Indésirable dans les bibliothèques avant la Seconde Guerre mondiale, la bande dessinée est aujourd’hui intégrée aux programmes de l’Éducation nationale. On assiste à une spectaculaire revalorisation de sa lecture, mais qu’en est-il dans les faits ? Telle est la question à laquelle le présent article entend proposer des éléments de réponse. Plus large et plus divers qu’auparavant, le lectorat de la bande dessinée s’est métamorphosé à la hauteur d’une production qui ne cesse de gagner en variété. Ce faisant, il s’agit de se demander en quoi la bande dessinée invite les bibliothèques à repenser leur organisation et leurs missions.
Comics have gone from being unwelcome in libraries before the Second World War to now finding a place on the school curriculum. Comics have enjoyed a spectacular rise in cultural acceptability, but how are they really read? The readership for comics is now broader and more diverse, mirroring the increasing variety of comics on the market. The question, then, is how libraries are rethinking their attitudes and remits in response to this changing profile.
Der Comic, vor dem zweiten Weltkrieg in den Bibliotheken unerwünscht, ist heute in die Lehrpläne des Schul- und Hochschulwesens integriert. Wir erleben eine spektakuläre Revalorisierung seines Lesens mit, doch worauf ist sie zurückzuführen? Dies ist die Frage, auf die der vorliegende Artikel Antwortelemente unterbreiten möchte. Die Leserschaft des Comics, größer und unterschiedlicher als zuvor, hat sich entsprechend einer Produktion, die nicht aufhört, an Vielfalt zu gewinnen, verwandelt. Somit geht es darum, sich zu fragen, inwiefern der Comic die Bibliotheken dazu anregt, ihre Organisation und ihre Aufgaben zu überdenken.
Indeseable en las bibliotecas antes de la segunda guerra mundial, el cómic está hoy en día integrado a los programas de la educación nacional. Se asiste, a una espectacular revalorización de su lectura, pero ¿dónde estamos en los hechos? Tal es la cuestión a la cual el presente artículo pretende proponer elementos de respuesta. Más amplio y más diverso que antes, el lectorado de cómics se ha metamorfizado a la altura de una producción que no cesa de ganar en variedad. Haciendo esto, se trata de preguntarse en qué el cómic invita a las bibliotecas a repensar su organización y sus misiones.
Le terme de « métamorphose » s’applique parfaitement à la perception de la lecture de bande dessinée qu’ont de nombreuses institutions, car dire que celle-ci s’est transformée depuis le début du siècle dernier est se situer largement en dessous de la réalité.
La bande dessinée fit en effet d’abord l’objet de condamnations sans appel de la part de bibliothécaires comme Mathilde Leriche « On tue à chaque page ! » La loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse
, Angoulême, Éditions du Temps – Musée de la bande dessinée, 1999, p. 35-42.Essai sur l’état actuel des périodiques pour enfants
publié en 1935) avant d’être totalement bannie de nombre d’établissements (à commencer par L’Heure Joyeuse) entendant promouvoir une certaine idée de la lecture Les bibliothèques pour enfants entre 1945 et 1975 : modèles et modélisation d’une culture pour l’enfance
, Paris, Éd. du Cercle de la librairie (Bibliothèques), 2005, 432 p.Journal de Spirou
une rubrique intitulée « Neuvième art ».
Ce complet renversement de situation montre que nous sommes face à une lecture qui pose problème et que l’on semble encore peiner à penser clairement : peut-être a-t-on encore aujourd’hui trop tendance à réduire à une simple popularité un phénomène bien plus complexe, qui invite les bibliothèques à repenser leurs modes d’organisation, voire leurs missions.
L’attitude que nous présentons ci-dessus n’a toutefois rien d’étonnant, car la bande dessinée prend assurément une place sans cesse plus importante au sein de nos habitudes de lecture : si l’on entend par « popularité » la capacité à séduire un large public, le neuvième art se doit effectivement d’être mis à l’honneur, comme en témoignent les chiffres fournis par l’enquête sur les pratiques culturelles des Français réalisée par le ministère de la Culture. À la question portant sur les « genres de livres lus le plus souvent
La bande dessinée participe ainsi clairement de l’affirmation d’une nouvelle structuration sociale du goût, comme en témoigne l’évolution des chiffres issus de la même enquête menée en 1997 : même si les deux travaux n’emploient pas tout à fait la même méthodologie, ce qui interdit une comparaison directe, ils montrent bien que nous sommes face à un rapport à la « fiction » qui change du tout au tout, puisque les « romans autres que policiers » intéressaient alors 33 % des lecteurs interrogés et étaient suivis par les « romans policiers » (21 %) et la bande dessinée (11 %) Les pratiques culturelles des Français : enquête 1997
, Paris, La Documentation française, 1998, p. 205.
