Par-delà l’histoire militaire et politique de la Grande Guerre, une histoire culturelle du conflit s’est fait jour, qui a permis de mettre en valeur, entre autres, l’attitude des intellectuels durant cette période. Si l’engagement de ces derniers fut massif, toutes disciplines confondues, pour défendre de diverses manières la Nation en danger, il serait erroné de le réduire à une forme érudite d’hystérie cocardière : bien plutôt une adhésion apparue évidente au pacte national. Ce qui n’empêcha pas certains, toutefois, de prendre leurs distances, courageusement, d’avec la guerre...
A cultural history of the First World War has recently begun to be written alongside the more familiar military and political approaches, shedding light in particular on the attitude of intellectuals. While intellectuals from all spheres took active steps to protect the nation from danger, their participation in the war effort should not be reduced to a scholarly expression of jingoistic hysteria, but rather be read as the foregrounding of their agreement to abide by the national pact. Some intellectuals did, however, distance themselves from the war effort, which took a certain amount of courage.
Avant son renouveau historiographique des années 1990 Vingtième siècle. Revue d’histoire
, n° 41, janvier-mars 1994, et des mêmes auteurs, 14-18. Retrouver la guerre
, Gallimard, 2000.Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie
, Seuil, 2004, et Christophe Prochasson, 14-18. Retours d’expériences
, Tallandier, 2008.
L’entrée en scène d’une « histoire culturelle » du conflit, attentive aux comportements des acteurs impliqués, ouvrit largement le spectre social des études historiques sur la Grande Guerre, en se penchant sur des populations jusque-là délaissées par les historiens : femmes, personnes déplacées, intellectuels British and French writers of the First World War. Comparative Studies in Cultural History
, Cambridge University Press, 1991 ; Martha Hanna, The Mobilization of Intellect. French Scholars and Writers during the Great War
, Harvard University Press, 1996 ; Christophe Prochasson et Anne Rasmussen, Au nom de la patrie. Les intellectuels et la première guerre mondiale
, La Découverte, 1996 ; Nicolas Beaupré, Écrire en guerre, écrire la guerre : France, Allemagne, 1914-1920
, CNRS Éditions, 2006.
C’est au nom des valeurs d’une France héritière de la Révolution française, porteuse de valeurs démocratiques, que les intellectuels les plus visibles se mobilisèrent dans la défense d’une nation menacée par la « barbarie germanique ». Dans la « guerre du droit Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle
, n° 23, 2005.
Ce nouvel engagement fut sans concession. Au front ou à l’arrière, la mobilisation des intellectuels fut quasi générale. Les défections furent tout à fait exceptionnelles. En France, comme en d’autres nations européennes, les meilleurs esprits, y compris ceux qui avaient toujours fui la scène publique, se retrouvèrent en des pétitions répliquant au Manifeste des 93 intellectuels allemands où ceux-ci se défendaient des crimes dont on les accablait et revendiquaient la grande filiation de la culture allemande qui avait engendré Goethe, Kant et Beethoven.
D’autres modes d’intervention, plus conformes aux habitudes policées du monde académique, n’en marquèrent pas moins un tournant dans le rapport de certains universitaires au monde social. Tous ne s’étaient pas engagés pendant l’affaire Dreyfus et beaucoup avaient conservé leur quant-à-soi. Le déclenchement de la guerre leur imposa une autre conduite qui excluait toute réserve. Dès le 8 août 1914, le philosophe Henri Bergson, peu connu pour ses prises de position publiques, défendit une attitude très ferme devant l’Académie des sciences morales et politiques lors d’une séance où ses membres débattaient de la nécessité qu’il y avait ou non de radier les associés de nationalité allemande : Mélanges, textes publiés par André Robinet
, PUF, 1972, p. 1102.
L’antigermanisme qui se manifesta avec tant de vigueur dans tous les secteurs de la vie culturelle française n’était pas certes une donnée tout à fait nouvelle. Culture française et culture allemande se faisaient face au moins depuis la défaite de 1870 dans un climat de rivalité nourrissant poncifs et stéréotypes. Les affrontements n’avaient cependant pas exclu des collaborations entre savants des deux côtés du Rhin et même quelques grandes admirations La crise allemande de la pensée française, 1870-1914
, PUF, 1959.
Partout la science allemande est battue en brèche comme en témoigne dans les premiers mois de la guerre, cette description de la vie intellectuelle, émanant certes d’un intellectuel à la sensibilité pacifiste. Son point de vue, appuyé sur sa fréquentation des « conférences » dont l’époque était si friande, n’en est pas moins pertinent. Il vaut la peine d’être cité un peu longuement : La Grande Revue
, juillet 1915, p. 116.
