C’est durant l’été 1936 qu’est née l’Association pour le Développement de la Lecture Publique. Portée par un groupe de militants partisans de la lecture publique, cette nouvelle association bénéficie d’un contexte politique favorable avec l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement désireux de donner au plus grand nombre l’accès la culture.
La naissance de l’ADLP s’inscrit dans un mouvement plus ancien en faveur de la lecture publique.
Déjà au début du XXe siècle, Paul Otlet considère que : « c'est le lecteur qui crée l'utilité du livre. Le vrai rôle d'une bibliothèque apparaît alors de faire circuler les livres et non pas seulement de les conserver »1. À la même époque Eugène Morel, dans son ouvrage La Librairie Publique, conçoit « la lecture comme un service public nécessaire dont tous doivent profiter »2. Dès 1911, ce dernier a l’idée d’une association qui œuvrerait pour le développement de la lecture publique tout sensibilisant les pouvoirs publics : « ceux qui croient la Librairie publique impossible en France ne voient pas l’immense effort fait partout dans ce sens […]. Mais peut-être les gens qui croient que la France peut se mettre sur ce point au niveau des autres peuples, pourraient donner l'exemple et se grouper eux-mêmes. Nous avons pensé qu'une ligue serait la forme naturelle de ce groupement. Nous sommes plusieurs déjà prêts à prendre l'initiative d'une ligue pour la fondation de Librairies publiques en France, et faisons appel à toutes les bonnes volontés […] »3.
L'entre-deux-guerres voit dès 1929 se créer une grande dépression, une période de ralentissement pour le capitalisme qui s'essouffle. En France, c'est le moment que l'on choisit pour mettre en place nombre de projets : tout doit être réorganisé, retravaillé.
C'est notamment le cas des bibliothèques, jusqu'à présent gardées jalousement par les érudits et les universitaires, évaluant la qualité d'une bibliothèque à son catalogue et à l'assimilation parfaite de celui-ci par son clerc, et non au nombre de visiteurs ou à leur satisfaction. La pensée traditionnaliste, toujours très présente, ne ralentit cependant pas l'émergence de nouvelles pensées.
C'est le mouvement moderniste. Selon Noë Richter, il est composé de trois cercles concentriques. À l'extérieur, à la base, une masse anonyme de « tâcherons » de la lecture, les militants et les bénévoles d'éducation populaire et des organisations ouvrières, les bibliothécaires municipaux des petites villes et ceux de Paris. « Mais la plupart improvisent sur le terrain, guidés par leur intuition, leur passion et, parfois, leur talent. »4
Le deuxième cercle correspond aux médiateurs, à savoir « la présence active et discrète de bibliothécaires de terrain responsables de grandes bibliothèques provinciales ou engagés dans l’action sociative. »
Enfin sur le troisième cercle : les bibliothécaires parisiens qui prennent la tête du mouvement. Érudits, lettrés, bibliothécaires savants quittant leur bibliothèque pour participer à une réunion d'une société d'instruction populaire (on compte notamment Eugène Morel, Ernest Coyecque, Gabriel Henriot, Henri Lemaître). La bibliothèque n'est pas une « institution de classe » (E. Coyecque, Congrès de lecture publique d'Alger de 1931).
