Qu’ont en commun les différents acteurs du livre ? Si plusieurs réponses viennent spontanément à l’esprit, il en est une qui tombe sous le sens : le catalogue. Presque par définition, celui-ci est interprofessionnel et constitue un point de rencontre, voire d’agrégation, des activités qui nous intéressent. Dans le cas de l’éditeur, le catalogue témoigne d’une production ; pour le bibliothécaire, il donne accès à une collection ; du point de vue du libraire, il constitue l’instrument d’une commercialisation. Dans tous ces cas, le dispositif fait sens et cataloguer signifie produire quelque chose : une liste, une recension, un inventaire garantissant une forme d’orientation au sein d’un média marqué par une extrême diversité. Permettant de prendre la mesure d’un pléthorique ensemble éditorial (plus de 703 000 titres étant disponibles à la vente en 2014)Le secteur du livre. Chiffres-clés 2013-2014
, mars 2015. Document disponible en téléchargement sur :
Évoquer le catalogue et ses évolutions à l’époque contemporaine nous place en effet face à une évidence : celui-ci a largement gagné en visibilité à travers l’adoption de modes de diffusion qui n’ont, au sein de la chaîne du livre, guère de précédents. À l’aide de sites Internet adaptés à toutes sortes de terminaux, les éditeurs s’affranchissent des limites inhérentes aux fascicules imprimés qui étaient jusqu’ici proposés aux lecteurs ou autres acteurs du livre : la fréquentation des salons (pour le grand public) ou les initiatives des diffuseurs (pour les libraires) ne constituent plus les uniques occasions de circulation de ces publications, tandis que les bibliothèques ne sacrifient plus une pièce entière à la présentation de vastes fichiers contenant une infinité de bristols imprimés portant diverses indications bibliographiques. Si, pour reprendre les propos de Bertrand Calenge dans un stimulant billet, le catalogue est Bertrand Calenge : carnet de notes
, 1er mars 2010.
Évoquant en 1991 des Bulletin des bibliothèques de France (BBF)
, 1991, n° 4, p. 303-311. Disponible en ligne :
On la retrouve dans de multiples pays, de l’Amérique du Nord à l’Asie en passant par l’Europe et en particulier l’Allemagne (cf. figure 1) et le catalogue s’inscrit ici dans une forme d’internationalisation de l’information. Et le meilleur représentant de ce véritable cosmopolitisme numérique serait un ambitieux système d’information : un catalogue de catalogues qui, fédérant un ensemble d’OPAC, permettrait de localiser un ouvrage sur toute la surface du globe. Tel est le rôle de WorldCat et plus largement la mission de l’Online Computer Library Center (OCLC) qui se propose de The Unbound Book
, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2014, p. 12.
Témoigne de cette haute ambition l’édification d’un véritable monument : une classification qui donne d’ailleurs parfois lieu à des célébrations, un Melvil Dewey Day se tenant le 10 décembre afin de célébrer la naissance de l’inventeur de l’un des plus probants outils de gestion du catalogue. Celui-ci porte clairement la marque de l’engagement d’un métier qui n’eut de cesse d’optimiser ce qui constitue assurément l’un des langages documentaires les plus utilisés au monde : née sous la forme d’un fascicule de quatre pages intitulé A classification and subject index for cataloguing and arranging the book and pamphlets of a library
et publié en 1876, la Dewey Decimal Classification a en effet donné lieu en 2011 à une 23e édition constituée de quatre volumes etde plus de 1 000 pages. Placé sous l’égide de l’OCLC, ce constant travail d’enrichissement se double d’autres initiatives ayant également trait à la construction de catalogues, telle la rédaction au sein de l’International Federation of Library Association (IFLA) d’un Functional Requirements for Bibliographic Records
qui fait l’objet de réguliers amendements.
