sont les facteurs sociaux qui expliquent les parts relatives occupées par la télévision et la lecture ne permet pas de conclure à la non concurrence. Ainsi la culture jeune se caractérise, selon nos auteurs, par une abondance de biens culturels variés, avec une prépondérance des magazines..., ce "qui n'exclut pas les supports écrits plus classiques tels que les livres" (?). Et plus loin, toujours à propos de ces jeunes interviewés : "le terme "roman" définit les lectures". N'y a-t-il pas là quelque réflexion à mener pour savoir ce que l'on attend de l'un (le livre) et de l'autre (la télé serait du côté de l'information, du documentaire ?). La concurrence n'existe pas dans le discours jeune, parce que, de fait, chaque pratique a un territoire délimité. Mais, objecterait quelque nostalgique ou naïf, si la télé n'avait pas été inventée ? Lorsque le discours individuel ne reprend pas cette idée d'une concurrence, n'est-ce pas parce que les jeux sont déjà faits et les partages institués ?
Saluons donc R. Establet et G. Felouzis pour le côté salutaire de leur question : la télévision est là, d'évidence, et ce n'est point parce qu'on la possède qu'on se transforme en non-lecteur absolu. Et tous les mariages de pratiques culturelles sont donc dans la société. De fait.
N'en concluons peut-être pas pour autant à l'absence de concurrence et à la douce harmonie des pratiques.