Demain c’est maintenant », comme le chante très justement le rappeur Soprano. Hélas, nos lendemains ne chantent guère. Deux livres récents – parmi bien d’autres – dressent un état de la planète à faire froid dans le dos. Comme ce sont deux livres remarquables, il faut les lire d’urgence, au péril de ce qui peut nous rester d’optimisme et de foi en l’humanité. Amin Maalouf, dans Le Naufrage des civilisations, voit dans l’effondrement de son Levant natal, cosmopolite et pluriel, le premier acte de la litanie de désastres que nous vivons depuis un demi-siècle : « C’est à partir de ma terre natale que les ténèbres ont commencé à se répandre sur le monde ». A l’heure où la dictature capitaliste chinoise menace de triompher, il cite l’Orwell de 1984 : « Le choix, pour l’humanité, est entre la liberté et le bonheur et, pour la grande majorité, le bonheur est meilleur ». Mais un bonheur sans liberté, quelle valeur peut-il avoir ? Bernard Attali, haut fonctionnaire et chef d’entreprise, voit lui aussi dans le dépérissement de la démocratie et des droits humains un danger majeur, Un vent de violence dévastateur. Les deux n’ignorent pas pour autant l’urgence climatique, cette dégradation (inéluctable ?) de la terre qui fait dire à Sylvain Tesson que « vivre mieux consiste aujourd’hui à échapper aux développements du progrès »[1].
Où chercher un peu de réconfort ? Dans d’autres livres, bien sûr. Ôtés les grains de sable et les résidus d’algues vertes, en voici cinq que j’ai rapportés de la plage. Trois parlent des bibliothèques. Quelle place y fait-on aux religions, à l’heure où la laïcité est partout battue en brèche, et combattu son pilier fondamental, le droit de pratiquer la religion de son choix (ou de n’en avoir aucune) ? Religions en bibliothèque, sous la direction de Bernard Huchet, est le meilleur bréviaire que l’on puisse trouver pour traiter la question. Les bibliothèques, on ne cesse d’en construire sur tous les continents, ce qui est aussi un réconfort, pas seulement pour les professionnels. Feuilleter Un monde de bibliothèques, beau voyage en quarante étapes tout autour du monde, ordonné par Julien Roche, vous le montrera avec une profusion d’images. Ces lieux d’ouverture aux autres peuvent être aussi les espaces privilégiés d’une conquête fondamentale, celle de la liberté et de la dignité, comme le montre avec conviction et simplicité Claudie Tabet dans Des petites victoires sur l’illettrisme, portraits en bibliothèques publiques.
Les deux derniers titres, s’ils ne traitent pas directement d’elles, intéresseront aussi les bibliothèques, pour d’autres raisons. Bertrand Legendre, spécialiste de l’édition, se demande Ce que le numérique fait aux livres. Les mutations de l’édition dans le monde numérique sont irréversibles, mais lentes, difficiles à décrypter. L’auteur nous guide dans ce paysage brumeux, d’une main ferme et, autant que possible, rassurante. Un point indispensable pour les professionnels comme pour les élèves et étudiants. Quant à Alain Viala, il consacre un copieux et passionnant essai à La Galanterie[2]. La quoi ? Mais si, ce « grand petit mauvais sujet » est parfaitement actuel. La galanterie est un élément de notre civilisation. Oui, dit l’auteur, « l’égalité est imprescriptible, le respect intangible, la discrimination crime » ; mais la galanterie, l’histoire et la littérature le montrent, peut aussi être un art du bien vivre ensemble, art dont nous avons besoin plus que jamais. Jusque dans le préau des écoles. Bonne rentrée !
Yves Alix
Références
- Amin Maalouf, Le Naufrage des civilisations, Grasset, 2019. D’une lucidité rare, un livre exceptionnel. Du même, n’oubliez pas Les Échelles du Levant, Grasset, 1996, Livre de Poche, 1998.
- Bernard Attali, Un vent de violence, Descartes et Cie, 2019.
- Religions en bibliothèque, sous la direction de Bernard Huchet, Éd. du Cercle de la Librairie, collection Bibliothèques, 2019.
- Un monde de bibliothèques, sous la direction de Julien Roche, Éd. du Cercle de la Librairie, collection Bibliothèques, 2019.
- Claudie Tabet, Des petites victoires sur l’illettrisme : portraits en bibliothèques publiques, préface de Gilles Perrault, postface de Philippe Pineau, Érès, collection Trames, 2019
- Bertrand Legendre, Ce que le numérique fait aux livres, Presses universitaires de Grenoble, 2019
- Alain Viala, La Galanterie : une mythologie française, Seuil, collection La couleur des idées, 2019
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[1] In Le Monde, 28-29 juillet 2019, série « Vivre avec la fin du monde », 6.
[2] À noter : l’ouvrage est accompagné d’un impressionnant ensemble d’annexes numériques (corpus, notes éditoriales, index) accessibles en ligne à l’adresse suivante https://journals.openedition.org/dossiersgrihl/7355. « Ce que le numérique fait aux livres », c’est aussi cet élargissement.