Codification d’un ensemble de « domaines » au sein desquels inscrire universellement nos diverses publications, définition de bonnes pratiques professionnelles permettant d’optimiser la fiabilité et le coût du catalogage… Ainsi pourrait être grossièrement résumé l’apport de deux textes qui esquissent un certain rapport à l’information : son partage au sein de « catalogues de catalogues » tels Worldcat, le Sudoc – cher aux bibliothèques universitaires –, ou encore les catalogues en réseau communs à de multiples établissements, comme les médiathèques de Plaine Commune. Outre « identification » et « localisation », l’information mobilise une description puisqu’il s’agit de représenter certains des traits apparents d’un ouvrage : tel est le but des « données éditoriales » (pour reprendre la terminologie du catalogue de la BnF, Opale Plus) comme auteur, éditeur, pagination, etc., ou des « métadonnées bibliographiques » (par exemple présentées sur le site de l’Agence bibliographique de l’enseignement supérieur) comme un ISBN caractérisant un livre, mais également un ISCI caractérisant un fonds donné, ou encore un ISIL identifiant une bibliothèque en particulier…
Une telle description semble se jouer de toutes sortes de délimitations et passer outre nations ou professions. De la Suisse à l’Allemagne, de la bibliothèque à certaines librairies, on retrouve en effet cette même information et une organisation qui semble invariablement respectée. Tel est par exemple le cas sur le site de la librairie française Ombres Blanches ou de l’anglaise Blackwell, où une notice occupe le centre de la page présentant titre, format et pagination. À quoi bon pourtant indiquer au lecteur un ISBN ou d’autres identifiants ? D’un espace commercial, n’ayant pas mission de « localisation » mais fonction d’acquisition, on pourrait attendre une autre présentation, voire une capacité à vendre, offrir ou vanter un ouvrage donné. Tel n’est pas le cas : le cosmopolitisme cher à Emmanuel Kant reste affaire de codification, de numérotation, de standardisation qui ne semblent pas mettre à l’honneur l’« horizon documentaireÉtudes de communication
[en ligne], n° 39, 2012, mis en ligne le 1er décembre 2014.
Intégrer « les évolutions technologiques les plus en pointes », transporter « la bibliothèque au domicile de l’utilisateur », ouvrir « sur les ressources des autres bibliothèques du monde » : quelles que soient les promesses de ces catalogues en ligne, leur développement ne constitue-t-il pas une « ténébreuse affaire » ? Ainsi que nous y invite le premier éditorial du Bulletin des bibliothèques de France
datant pourtant de plus de vingt-cinq ansBulletin des bibliothèques de France (BBF)
, 1989, n° 1, p. 9. Disponible en ligne :
Décrivant une Du texte au livre, les avatars du sens
, Paris, Nathan, 1993.Le livre, « produit culturel » ?
, Paris, Orizons, 2012, p. 269-284.
La « visibilité » semble ainsi constituer un véritable enjeu et singularité et offrir la possibilité d’affirmer une forme d’identité ; par exemple celle d’une librairie spécialisée, n’entendant pas couvrir l’ensemble des livres produits et souhaitant se focaliser sur certaines productions. Consacré aux essais sur la bande dessinée et plus largement les « littératures graphiques » pour reprendre une expression chère à Thierry Groensteen, Stripologie.com
s’inscrit ainsi dans un domaine en plein essor et gère de façon singulière un nombre réduit de notices. Celles-ci sont en effet systématiquement enrichies par le biais de photos réalisées par le libraire lui-même : outre le « premier plat », sont ainsi visibles la « tranche » de chaque ouvrage ainsi que la liasse et l’intérieur du livre. Présenté grand ouvert, pages maintenues par les doigts du libraire, son image participe d’un catalogage faisant grand cas de l’objet car adoptant un tout autre mode de description : Stripologie.com
, « En chemin avec Baudouin » par Thierry Groensteen. Notice consacrée au livre du même titre et du même auteur.
La « visibilité » relève dans l’exemple précité d’un parti pris que le fondateurCritix
, entretien téléphonique avec Benoît Berthou, 13 janvier 2016.Functional Requirements for Bibliographic Records. Final report
, « Introduction », version amendée et corrigée en février 2009, p. 3.
Une normalisation garantissant l’efficacité d’un système d’information et son internationalisation : ainsi pourrait être sommairement présentée une intéressante entreprise qui ne va toutefois pas sans poser problème. Elle nous invite en effet à penser l’absolue confusion des notions d’information (par exemple définie dans le Lexique d’information communication
, dirigé par Francis Balle, comme un Lexique d’information communication
, Paris, Dalloz, 2006, p. 213 et 82.
