Marie D. Martel

Docteur en philosophie de la littérature et titulaire d’une maîtrise en sciences de l’information, Marie D. Martel exerce des fonctions de professeur et bibliothécaire à l’université de Montréal.

Rencontre avec Marie D. Martel de l’EBSI

Marie D. Martel, bibliothécaire montréalaise, était de passage à l’Enssib dans le cadre du programme de chercheurs invités. Nous l’avons interrogée sur le design thinking et les savoirs libres dans les bibliothèques.

 

Vous êtes actuellement bibliothécaire et professeur à l’EBSI. Pouvez-vous décrire le parcours qui vous a amenée à occuper ces fonctions ?

Je suis arrivée dans le monde des bibliothèques de façon fortuite à vrai dire. Je suis titulaire d’un doctorat en philosophie de la littérature mais, les débouchés dans ce domaine n’étant pas nombreux, j’ai décidé de me réorienter. J’ai eu un déclic lorsque j’ai découvert la bibliothèque numérique et je me suis inscrite à l’EBSI. D’abord réfractaire au métier de bibliothécaire, j’ai véritablement eu un coup de cœur dès le premier cours de bibliothèque publique qui m’a bouleversée. Alors que, du fait de mes études, j’étais prédestinée à travailler dans une grande institution, mon choix s’est vite porté sur une carrière dans ce secteur. Par la suite, je me suis rapidement retrouvée au sein de la direction des bibliothèques de la ville de Montréal où j’ai travaillé sur des projets de développement des bibliothèques physiques et numériques. À ce moment, je me suis demandé quelle était la participation des citoyens dans la réflexion autour des services qu’elles proposaient. J’ai exploré cette question en collaboration avec des chercheurs en design de services, afin de trouver des outils en faveur de la participation citoyenne dans la conception des bibliothèques. Ces événements m’ont amenée aujourd’hui à occuper le poste de professeur adjointe à l’EBSI, en parallèle de mes travaux de recherche. Le sujet des pratiques participatives est plutôt bien traité aujourd’hui, et l’Enssib a notamment publié l’ouvrage Construire des pratiques participatives dans les bibliothèques [sous la coordination de Raphaëlle Bats, collection La Boîte à outils, N.D.L.R.]. Désormais, nous nous interrogeons davantage sur leurs répercussions et leur évaluation.

 

L’EBSI entretient justement des relations étroites avec l’Enssib. Quels sont vos rapports avec l’école ?

L’Enssib est un point de repère important dans le panorama francophone, en matière de développement de compétences et de production de connaissances dans le milieu des bibliothèques et des sciences de l’information. Au Québec, nous sommes évidemment très sensibles aux influences canadiennes et américaines mais, en partie grâce à la francophonie, un lien s’est naturellement tissé avec l’Enssib et nous suivons de près ce qui s’y fait. Des ouvrages français figurent d’ailleurs parmi la programmation pédagogique de la bibliothèque de l’EBSI. En ce qui concerne ma présence ici en tant que chercheuse invitée, elle a lieu dans le cadre de travaux sur la réflexion autour de l’évaluation des pratiques participatives en bibliothèque que je mène conjointement avec Raphaëlle Bats.

 

Vous tenez un blog au nom de « Bibliomancienne ». Quelle est sa signification ?

À ma décharge, c’était la grande époque des pseudonymes quand j’ai débuté ! Plus sérieusement, cela vient en fait de la bibliomancie, une pratique ésotérique visant à déceler des éléments prospectifs dans les livres. J’ai choisi ce pseudonyme par analogie avec le monde du Web où se font des découvertes au hasard de la sérendipité, afin d’y trouver des signes sur l’avenir qui se profile. Je suis d’ailleurs tombée sur un ouvrage sur le design thinking dans lequel figurait la bibliomancie, en tant qu’outil générateur d’idées à partir de mots tirés au sort. C’est un concept qui m’a plu car je suis attachée à ce genre de pratique.

 

Dans le cadre de votre venue à l’Enssib, vous êtes intervenue dans un cours sur l’émergence d’un concept relativement nouveau : le design du care. En quoi consiste-t-il et quels sont ses apports quant à l’expérience utilisateur en bibliothèque ?

Le design du care est une proposition pour aborder la conception basée sur l’expérience utilisateur à partir de l’éthique du care. Je vais prendre l’exemple des minorités socialement exclues pour illustrer mon propos.  À l’heure de questionnements autour des démarches participatives ayant pour objectif d’apporter plus de justice sociale, pourrions-nous nous servir de cette éthique pour les évaluer ? L’éthique du care se présente en quatre étapes : l’attention portée à autrui, la responsabilité prise à l’égard de ceux qui ont besoin de soins, la compétence pour remplir cette action de soins et la réponse qui consiste à inclure l’autre dans le processus. Dès lors, le fait d’avoir une structure organisée en thématiques, abordées comme des étapes, constitue un outil pertinent d’évaluation d’une démarche participative. Pour reprendre mon exemple, c’est d’autant plus intéressant, d’un point de vue opérationnel, d’aborder le design de l’inclusion en se posant la question de savoir si des personnes en situation d’exclusion ont été priorisées dans le processus d’élaboration.

 

Vous avez fondé avec d’autres bibliothécaires le collectif « Le café des savoirs libres ». À l’heure de Wikipédia et de la démocratisation des savoirs, quelle est la situation actuelle de l’offre de contenus numériques sous licence libre en bibliothèque ?

En bibliothèque, nous avons commencé par être des agrégateurs et des porteurs de projets de savoirs communs en invitant des acteurs de ce milieu à venir y organiser des ateliers. Nous sommes par la suite devenus des créateurs de projets, en proposant nous-mêmes des formations, notamment sur Wikipédia. Depuis, les bibliothécaires ont pris le relais de ces ateliers. Cela fait plusieurs années que nous en parlons, que nous nous rencontrons à ce sujet et que nous menons des ateliers au sein des bibliothèques. Ce n’est pas encore très répandu mais le personnel est tout de même largement sensibilisé sur la question de ces savoirs libres, à travers les projets promus par la fondation Wikimedia, En 2017, la conférence internationale Wikimania a réuni à Montréal des bibliothécaires pour discuter ensemble de savoirs communs et de leurs attentes à ce sujet. Sans oublier BAnQ qui est aussi très engagée dans ce domaine, puisqu’elle héberge Wikimedia Canada en ses locaux.

 

 

Un mot pour la fin ?

Je souhaiterais revenir sur la question des savoirs libres qui me semble très importante. Le droit québécois prévoit actuellement que les œuvres de l’esprit tombent dans le domaine public au cinquantième anniversaire de la mort de l’auteur, soit vingt ans de moins qu’en France. Des négociations commerciales entre le Canada et les États-Unis se sont récemment déroulées et il en est ressorti que la législation québécoise devrait s’aligner sur le modèle français. Cette possible extension constitue une véritable préoccupation et va à l’encontre de nos revendications. Bien qu’elle nous rapproche de nos collègues français, cette pédagogie négative marque peut-être la fin du Calendrier de l’Avent du domaine public, une activité proposée par notre collectif. Sans transition, il est très important pour moi de reconnaître à sa juste valeur la quantité et la qualité de l’offre de formation continue proposée à l’Enssib. Au Québec, les ministères n’encouragent pas vraiment à ce type de formation des professionnels. J’estime qu’il n’y a pas eu cette prise de responsabilité attendue vis-à-vis de la qualification des agents. En comparaison, la France est certainement bien plus ancrée dans une démarche du care !