De l’éloge au voyage

yves alixSouvenez-vous, si vous êtes d’âge, ou apprenez-le, si vous êtes encore à l’école : en 2000, on parlait beaucoup, dans la presse et même à la télé, des bibliothèques de lecture publique, dont le succès, depuis le mitan des années quatre-vingt, allait toujours croissant. Car on craignait pour leur développement, si une taxe jugée inique leur était imposée. La querelle du droit de prêt faisait rage. Sans gilets, tout en mots. Qu’on se jetait en pavés, de préférence des livres. Celui que Baptiste-Marrey publia alors ne pouvait que nous réjouir : il s’appelait Éloge des bibliothèques[1]. Il ne les défendait pas seulement, il faisait cent propositions, sur les missions, les statuts, le financement…et même la formation, imaginant, après la commission Pingaud de 1982, une École du livre, avec un tronc commun à toutes les filières et des formations continues croisées. Pour abriter cette école, conjointement à un Musée de la Lettre et du Livre, jugé tout aussi nécessaire, pourquoi pas Lyon et, plus précisément encore, une partie des locaux de la bibliothèque universitaire réduite en cendres l’année précédente ? Vérifiez, tout cela est bel et bien écrit.

 

La querelle, depuis, s’est apaisée. Le droit de prêt, judicieusement mis en œuvre par une ministre pragmatique, Catherine Tasca, et son équipe, n’a pas freiné le développement de la lecture publique, pas plus que le numérique n’a freiné le renouveau des bibliothèques universitaires. Les médias ont repris l’habitude de parler d’autre chose. Et voilà que, pas loin de vingt ans après, on reparle des bibliothèques dans l’espace médiatique. Les mousquetaires n’ont été que deux, mais ont bien ferraillé et fait un beau Voyage au pays des bibliothèques, qu’ils ont raconté au président de la République, leur commanditaire, et que Stock publie aujourd’hui[2]. Faisons l’Éloge de ce Voyage, au-delà de ses naïvetés évoquant parfois deux explorateurs en terre inconnue, car ils ne cherchent pas à nous en faire accroire et leur regard étonné est fécond. Si vous ne l’avez déjà fait au moment de la publication du rapport en février dernier, c’est l’occasion de le lire. On n’y traite pas que de la question des horaires, les deux auteurs évoquent toutes celles qui attendent des solutions et n’éludent pas celles qui fâchent. Il y est aussi question de formation et de la place des bibliothécaires. Pas d’école commune mais, à une génération de distance, la même affirmation que les bibliothèques doivent avoir des professionnels dédiés et bien préparés. Baptiste-Marrey écrivait : « Les différentes bibliothèques ont besoin de directeurs qui soient à la fois ingénieurs, administrateurs et chercheurs (dit Michel Melot) ; elles ont surtout besoin de cadres moyens convenablement rétribués, capables de s’adapter à des situations variées. » Orsenna et Corbin le répètent, au chapitre consacré aux personnels : « On ne s’autoproclame pas bibliothécaire. C’est un métier difficile que l’on ne maîtrise qu’après une longue formation ». Noël Corbin a eu l’occasion de le redire aux élèves conservateurs de l’Enssib, le 18 janvier dernier, nous lui en sommes vivement reconnaissants.

 

En ce temps où le simple mot taxe réveille toutes les fureurs, une autre vérité doit être répétée : le nerf de la guerre, c’est l’argent. Et l’argent public, qui plus est. Faire l’éloge des bibliothèques est bien, mais il faut aussi les nourrir et les habiller, à hauteur des compliments qu’on leur adresse. Sinon, ce ne seront que des mots, ne méritant pas même un livre. Salut à la mémoire de Baptiste-Marrey[3], belle plume, belle personne, rêveur éveillé.

 

Yves Alix

Double Post scriptum
Pour une lecture (beaucoup) plus critique du rapport Orsenna- Corbin, je vous renvoie à la chronique Culture de Michel Guerrin dans Le Monde, « Rendez-vous à la médiathèque », parue le samedi 23 février, après le bouclage de cet éditorial. Voici le lien (l’article est toutefois réservé aux abonnés) :  https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/02/22/la-bibliotheque-va-mieux-ses-livres-vont-mal_5426585_3232.html

Merci à Catherine Jackson de m’avoir rappelé que l’Enssib, en 2012, avait publié un beau texte de Baptiste-Marrey, « L’impasse des verbeuses ou la rivière enfouie », au sein du volume Tours et détours en bibliothèque : carnet de voyage. Le livre est toujours disponible et le texte en accès libre sur le web : https://books.openedition.org/pressesenssib/1854


[1] Il n’avait pas ajouté « avant qu’elles ne meurent », comme pour son Eloge de la librairie, dix ans avant. Grâce à Dieu, dirait un cardinal, les librairies ne sont (pas encore) toutes mortes.
Baptiste-Marrey, Éloge des bibliothèques, CFD-Hélikon, 2000. L’ouvrage est épuisé, mais se trouve dans toutes les bonnes bibliothèques et même, d’occasion, chez des libraires en ligne. Belle recension par Bertrand Calenge dans le BBF : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2000-06-0112-003

[2] Erik Orsenna et Noël Corbin, Voyage au pays des bibliothèques, Stock, 2019, 160 p. ISBN 978-2234086067

[3] https://www.livreshebdo.fr/article/deces-du-poete-et-ecrivain-jean-claude-marrey-dit-baptiste-marrey