Même s’ils se rencontrent ou se recoupent et ne demandent, comme toute entreprise de taxinomie, qu’à être complétés, ces modèles permettent de mettre en évidence des positions que défend par exemple le regretté Bertrand Calenge au sein d’un billet intitulé : « Pourquoi les catalogues ne peuvent pas être 2.0
Plutôt que de regretter semblable état de fait et tenter d’aller au-delà de cette fonction première, il est possible d’en tirer parti : les propos de Bertrand Calenge nous invitent en fait à esquisser une communication pensée sur le mode de l’information, et plus exactement d’un « signalement » à qui l’on peut conférer une réelle signification. Évoquant le catalogue, nous nous situons en effet à une certaine échelle documentaire. Si ouvrages, livres ou documents sont constamment signalés, le catalogue porte surtout la trace de ce qui les rassemble, les regroupe et fait directement lien entre eux : une collection formant une unité qu’il y a tout lieu d’expliciter car elle prête d’emblée à discussion. Elle relève en effet de décisions prenant la forme de procédures de sélection et témoigne de la volonté de « signaler » tel ou tel document. L’information bibliographique se prête alors à une communication et définit même un mode d’enrichissement qu’il est possible de placer au fondement d’inventifs dispositifs, comme le portail « Ma médiathèque » développé par la communauté d’agglomération Sophia Antipolis.
À l’instar d’autres structures (réseaux des médiathèques Monfort Communauté du pays de Chateaugiron ou bibliothèque municipale de Chartres, pour ne citer qu’eux), ces neuf établissements ou services (puisque l’on compte un bibliobus et un point lecture) disposent d’un OPAC ne s’en tenant pas au seul langage documentaire. Indications bibliographiques (sommaires ou détaillées au choix) ainsi que côtes et localisation sont en effet livrées avec une rubrique à l’intitulé clair : des « Avis » provenant de bibliothécaires. Rédigées de la main d’un professionnel du livre, ces quelques lignes présentent un ouvrage en évoquant son thème, les qualités qu’on peut lui attribuer, éventuellement le public susceptible d’être intéressé. Le catalogue devient ici le lieu d’une information qui reste à définir plus précisément : faisant une part à l’expression, voire au parti pris, elle semble avant tout ériger la notice au rang de publication puisque, aussi instrumentale soit-elle (puisqu’elle permet « identification » et « localisation »), elle est en effet à penser au regard d’une motivation.
Sa présence relève d’une décision : explicitée par le bibliothécaire se faisant rédacteur, elle peut de plus être partagée avec ses collègues dans le cadre d’une « politique d’acquisition ». Ouvrage et notice sont alors issus d’une décision pondérée, d’une délibération collective, d’une mutualisation de compétences… Toutes choses qui témoigne de leur bien-fondé et nous invite à penser le catalogue en termes de légitimité : l’information est ici avalisée par une organisation donnée, c’est-à-dire produite par des professionnels compétents, formés, sachant ce qu’ils font, doivent faire, et tenant à le signifier. Semblable « avis » revient en effet à signaler pourquoi on tient à « signaler » tel ou tel document, à communiquer sur la motivation de l’indication d’une côte ; et on retrouve semblable position dans bien d’autres pays, par exemple aux USA. Un réseau comme le King County Library System propose ainsi un ambitieux dispositif qui présente aux lecteurs (inscrit ou non) des dizaines de listes établies par les bibliothécaires d’ouvrages recommandés dans des domaines extraordinairement variés (la catégorie « Fiction » étant elle-même divisée en vingt sous-catégories).
La volonté de faire de l’information l’instrument d’une prescription est ici manifeste et cette pratique se rapproche alors de celle d’un autre métier du livre : la chose est en effet on ne peut plus courante dans le cas du libraire, ainsi qu’en témoigne par exemple le site de la librairie Mollat dont l’interface est éloquente. Présenté en page d’accueil, un onglet « Coups de cœur » donne ainsi accès à un ensemble de recommandations présentées « en personne » : enrichissant les traditionnelles métadonnées, une forme de « carte d’identité » comportant photo et affectation permet de mieux situer la provenance et le contexte des messages ainsi publiés, voire d’aller tout de go demander les raisons de leurs avis à ces professionnels que l’on peut rencontrer en chair et en os dans le centre de Bordeaux. Il s’agit en quelque sorte d’habiter le catalogue, voire de l’incarner à travers une forme d’organisation signalant directement une présence : tel est notamment le cas de la page d’accueil du site dans laquelle cohabitent rubriques dépendant du libraire (« Coups de cœur », déjà évoqués, et « Dossiers » constituant une unité documentaire proposée par le commerçant) ou d’autres acteurs (« Meilleures ventes » ou « Nouveautés », qui semblent bien plus relever du lecteur et de l’éditeur).