Mais, c’est à la fin de la Première Guerre mondiale que se dessine une réelle évolution dans l’univers des bibliothèques. En effet, le Comité américain pour les régions dévastées (CARD) décide notamment de créer des bibliothèques dans l'Aisne, puis à Paris. Face au succès remporté par cette initiative, les partisans de la lecture publique s’enthousiasment pour le modèle américain. Basé sur la professionnalisation des bibliothécaires, ce modèle place le lecteur au centre de sa réflexion et se caractérise par le libre accès aux rayons, le classement des livres par sujets, la simplification du prêt, les catalogues alphabétiques et thématiques sur fiches mais aussi l'attention portée au jeune public. En 1922, quand Jessie Carson fonde le Comité français pour la bibliothèque moderne (CFBM), elle rallie au sein du conseil d’administration les plus fervents promoteurs de la lecture publique que sont Eugène Morel, Ernest Coyecque, Gabriel Henriot, Henri Lemaître et Pierre-René Roland-Marcel. Si le but initial du Comité est bien de surveiller le fonctionnement des bibliothèques créées par le CARD, il s’agit aussi « de provoquer et de faciliter une organisation de la lecture publique en France, moins rudimentaire, plus rationnelle, plus moderne, mieux adaptée aux besoins de la collectivité contemporaine ».5
Noë Richter6 nous dit que la pensée moderniste donne vie à plusieurs plans d'organisation durant cette période. Le premier, le Comité Français de la Bibliothèque Moderne est d'abord un comité chargé de veiller à l'observation des conditions de la donation des bibliothèques aux communes et d'en contrôler le fonctionnement. Mais il expose en novembre 1926 un projet d'organisation des bibliothèques : une direction des bibliothèques instituée au ministère de l'Instruction publique a autorité sur toutes les bibliothèques du secteur public, à savoir les bibliothèques d'étude et les bibliothèques pour tous (sections de bibliothèques d'étude en grandes agglomérations, bibliothèques circulantes dans les chefs-lieux de canton et desservant les petites communes dispersées) ; point important : les bibliothécaires forment à présent un corps unique de fonctionnaires d'État.
Néanmoins, le Comité tombe dans l'oubli peu après.
Suite à une visite de l'administrateur général de la Bibliothèque nationale aux États-Unis et l'adoption consécutive par le Sénat d'une résolution à équiper les villes de « salles municipales de lecture publique »7, la Commission de la Lecture Publique est fondée en 1929. On retrouve notamment parmi ses membres Ernest Coyecque et Henri Lemaître. Le projet de la Commission comporte quatre parties : un service central des bibliothèques chargé de la gestion, l'organisation et la logistique, une caisse nationale des bibliothèques statutaire d'établissement public et alimentée par des subventions et des libéralités privées, une organisation de la lecture publique rurale obligeant chaque commune à constituer sa propre bibliothèque dirigée par les instituteurs et subventionnée par l'État, et enfin une organisation de la lecture publique urbaine répartissant les bibliothèques municipales en trois catégories dont notamment les bibliothèques municipales classées dont les directeurs seront agents de l'État.
Malheureusement, la crise économique a raison de la plupart des intentions de la Commission qui ne réussit qu'à concrétiser un seul de ses projets : l'étatisation des bibliothécaires des bibliothèques municipales classées, une vieille revendication des bibliothécaires municipaux de province.
Alors que le discours en faveur de la lecture publique se développe, son écho reste faible dans le milieu des bibliothécaires alors surtout préoccupés par la reconnaissance de leur statut. De fait, ses partisans ont été considérés comme des « modernistes » par la tradition historiographique.
Dès les années 1920, la pensée des modernistes s’articule autour de trois thèmes principaux. Il faut faire des bibliothèques publiques un lieu ouvert à tous, sans distinction. Cela suppose notamment de pouvoir proposer des ouvrages de genres et de niveaux diversifiés pour répondre à la demande d’un public le plus éclectique possible, et ce dans la plus absolue neutralité. Par ailleurs, de nouvelles pratiques doivent être mises en place pour répondre au mieux aux besoins des lecteurs. Il s’agit notamment de faciliter le libre-accès aux rayons et le prêt, d’adapter les horaires d’ouverture, de développer des sections enfantines et de promouvoir les bibliothèques circulantes. Enfin, tous plaident pour la structuration d’un réseau de lecture publique décentralisé, mais avec une direction nationale.
Au début des années 1930, deux événements laissent à penser que le discours sur la lecture publique tend à s’imposer. Sous l’impulsion du sénateur Mario Roustan, une « commission chargée de l'organisation de la lecture publique » est créée le 5 novembre 1929 et compte notamment parmi ses membres Pierre-René Roland-Marcel, Ernest Coyecque et Henri Lemaître. Son « rôle [est] de rechercher et de fixer les moyens propres à mettre à la portée de tous les Français, jusque dans les hameaux les plus reculés, des ouvrages de lecture susceptibles de les intéresser en les éduquant et de les distraire en les instruisant »8. À la fin du premier trimestre 1930, la Commission présente ses conclusions… qui restent sans suite.
