Communautés et réseaux : l’effet puzzle

yves alix

Le titre est sibyllin : il faudrait écrire « façon puzzle » pour que chacun comprenne l’allusion. Peu importe. Cet effet, c’est celui de la dispersion. Un signe supplémentaire de la crise de la démocratie ? Écoutons la voix libre et grave du cinéaste Nanni Moretti[1]. Il dénonce successivement « la peur de l’autre sourdement entretenue dans les esprits, la disparition de la gauche et des idéaux collectifs, une crise objective des classes moyennes et populaires ». Avant de décocher la flèche du Parthe, en ciblant « la détestable emprise du web sur notre comportement social et notre manière de penser ». Cette emprise a-t-elle déjà contaminé notre rapport avec nos communautés professionnelles ? Ce serait vrai si celles-ci avaient explosé. Ce n’est pas le cas : elles se fragmentent, se recomposent, mais il est toujours possible d’en reconstituer une image complète. Il faut, pour cela, prendre un peu de recul. Rien de tel que le lendemain d’un congrès professionnel pour se livrer à l’exercice[2].

 

Quel web, au fait ? Celui des fake news ? L’éducation aux médias et à l’information est à l’agenda de tous les acteurs du système éducatif, pour permettre à chacun, demain, d'exercer sa citoyenneté de façon active, éclairée et responsable. L’Enssib, comme les autres écoles de service public, n’est pas en reste sur ce chantier prioritaire.

Est-ce plutôt au web de la haine, du racisme, de l’antisémitisme, de l’homophobie, le web de « réseaux sociaux » détournés et dévoyés, que pense le grand cinéaste ? On ne peut que le suivre sur ce terrain et se lamenter de « l’horrible alluvion du déluge de l’encre[3] » qui déborde de partout comme un égout et n’épargne même plus les bibliothèques ? [4]

 

Mais le web n’est pas que cela. Il est aussi, trente ans après sa création, un extraordinaire outil de communication, d’information, d’échange et, à l’occasion, une arme redoutable. Cette arme, hélas, est à portée de tous et peut servir la justice et la démocratie comme la tyrannie, l’arbitraire et la loi du plus fort. Elle a échappé à ceux qui l’ont conçue et se sentent aujourd’hui trahis et démunis. « Le Web a échoué à servir l'humanité comme il aurait dû le faire » dit ainsi son créateur Tim Berners-Lee[5], qui se dit prêt à le réinventer.

 

Les professionnels de l’information, de la documentation et des bibliothèques, celles et ceux que nous formons, celles et ceux déjà en poste, ne peuvent sans doute pas réinventer le web. Mais ils doivent, sans relâche, le réinvestir. Pour participer à sa régulation et en (re)faire un outil de la liberté, une machine démocratique. A ce titre, nous devons nous imposer une double exigence.
La première vise notre milieu professionnel. Les réseaux sociaux ont vocation à être d’abord les instruments de réseautage et de partage d’information au service des communautés, avant d’être des lieux de débat. Les débats doivent être portés par des collectifs, associations, fédérations. Sur ce plan, les réseaux sociaux, canaux d’une expression de soi désormais paroxystique, ne génèrent plus que de « l’entre soi ». Travaillons et débattons ensemble, plus que jamais. Reconstituons le puzzle, tant que toutes les pièces sont encore à portée de main !

La seconde exigence est un devoir envers le public ou, pour employer un mot si redouté que chacun l’évite, une mission : apporter notre pierre, essentielle et singulière, à la vie d’une société libre, respectueuse de l’autre. « La bibliothèque est un service public nécessaire à l’exercice de la démocratie[6] ». Nos aînés l’affirmaient en 1991. C’est toujours vrai.

 

Yves Alix

 

[1] Entretien avec le critique Jacques Mandelbaum à l’occasion de la sortie de son film documentaire Santiago, Italia, in Le Monde, 27 février 2019

[2] Les 18 et 19 mars, L’Enssib a accueilli avec grand plaisir, conjointement avec la Bibliothèque municipale de Lyon, les Rencontres nationales des bibliothécaires musicaux 2019, organisées par l’Acim.

[3] Victor Hugo, l'Âne.

[4] Comme en témoignent les attaques insupportables dont vient d’être victime le personnel de la bibliothèque Louise Michel à Paris :  https://www.livreshebdo.fr/article/le-personnel-de-la-bibliotheque-louise-michel-victime-dattaques-homophobes. L’Enssib tient à manifester son soutien sans réserve à toute l’équipe.

[5] Voir par exemple dans Le Figaro du 5 juillet 2018.

[6] Charte des bibliothèques, adoptée par le Conseil supérieur des bibliothèques, article 3.