Nous sommes ici bien loin de la question que soulève Annette Béguin-Verbrugge en titre d’un éclairant article : « Le traitement documentaire est-il une énonciation ? » En lieu et place d’une Les recherches en information et en communication et leurs perspectives : histoire, objet, pouvoir
, méthode, Rennes, SFSIC, p. 331.
Nullement personnifiée, l’information est ici organisée en fonction de critères ayant seulement trait au genre d’un ouvrage donné, et pareil effacement semble également privilégié par des professionnels provenant de toute l’Europe. Tel est le cas en Angleterre avec par exemple la chaîne de librairies Barnes and Noble : ici également, on cherchera en vain la marque, ou plus précisément, l’indication d’une organisation de l’information par un professionnel du livre. Si celui-ci apparaît, c’est sous une autre forme : une labellisation permettant à Barnes and Noble de produire ses propres ouvrages, ou plus exactement, d’éditer des « classiques » figurant également dans le catalogue des éditeurs dont la production est ici commercialisée. Loin de se contenter de simplement cataloguer, c’est-à-dire référencer et présenter des ouvrages à la vente, il se propose ainsi non d’enrichir mais de produire un catalogue : si « signalement » il y a, celui-ci ne se cantonne dès lors pas au périmètre d’un système d’information mais envahit le champ de la publication.
Possédant des équivalents dans nos contrées (les librairies Ombres Blanches et Dialogues poursuivant par exemple des activités de publication), cet exemple montre que le rapport à l’information varie en fonction des cultures nationales ou professionnelles et qu’un métier fait figure d’exception. L’un des multiples catalogues disponibles au sein du monde du livre repose en effet presque entièrement sur l’action d’un professionnel donné qui organise le « signalement » des différents documents et décide de leur mise en visibilité : c’est l’éditeur. Nous sommes face à un dispositif qui semble tout entier reposer sur ce modèle de « l’autorité » : une instance de production clairement identifiée a sélectionné les différentes références (et donc l’ensemble des informations) qui sont ici présentées, a veillé à ce qu’elles soient cohérentes les unes par rapport aux autres dans le cadre d’une collection et à ce qu’elles soient à même de combler les attentes d’une partie des lecteurs. Tout, dans ce cadre, relève d’une intention ; toute métadonnée est pleinement motivée ; résolument incarné, le catalogue semble posséder une tout autre valeur.
La notion d’« autorité » lui est en effet consubstantielle : le catalogue possède ici un auteur fort particulier, un auteur d’auteurs puisque ce singulier ouvrage s’écrit au fil de la publication de leurs travaux. À l’instar de Les auteurs de ma vie ou ma vie d’éditeur
, Paris, Buchet/Chastel, 1969, p. 11.Jérôme Lindon
de Jean Echenoz, ouvrage érigeant son patronyme au rang de métadonnée.
Loin de se cantonner à l’imprimé, ce « catalogue-autorité » peut trouver une transcription directe dans l’espace numérique comme en témoigne le site Internet de ces mêmes Éditions de Minuit. Entièrement organisé autour d’une autorité, celui-ci propose en effet littéralement à l’usager de circuler à l’intérieur du catalogue : si la partie centrale de l’écran est occupée par les notices présentant les différents livres publiés, les marges sont, elles, réservées à l’actualité de la maison, que ce soit à travers l’évocation de ses « dernières parutions » ou de « rencontres et événements » liés aux livres proposés. Les possibles trajectoires sont ainsi entièrement organisées autour des références proposées, nul lien ou module suggérant telle ou telle publication ne permettant d’emprunter un quelconque chemin de traverse. En tant que tel, ce dispositif possède une signification : contextualiser clairement une production, celle-ci étant ici présentée dans un cadre que l’on ne saurait occulter. Le fort reconnaissable bleu des menus déroulants donne en effet accès à un « Historique » mettant bien à l’honneur l’identité de cette maison que l’on ne saurait comparer à aucune autre.