Cette nouvelle popularité sonne en tout cas le glas d’une autre acception du terme de « populaire », et il faut admettre que la bande dessinée ne relève plus pleinement de la logique de la « distinction » chère à Pierre Bourdieu. Elle n’est plus le signe d’une certaine hiérarchie et ne constitue pas l’apanage d’une classe sociale qui fournirait son principal contingent de lecteurs ou de collectionneurs. En effet, si le choix de livres relevant du neuvième art comme « genre préféré » était en 1997 le fait dans 22 % des cas de foyers dits « ouvriers », la proportion tombe en 2007 à 10 % seulement, et ce, alors qu’elle augmente de façon sensible au sein de toutes les autres professions et catégories socioprofessionnelles (passant par exemple de 7 à 10 % dans les ménages d’« artisans, commerçants et chefs d’entreprise », ou de 6 à 8 % chez les « cadres et professions intellectuelles supérieures »). Impossible donc de brosser le portrait d’un art qui serait en soi un facteur de clivage entre différents états de la société ou pratiques de la lecture, comme le fait remarquer l’éditeur et journaliste Henri Filippini en mêlant allègrement ces deux dimensions : « Le Monde diplomatique
, janvier 2010, p. 27.
Les clivages sont en fait à chercher ailleurs, et d’abord en fonction du sexe ou du genre, car ce critère est réellement déterminant : si les choses s’équilibrent chez les faibles lecteurs (14 % des hommes et 13 % des femmes déclarant avoir lu entre 1 et 4 livres dans l’année), les hommes supplantent les femmes dans toutes les autres catégories, et le rapport s’infléchit très nettement avec l’intensité de la pratique culturelle (8 % contre 3 % dans le cas des « 20 livres et plus »). Cité comme « genre préféré » par 27 % d’hommes et 12 % de femmes (en moyenne des « albums » et « manga »), la bande dessinée rejoint ainsi des secteurs éditoriaux comme les « livres scientifiques, techniques ou professionnels », les « essais politiques, philosophiques et religieux » (27 % contre 12 % dans les deux cas), les « livres sur l’histoire » (41 % contre 30 %) et les « livres reportage d’actualité » (24 % contre 20 %). Nous sommes peut-être face à un phénomène qui met plus que tout autre en évidence la fragile considération dont jouit encore le neuvième art, ainsi que le suggère Gilles Ciment (actuel directeur général de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, CIBDI La bande dessinée, bien ou mal culturel ? Actes de l’université d’été de la bande dessinée
, hors-série de la revue Neuvième Art
, juillet 2007, p. 43.
Il ne faut donc pas céder à l’idée d’une métamorphose de la bande dessinée en neuvième art soudain devenu rassembleur et presque œcuménique : des clivages existent hors et au sein de la bande dessinée elle-même, car celle-ci semble constituer une espèce d’environnement que l’on aurait grand tort de considérer comme un tout unifié ne présentant aucune sorte d’aspérité. Il est en effet frappant de constater que ses différents types de publication ne mobilisent pas les mêmes publics, notamment si l’on s’intéresse en premier lieu à leurs âges respectifs. La lecture de l’album de bande dessinée, c’est-à-dire d’un livre en couleur généralement relié et de grande taille (format dit « in-4 »), décroît très régulièrement avec l’âge, mais reste ainsi présente tout au long de la vie : son indication comme « genre de livres lus le plus souvent » est le fait pour 47 % des « 15-19 ans », puis pour respectivement 37 %, 38 % et 30 % des « 20-24 », « 25-34 » et « 35-44 » ans et reste même présente chez les « 65 ans et plus » (7 %). Nous sommes véritablement face à un livre « intergénérationnel », comme en attestent les réponses à une question portant sur les auteurs que les lecteurs « aiment particulièrement » : Goscinny (et Astérix
) présentent des valeurs comprises entre 12 et 20 pour toutes les tranches d’âge à l’exception des « 65 ans et plus » (5 %)
Le manga se situe clairement aux antipodes de cette bande dessinée fédératrice et sa lecture décroît avec l’âge de façon extrêmement brutale : cité pour 31 % par les « 15-19 ans », il ne l’est plus que pour 3 % pour les « 45-54 ans », et les chiffres ne sont ensuite quasiment plus signifiants. Mettant en évidence les limites de l’enquête menée par le ministère de la Culture (qui ne concerne que les Français âgés de 15 ans et plus), ce genre de publication est véritablement synonyme de rupture : les parents ne partagent pas forcément les lectures de leurs enfants, et toute la famille ne participe pas à la lecture d’œuvres s’adressant aux « jeunes de 7 à 77 ans » (pour reprendre le célèbre slogan Journal de Tintin