À rebours de tout esprit d’internationalisme scientifique, la définition d’une science aux caractères étroitement nationaux fut entérinée lors de la tenue, en plein conflit, de l’Exposition universelle de San Francisco, en 1915. « La science française » : telle fut la désignation adoptée pour la participation de la délégation nationale, qui prit la forme de l’exposition d’une bibliothèque des chefs-d’œuvre qui avaient fait la France et qui maintenaient son prestige intellectuel. Deux volumes réunirent un florilège de contributions de circonstances écrites par les grands représentants français de toutes les disciplines. Bergson en philosophie, Durkheim en sociologie, Le Dantec en biologie, Charles Gide en économie, s’appliquaient à démontrer, sous la direction du physicien et frère de président de la République Lucien Poincaré qu’il existait bel et bien une science nationale surpassant toutes ses compétitrices. Durkheim y affirmait sur le ton le plus péremptoire, ignorant ses collègues Tönnies, Simmel ou Weber : La Science française
, Ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, Paris, 1915, t. 1, p. 39.
Tous les domaines de la vie intellectuelle furent affectés par cette grande révision nationaliste des valeurs scientifiques où l’Allemagne avait longtemps occupé des positions avancées qui avaient certes été bousculées avant-guerre. Désormais pour les intellectuels français, comme pour les élites intellectuelles de la plupart des pays alliés, il s’agissait de tout renverser. En France, il convenait de revenir aux sources gréco-latines d’une culture qui avait trop longtemps souffert du « placage germanique ». L’Allemagne ayant trahi sa vocation de directrice des esprits, il revenait à la France, mère des arts et des lettres, de renouer avec une mission à laquelle elle avait trop vite renoncé. Ces mythologies assurèrent aussi à certains intellectuels des places qu’ils n’auraient pu obtenir en temps de paix. Combien de philosophes, d’écrivains, de musiciens, d’artistes plasticiens firent commerce de la dégradation morale et culturelle de l’Allemagne pour se légitimer et prendre pied dans un mouvement esthétique, philosophique ou littéraire qui les avaient longtemps tenu à l’écart ? Certains ne faisaient d’ailleurs pas mystère de leur volonté de profiter de la situation pour établir ce qui ressemblait bel et bien à un protectionnisme culturel. L’un d’entre eux s’époumone : La Revue
, 1er-15 mars 1916, p. 483.
On ne peut douter néanmoins qu’il ne fut pas toujours facile à des intellectuels qui avaient longtemps fait de l’Allemagne, selon la formule de l’historien Gabriel Monod, l’un des principaux introducteurs des méthodes historiques allemandes en France, Revue bleue
, 26 mai/2-9 juin 1917, p. 325-326.
À partir de l’exemple de la musique, il est possible de soutenir qu’une forme d’engagement politique gagna la sphère intellectuelle comme jamais. Non que philosophes, historiens, écrivains ou artistes, en France, aient produit œuvres et travaux à l’écart du monde. Historiens et philosophes avaient prêté main-forte à l’installation des républicains au pouvoir dans les années 1880 et au tournant du siècle, plusieurs artistes avaient été emportés par l’affaire Dreyfus. La guerre eut cependant pour conséquence d’imposer un devoir d’engagement, condamnant tout autant l’indifférence (ce que dans certaines petites revues pacifistes, on désignait sous le vocable d’« inactualité ») que la trahison pacifiste. Promue par l’affaire, l’autonomie des intellectuels se dissipa dans la boue des tranchées.
Les éditeurs s’adaptèrent aux exigences patriotiques en lançant des collections accueillant les essais de plusieurs spécialistes, philosophes, historiens, juristes ou sociologues : Chapelot, « La guerre européenne », Floury, « La Grande Guerre », Perrin, « Pour la vérité », Colin, « Études et documents sur la guerre », ou encore le grand éditeur universitaire Félix Alcan avec ses « Brochures rouges » spécialement consacrées à des études sur la guerre. L’Allemagne et le conflit devinrent l’objet d’analyses où la science se mêle à l’idéologie comme en témoignent les titres même des ouvrages publiés : L’Allemagne et la Guerre
d’Émile Boutroux, La Signification de la Guerre
de Henri Bergson, L’Allemagne au-dessus de tout
d’Émile Durkheim, ou du juriste Jacques Flach l’Essai sur la formation de l’esprit public allemand
, jusqu’au livre du sociologue durkheimien Hubert Bourgin, L’Allemagne puissance du mal
. Dès l’été 1914, fut créé un Comité d’études et documents sur la guerre, rassemblant la fine fleur de l’Université française (Émile Durkheim, Ernest Lavisse, Henri Bergson, Charles Seignobos, Charles Andler, etc.), avec pour mission la publication de brochures justifiant la « guerre du droit Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle
, n° 23, 2005.