Ainsi conçu, le catalogue peut presque sembler virer à la mégalomanie : les Américains de Fantagraphics n’hésitent ainsi pas à déclarer publier les « plus grands auteurs de bande dessinée du monde ». Assurément exacte, cette assertion nous invite à poser une question : l’éditeur peut-il ne pas faire autorité ? La chose ne va en effet pas de soi et nous sommes face à la quintessence du premier modèle que nous évoquons ici : un professionnel du livre se propose d’organiser le catalogue et n’a de cesse de signaler sa présence afin de produire, de mieux « signaler » des documents. Information rime ainsi avec attestation et certification, mais la position défendue par Bertrand Calenge dans le billet que nous avons déjà cité s’oppose ce faisant à un second modèle construit sur des bases toutes différentes. L’enrichissement n’est pas ici le fait d’un professionnel du livre mais d’un usager que l’on invite à communiquer et à s’exprimer ; il s’agit alors d’ériger sa production au rang d’information afin d’enrichir le catalogue, comme en atteste le cas d’un site au design envié par bien des bibliothécaires.
L’élégant graphisme du site de la bibliothèque de Saint-Herblain met en valeur d’intéressantes fonctionnalités : si la notice consacrée à Alex
de Pierre Lemaitre s’ouvre par la présentation de métadonnées permettant « identification » et « localisation », ce catalogue entend ne pas s’en tenir là et faire une belle place au lecteur. Celui-ci se voit en effet, pour chaque livre, offrir des possibilités d’intervention relativement variées, notamment en termes d’évaluation : il est ainsi possible d’attribuer une note à tel document, permettant de signaler approbation ou éventuel mécontentement, mais également de rédiger et publier une « critique » permettant d’étayer cet avis. Le bibliothécaire n’a pas ici le monopole du catalogage : le lecteur développe constamment le « signalement » et contribue directement à l’enrichissement d’un système d’information. Il livre ainsi des « étiquettes », comparables à des « mots-clés » ou des « tags », qui participent de ce que Tiziana Nicoletta Beltrame et Christine Jungen nomment une Revue d’anthropologie des connaissances
, 2013/4, vol. 7, n° 4, p. 747-759. Disponible en ligne :
« Enlèvement », « littérature française » ou encore « séquestration » ont vocation, dans l’exemple ci-dessus, à compléter les possibilités qu’offre un système d’information : participant d’une forme d’indexation, ces étiquettes permettent de circuler à l’intérieur d’un ensemble de notices et d’esquisser trajectoires et recoupements entre ouvrages. Pareil dispositif n’a rien de singulier tant il semble aujourd’hui être adopté par nombre d’établissements de par le monde, à commencer par des bibliothèques américaines. La San Francisco Public Library propose ainsi un module comparable, la notice consacrée à l’édition américaine et électronique d’Alex
de Pierre Lemaitre offrant également la possibilité de formuler « mots-clés » ou « commentaires » ; et il serait intéressant de connaître le gestionnaire de cette solution logicielle qui fait école puisqu’on la retrouve, par exemple, dans le cadre de la Chicago Public Library ou encore dans le King County Library System déjà cité. Le catalogue de ces trois établissements propose ainsi exactement les mêmes fonctionnalités.
Ce faisant, ce système et celui de la bibliothèque de Saint-Herblain esquissent un même dispositif : le lecteur opère dans le cadre d’un formulaire. Il participe à un système d’information en usant de possibilités d’expression on ne peut plus normées et formalisées qu’il ne saurait configurer à son gré. En atteste par exemple l’omniprésence de pictogrammes ayant trait à un avis donné : plutôt que de représentation graphique, il nous faudrait parler de simplification tant se généralise une forme parmi l’ensemble de celles qu’il aurait été possible d’adopter. Les étoiles visibles sur les pages reproduites ci-dessus ne vont pas sans poser problème car nous sommes face à la plus simple des évaluations : exprimée brutalement sans barème ni échelle de notation, elle n’est pas motivée et participe d’une visibilité dessinée qui paraît être immédiatement signifiante et, qui plus est, structurante. Ces pictogrammes envahissent littéralement l’immense majorité des catalogues qu’il est possible de consulter comme le montrent les exemples que nous reproduisons ci-dessous.
