184
1999
246-247
Courrier d'Hubert Ben Kemoun
Hubert Ben Kemoun 4 avenue Auvinet 44400 Rezé
Tél. 02 40 04 20 66
Nantes, le 20 juillet 1999
Madame Claudine Belayche pour l'Association des Bibliothécaires de France.
Sans avoir la prétention de faire vraiment avancer la polémique ouverte autour du prêt payant dans les bibliothèques, je souhaitais depuis un bon moment faire part à votre association de ma réflexion à ce sujet.
Je suis auteur jeunesse (Castor Flammarion, Nathan, Casterman, Bayard...) depuis plusieurs années et autant que d'autres, je sais, pour le constater régulièrement lors de mes déplacements et de mes interventions dans vos établissements, le travail essentiel fait par vous, professionnels, à partir de nos livres. Les dynamiques ouvertes autour de la lecture, bien souvent en corrélation avec les établissements scolaires et des librairies locales font vivre nos ouvrages bien au-delà des simples premiers mois suivant leurs parutions.
Ces « appropriations de lectures » sont dues à ce travail de fond qui ouvrent des espaces citoyens dans des cités, des quartiers entiers de villes ou des secteurs ruraux. La gratuité de l'utilisation des bibliothèques est une des données de base de cet essor, de cette dynamique.
Le néolibéralisme qui nous guette voudrait peut-être un jour nous faire croire qu'une bibliothèque devrait rapporter de l'argent. Pourquoi pas une piscine municipale, un musée ou les douches du stade de foot du coin, pendant qu'on y est ?
Non, une bibliothèque, ça ne rapporte rien ! Rien en terme économique, rien de rentable, (sinon probablement en période électorale). Ça ne fait pas fructifier les finances locales, une bibliothèque, mais cela enrichit autre chose... Quelque chose d'essentiel qui a trait à notre humanité et à notre citoyenneté. L'a-t-on oublié ?
Depuis plus de vingt ans maintenant, je travaille - parallèlement à mon métier d'auteur -, dans une institution spécialisée accueillant des enfants malades mentaux. Qu'est-ce que cela a à voir avec ce qui précède ? C'est pourtant du même domaine !
Que rapporte à la société l'acte laborieux et souvent ingrat de soigner des fous ? Rien, puisque les mômes que j'accompagne ne réussiront pas tous à atteindre, une fois adolescents un niveau CEI ou CE2... et pourtant, je crois que mon métier est essentiel au même titre que le vôtre. À quelle jauge s'accroche-t-on pour évaluer la grandeur d'un pays ? À ses kilomètres d'autoroutes ? Au chiffre de son commerce extérieur ou intérieur ? Peut-être ! Mais peut-être aussi à sa capacité de soigner ses laissés pour compte, à son élan à s'occuper de ses vieux, et pourquoi pas aux nombres de livres disponibles dans les rayonnages de ses bibliothèques, au nombre des ses bibliothèques...
« Oui mais, le prêt payant, c'est pour aider les auteurs ! »
À voir !
« Les éditeurs verseraient une part de ces sommes à leurs auteurs ! »
Quels auteurs ? Quels éditeurs ? Souvent considérés comme de « sous-auteurs » , les auteurs de la littérature jeunesse ont bien plus à gagner (et je ne parle pas seulement d'argent) à voir les bibliothèques garder le système actuel du prêt soumis à une inscription (n'est-ce pas là déjà un paiement ?) plutôt que de les embarquer dans des calculs complexes et nuisibles au travail de fond des professionnels. Nous n'avons nul besoin d'une nouvelle SACEM ou d'une SACD en l'état, mais seulement du terrain fertile sur lequel peuvent s'épanouir nos ouvrages. Les bibliothèques comme les libraires sont ces espaces.
Les quelques éditeurs qui considèrent que les bibliothèques leurs volent des lecteurs ont vite oublié que leurs ouvrages existaient aussi en grande partie grâce au pari fait par les bibliothèques sur des titres moins médiatisés. Grâce à ces choix, leurs titres perdurent dans des bacs des libraires. Quant aux autres éditeurs, si vraiment ils s'inquiètent des fins de mois difficiles de leurs auteurs, il est toujours possible de renégocier nos pourcentages... ! Mais je ne crois pas que les éditeurs jeunesse tiennent un langage différent du mien.
Ils savent le travail fait autour de nos ouvrages dans vos établissements. Les rencontres organisées avec les auteurs (rémunérées à un tarif non négligeable) participent à augmenter la fréquentation des bibliothèques mais aussi, je ne suis pas dupe, nos ventes en librairie.
Il serait bon que nous n'oubliions pas, nous auteurs, vous bibliothécaires, tous à longueur de temps plongés dans les pages, que l'accès au livre -je veux dire, même à l'objet livre - n'est pas acquis et simple pour tout un chacun. Et la fabrication d'un portillon financier supplémentaire aboutirait à l'effet inverse que celui souhaité par les politiques d'accès à l'écrit et l'appropriation des espaces publics et citoyens.
Les auteurs ne pensent pas qu'à l'argent pas plus que les bibliothèques ne sont les fossoyeurs de l'édition. Elles sont au contraire un des points de capiton de la dynamique du marché du livre, à un autre titre que les librairies.
Voilà ! Il me semble intéressant, du moins je l'espère, de déposer ici ces quelques éléments de réflexion dans la discussion ouverte autour du rapport Borzeix. Notamment dans la mesure ou les prises de position des auteurs dans ce débat m'avaient semblé bien rares.
En vous remerciant.
Je vous souhaite de bonnes lectures.
1. Ne désespérons pas, avant on traitait ainsi les auteurs de la littérature policière.
2. Les municipalités devraient peut-être davantage se demander si elles ne sont pas les fossoyeurs de leurs librairies locales quand elles accordent leurs marchés (pour raisons financières) à des diffuseurs, certes efficaces, mais dont le travail n'a rien à voir avec l'action de proximité et de conseil que l'on attend d'un libraire.