On ne peut néanmoins réduire l’engagement des intellectuels à leur mobilisation professionnelle consistant à adapter leurs productions, quelles qu’elles soient, aux injonctions de la Défense de la Patrie. Certains firent bien davantage. Ce que l’on peut appeler par commodité la « classe intellectuelle » ne compta pas que des propagandistes excitant le courage de ceux qui combattaient. Ceux qui étaient en âge de combattre, voire ceux qui ne l’étaient plus comme le philosophe Alain, firent leur devoir avec une énergie qu’attestent les taux de mortalité élevés de grandes institutions universitaires (la moitié de la promotion 1913 de l’École normale supérieure fut fauchée) ou la disparition de plusieurs grands talents, de l’écrivain Charles Péguy au sociologue Robert Hertz, en passant par le romancier Alain-Fournier. Combien d’autres pourraient être cités qui composent une liste interminable de tués ou de blessés dont certains moururent d’ailleurs de leurs blessures parfois bien des années après la guerre, comme l’écrivain Jean-Richard Bloch en 1947 ? L’expérience directe de la guerre marqua évidemment les esprits d’une trace indélébile qui explique beaucoup le climat de l’entre-deux-guerres.
Des intellectuels trop âgés pour être au front n’en renoncèrent pas moins à payer de leur personne. Les exemples abondent. André Gide, profitant de l’interruption de la publication de La Nouvelle Revue française
qui ne reprit son cours qu’une fois la paix revenue La NRF entre guerre et paix, 1914-1925
, Tallandier, 2008.Apollinaire. Une biographie de guerre
, Tallandier, 2009.
« Tournée patriotique » aussi à leur manière, les séries de conférences de Bergson aux États-Unis sont un des exemples les plus souvent cités de la mobilisation des intellectuels français. Parti en janvier 1917, Bergson avait la mission d’établir des contacts avec le président Wilson et de contribuer au déblocage de la situation financière. Autant dire que la « tournée de conférences » relevait presque du prétexte et appartenait davantage au genre diplomatique qu’à la geste intellectuelle. Convenons que Bergson sut conjuguer les deux puisqu’il fut reçu par le président américain et parvint à prononcer quelques conférences. En dépit de la guerre sous-marine qui l’effrayait, le philosophe français traversa l’Atlantique à quatre reprises : Les Philosophes et la guerre de 14
, Presses universitaires de Vincennes, 1988, p. 69.
Il convient ici de faire un sort particulier aux savants rattachés aux sciences physiques et naturelles Le sabre et l’éprouvette. L’invention d’une science de guerre, 1914-1939
, Agnès Viénot Éditions, collection « 14-18 aujourd’hui », 2003.Revue scientifique
, n° 17, 28 août-4 septembre 1915, p. 384.
Alors que l’adoucissement des mœurs avait été pensé tout au long du XIXe siècle comme la conséquence ultime de l’avancement des connaissances scientifiques, la guerre venait interroger ce lien fondamental noué entre science et progrès. Au-delà de ces interrogations susceptibles de faire naître les premiers doutes moraux des savants fabriquants de capacité destructrice, l’enjeu de l’apport de la science à la guerre était plus immédiat A companion to World War I
, Blackwell Publishing, 2010, p. 307-322.
Langevin, science et vigilance
, Belin, 1987, p. 86.
Ils furent nombreux à entendre le message. Le physiologiste André Mayer et le chimiste Charles Moureu furent employés à l’élaboration des gaz de combat La Grande Guerre chimique 1914-1918
, PUF, 1998.Cahiers pour l’histoire du CNRS, 1939-1989
, n° 3, 1989, p. 19-57, et Gabriel Galvez-Behar, « Le savant, l’inventeur et le politique. Le rôle du sous-secrétariat d’État aux inventions durant la Première Guerre mondiale », Vingtième siècle. Revue d’histoire
, n° 85, janvier-mars 2005, p. 103-117.
Les attitudes qui viennent d’être décrites furent majoritaires parmi les intellectuels français, au moins durant les premiers mois de la guerre. Le consentement à la guerre n’épargna pas cette couche particulière de la population au reste chargée de l’exprimer pour donner le ton à « l’opinion publique ». Ceux qui n’acceptaient pas furent rares. Exprimer son refus de la guerre nécessita donc une énergie peu commune que partagent tous les dissidents, en rupture avec la société de leur temps. Rupture toujours courageuse au demeurant en ce qu’elle est susceptible non seulement d’apporter le trouble à des existences paisibles et rangées mais aussi parfois de tout simplement les mettre en péril.