L’année suivante, lors du Congrès d’Alger sur la lecture publique, Henri Lemaître conditionne la reconnaissance de la profession à son effort pour la lecture publique et invite fortement les bibliothécaires à s’y intéresser : « nous aurions mauvaise grâce à ne pas faire profiter le grand public de l'expérience que nous avons acquise dans la gestion des bibliothèques d'études. […] Il est donc pour nous de bonne politique, de bonne tactique, même si personnellement la question de la lecture publique ne nous attire pas spécialement, de ne pas nous en désintéresser. On ne nous demandera jamais de pourvoir à son fonctionnement, mais si nous acceptons d'étudier les problèmes qu'elle présente, d'y trouver des solutions, de pourvoir à sa direction morale, je crois qu'il n'y aura pour nous aucune déchéance mais qu'au contraire, le public nous saura gré d'avoir accompli une haute tâche sociale et que notre profession n'en sera que plus estimée et honorée »9.
Si ces deux événements restent sans effets immédiats, la presse s’en fait largement l’écho favorisant la diffusion de l’expression et créant un courant favorable à la lecture publique.
En 1936, l'idée d'organiser la lecture publique a gagné du terrain. Le discours moderniste est maintenant porté par de jeunes chartistes comme Henri Vendel et Georges Collon ou d’anciennes élèves de l'École américaine comme Victorine Vérine et Mathilde Leriche. Il a pour relais la Revue du livre, fondée en 1933 par Éric de Grolier et Georgette de Grolier. Conçue dans un esprit généraliste, elle veut rassembler les points de vue « de la bibliothèque pour tous, comme de la bibliothèque spéciale, du documentaliste, du libraire, du bibliographe, du bibliophile »10 et étudier les problèmes contemporains « de la lecture publique, de la bibliothèque pour tous, de la lecture enfantine et des bibliothèques scolaires, de la lecture à la campagne, des bibliobus et auto-librairies, de la coopération entre les organisations du livre, etc… »11, en France et à l’étranger.
Cet idéal de démocratisation de la lecture est alors en phase avec les idées du Front populaire nouvellement élu. En effet, son arrivée au pouvoir est marquée par la création d’un sous-secrétariat d’État aux sports et à l’organisation des loisirs. Il a pour mission d’accompagner les congés payés et l’apparition du temps libre pour les travailleurs. Pour Léo Lagrange, titulaire du maroquin, il s’agit notamment d’« aider et [de] guider l'effort spontané des travailleurs pour utiliser leurs loisirs quotidiens, à leurs progrès culturels dans le domaine intellectuel et esthétique » et de reconnaître que « c'est la partie la plus difficile de notre tâche. D'abord parce que dans notre pays rien n'est plus hostile aux directives tant soit peu autoritaires que l'aspiration à la culture »12. Loin de tout dirigisme, le but est de soutenir et d’orienter un mouvement supposé naturel vers le loisir culturel. En conséquence, le nouveau gouvernement soutient l’action des associations qui ont pour vocation de « populariser » la culture et suscite leur création lorsqu'elles manquent. C’est dans ce contexte en pleine effervescence qu’est créée l’ADLP.
2 Eugène Morel, La librairie publique. Quel pédant inventa le mot BIBLIOTHEQUE laissant le mot français Librairie aux Anglais ?, Librairie Armand Colin, Paris, 1910, p. 2 de l'ouvrage, p. 7 du pdf en ligne.
3 Eugène Morel, « La "librairie publique" en Angleterre et aux États-Unis », Bibliothèques, livres et librairies, Association des bibliothécaires Français, Librairie des sciences politiques et sociales Marcel Rivière et Cie, Paris, 1912, p. 218-219 de l'ouvrage, p. 228-229 du pdf en ligne.
10 Hind Bouchareb, La lecture publique en débat, École des Chartes, 2012, p. 150.
11 Hind Bouchareb, La lecture publique en débat, École des Chartes, 2012, p. 207.