Grande surface culturelle (la Fnac), chaîne de librairies implantées dans le sud et l’est de la France (BD Fugue), entreprise assurant les fonctions de commercialisation d’une grande enseigne (Carrefour online) : établissements très différents, ne gérant pas les mêmes espaces de vente, ne « travaillant » pas forcément les mêmes catalogues mais usant pourtant d’un même procédé : des étoiles ! Et cet état de fait nous place face à un paradoxe : un enrichissement permettant de dépasser une normalisation propre à des métadonnées prend également une forme on ne peut plus normative, et nous sommes finalement devant ce que nous pourrions appeler une industrialisation de l’hospitalité. Permettant de produire en masse une information formalisée de façon extrêmement simple, et donc susceptible de servir des dispositifs éminemment variés : ce faisant, elle possède une valeur et peut même être placée au fondement de véritables stratégies économiques, constituant un vecteur de développement pour un certain nombre d’entreprises opérant au sein du monde du livre.
La troisième des notions qui nous intéresse ici semble par exemple motiver nombre de rapprochements entre acteurs du livre, parfois hautement médiatisés comme dans le cas du rachat de Goodreads. Se focalisant sur le livre et offrant à des lecteurs la possibilité de se regrouper et de s’exprimer selon leur gré, le célèbre réseau social tomba en effet en 2013 dans l’escarcelle d’Amazon, opération qui suscita un émoi certain. Smart Bitches Trashy Books
, 28 mars 2013. Smart Bitches Trashy Books
. L’hospitalité est en danger ! Il est désormais nécessaire de la penser dans le cadre d’une entité économique où elle cohabite avec les rayonnages virtuels et collaboratifs proposés par Shelfari, ou un outil de vente proposant 14 millions de titres provenant de plus de 100 pays comme Book Depository :
Ce véritable soupçon d’instrumentalisation nous invite en fait à questionner la véritable valeur de ce que nous entendons ici par « hospitalité » : ne sommes-nous pas, en fait, face à un ensemble de fonctionnalités faisant partie intégrante de tout dispositif commercial digne de ce nom ? Plus qu’une vertu, la notion qui nous intéresse désignerait alors un ensemble de services permettant de faire une véritable place au lecteur. Il est ainsi moins question d’indépendance que d’un mode d’animation du catalogue et d’une prise de distance vis-à-vis de l’ensemble des produits proposés à la vente. Réseau social en tout point comparable à GoodReads au regard des possibilités offertes à son usager, Entrée Livre devient ainsi en 2012 le
Mais le devenir de ce dispositif ne passe pas tant par la définition d’un lieu que par la constitution d’un ensemble de fonctions puisque, en août 2014, Entrée Livre est tout simplement intégré au site Internet de sa librairie mère. S’il disparaît en tant que tel, c’est en catimini, en plein cœur de l’été, et de façon à peine justifiée :
La moindre notice devient ainsi un dispositif on ne peut plus complexe : le langage documentaire constituant le cœur des notices que nous évoquions plus haut est littéralement enchâssé au milieu de toutes sortes d’indications attribuées aux usagers du site. Adoptant des formes très diverses, elles participent d’une forme généralisée d’expression qui semble presque mise en abyme. Il est même possible d’évaluer le site Internet lui-même par le biais d’un dispositif indépendant comme Trustpilot. On « étoile » alors le dispositif permettant de décerner des étoiles et le « signalement » concerne tout autant l’un des multiples ouvrages dûment catalogués que l’ensemble des fonctionnalités proposées. Loin du sobre modèle de l’« autorité » faisant du catalogue un instrument de légitimité, ce parti pris d’« hospitalité » esquisse un énigmatique dispositif : ensemble des informations ayant vocation à assurer à un ouvrage une visibilité, le champ des « métadonnées » devrait ici être étendu à des productions dépassant de très loin le langage documentaire de nos traditionnels catalogues.