Écrire, publier, lire … et retour

yves alix

Mardi 14 mai, les Estivales de l’Enssib invitaient à débattre de l’avenir de la littérature professionnelle. « L’acte de publication », tel que l’a défini Hervé Le Crosnier dans un lumineux exposé introductif, porte des valeurs. Un contrat de lecture implicite lie l’auteure ou l’auteur à une lectrice ou un lecteur imaginé : écrire, c’est porter au jour, pour soi mais aussi pour les autres. L’écriture appelle l’échange, la conversation. Les débats d’aujourd’hui, minés par la bien-pensance et le prisme communautaire, trahissent-ils « une incapacité croissante à accepter le moindre point de vue qui diffère du statu quo moralement supérieur », comme le déplore, dans un livre remarquable, Bret Easton Ellis[1]? Un retour aux valeurs de l’universalisme serait un bon remède – mais le malade est-il encore traitable ? Les pessimistes répondront non, les optimistes diront que mieux vaut un mauvais débat que pas de débat du tout, c’est le signe que la dictature n’a pas encore vaincu.

Et dans notre sphère professionnelle ? Constatons tout d’abord un paradoxe : les métiers des bibliothèques emploient deux fois plus de gens qu’il y a quarante ans, les institutions et les structures se multiplient ou se développent, il y a toujours autant de concours, même amaigris, et pourtant presse et édition professionnelle souffrent. L’éclosion des blogs puis des réseaux sociaux ne peut expliquer à elle seule cette crise : c’est bien le « contrat de lecture » qui est mis en cause, et cette crise est peut-être l’occasion de le refonder.

Les échanges fournis, immunes de toute nostalgie et très largement prospectifs, de ces Estivales[2], montrent qu’ une démarche visant à redynamiser l’ensemble du paysage de nos publications professionnelles est possible. Je suggérerais, pour faire un premier pas, une double approche : par l’écriture d’abord, l’édition ensuite.

Pour faire vivre la littérature professionnelle, enrichir les corpus et les collections, il faut donner envie aux nouvelles générations de collègues de s’investir dans l’écriture de leur métier, en toute liberté – d’approche, de pensée, de forme. Et accompagner cette écriture. L’Enssib, à sa manière, participe à ce mouvement avec ses élèves et étudiants : rapports de groupes de projets, rapports de stages, mémoires d’étude et de recherche ne sont pas seulement des devoirs imposés, ce sont aussi des invitations à écrire – pour fixer sa pensée, lui donner la forme la plus claire possible, la faire partager. Jeunes collègues, à vos plumes ! Comme le constatait Hervé Le Crosnier, on « parle » à son ordinateur : ne parlez pas tout seuls.

Le travail de l’éditeur, papier ou numérique, public ou privé, doit quant à lui distinguer les temps de cette écriture professionnelle : le temps bref, quasi instantané, de l’information, pour lequel les ressources du web, des forums et des réseaux sociaux offrent la promesse de la viralité ; le temps des discussions, des débats, où l’éditeur peut aider à faire passer les échanges de l’individuel vers le collectif, mais aussi modérer et remettre en perspective ; enfin le temps long des fondamentaux : histoire, théorie, techniques, analyses, de l’anthropologie des bibliothèques à la doctrine, au sens originel du terme, ensemble de principes traduisant une conception et constituant un système. De la morale pratique à ce qui la fonde, et retour. « Les doctrines ne s’élèvent pas vers la vérité, elles procèdent d’elle », disait l’auteur de Traduit du silence[3]. Un titre qui ne figure certes pas dans la liste des meilleurs prêts en bibliothèques dévoilée récemment par Livres Hebdo, le contraire eût été étonnant. Espérons tout du moins qu’il figure encore dans les collections de nombreuses bibliothèques publiques. N’est-il pas toujours au catalogue de son éditeur ?

 

PS : Nouveauté sur la page d’accueil du site de l’Enssib, à découvrir dès maintenant : pour répondre à de nombreuses demandes, nous rétablissons un accès direct à quatre ressources : Bibdoc (portail partagé de la formation continue), IHL (Institut d’histoire du livre), Abécédaire des mondes lettrés et Poldoc, en plus des Presses de l’Enssib et du BBF, déjà accessibles. Pour une navigation toujours plus lisse.

 

Yves Alix

 

[1] Bret Easton Ellis, White, Éditions Robert Laffont, 2019.

[2] Pour rappel, voici le programme : https://www.enssib.fr/Estivales-2019. L’intégralité des interventions sera très bientôt disponible en ligne.

[3] Joë Bousquet, Traduit du silence, Gallimard, L’Imaginaire.