). Se fait ainsi jour une métamorphose dont l’originalité est de faire coïncider production et appropriation : face à ces « jeunes » finalement synonymes du plus large des publics, la bande dessinée se réinvente une jeunesse autrement plus complexe. Tel est en effet le propre d’un mode de création pensé en fonction d’une segmentation du lectorat, que ce soit par sexe (Nana
ou Elle et lui
constituant des exemples de Jackals
ou Gunslinger girl
sont des
Est ainsi clairement remise en question une forme d’uniformité. Le temps où l’expression « bande dessinée » renvoyait à un ensemble d’albums s’alignant de façon impeccable sur les rayonnages semble bel et bien révolu. Le neuvième art opère désormais hors du cadre de la « franco-belge » chère à des éditeurs « historiques » comme Dupuis, Dargaud ou Le Lombard, et prend le parti d’une diversité qui est sans doute l’une des meilleures garanties de la vitalité de son lectorat. Il est en effet difficile de ne pas faire une corrélation entre cette nouvelle popularité et une véritable révolution en matière de production éditoriale. Ces dix dernières années ont vu se développer et s’installer un autre format, le « roman graphique », entendant lui aussi rompre avec un album qui, à en croire Jean-Christophe Menu (l’un des fondateurs de la prestigieuse maison d’édition L’Association), n’aurait « Plates-bandes
, Paris, L’Association, 2005, p. 27.
Avec le manga et les L’Ascension du Haut Mal
de David B. ou le Journal
de Fabrice Néaud sont de dignes représentants) ou « le livre d’image en général Poudre aux moineaux
de Paul Van der Erden tient tout à la fois du livre d’art et du récit graphique). Et cette initiative participe certainement d’un mouvement bien plus large, tant la bande dessinée contemporaine semble vouloir se jouer des classifications et de l’ensemble des notions ayant vocation à ordonner sa production : la distinction entre « adulte » et « jeunesse » n’est ainsi plus forcément pertinente au regard de l’ensemble des feuilletons que regroupe une « hypersérie » comme Donjon
, alors que d’autres œuvres se veulent résolument hybrides, à l’instar de Légendaires
, qui inscrivent des procédés graphiques propres au manga dans le cadre d’albums cartonnés.
Métamorphose est donc synonyme de complexité : la bande dessinée contemporaine n’a plus rien d’évident et semble proposer des expériences de lecture relevant de désirs et de motivations on ne peut plus divers. C’est clairement en ce sens que le neuvième art pose problème, car il semble que cette production éditoriale réinventant des formes de divertissements en images ou s’éloignant totalement de l’amusement pour défricher de nouveaux modes d’expression se heurte à des obstacles structurels. Comme le montre Gilles Ciment, l’émergence de modes de publication variés pose directement le problème de leur explicitation : « BBF
, 2009, n° 1, p. 75-79. En ligne :
Ce qui est vrai des équipements l’est également des pratiques, car sur ce point la lecture de bande dessinée pose un certain nombre de questions sur lesquelles des membres de la profession ont à cœur de se pencher. Il semble que nous soyons en fait face à un mode d’expression et de publication qui nous invite à reconsidérer tous les aspects du métier, sans exception aucune : c’est vrai de l’information nécessaire à une bonne approche du neuvième art de la part de ceux qui ont en charge sa lecture publique (David-Jonathan Benrubi signale ainsi le risque de décalage existant, à propos du manga, entre usagers et bibliothécaires) BBF
, 2009, n° 4, p. 6-16. En ligne : BBF
, 2010, n° 3, p. 62-66. En ligne : BBF
, 2007, n° 6, p. 67-71. En ligne : BBF
, 2009, n° 1, p. 96-97. En ligne :
* À l’expression « bandes dessinées » (qui fait référence à un format, le strip), nous préférons l’expression « bande dessiné » (qui, comme le montre Thierry Groensteen dans son Système de la bande dessinée, renvoie à un langage et à un secteur éditorial), car tel est le problème que nous semble poser sa lecture : elle porte sur des publications mobilisant des ressources graphiques dont l’attrait et l’accès restent à penser.