Nicolas Beaupré

Nicolas Beaupré, est historien, spécialiste de la Première Guerre mondiale et de l’entre-deux-guerres. Ses travaux portent principalement sur les conséquences de la guerre, l'histoire culturelle des littératures de guerre, l'histoire franco-allemande et notamment celle des occupations et de l'entre-deux-guerres. Né en 1970, il a fait ses études à Nancy, Lille, Nanterre et Berlin où il a été membre du Centre Marc Bloch pendant quatre ans. Il a publié plusieurs ouvrages dont "1914-1945. Les Grandes Guerres", et "Le traumatisme de la Grande Guerre (1918-1933)" parus respectivement aux éditions Belin et aux Presses universitaires du Septentrion en 2012.

Rencontre avec Nicolas Beaupré, professeur en histoire contemporaine à l’Enssib et chercheur rattaché au centre Gabriel Naudé depuis le 1er septembre

1/ Qu’est-ce qui vous a donné envie de rejoindre l’Enssib ?
Je travaille depuis longtemps sur l’objet livre, notamment depuis ma thèse sur les poètes et écrivains français et allemands combattants de la Première Guerre mondiale, pour laquelle mes sources étaient principalement livresques. J’entretiens également de longue date un lien étroit avec les bibliothèques, pour avoir étudié leurs fonds documentaires mais aussi en tant que commissaire de deux expositions pendant les commémorations de la Guerre de 1914-1918, l’une à la Bibliothèque municipale de Lyon, l’autre à la médiathèque de Moulins-sur-Allier en Auvergne. Il m’a donc paru naturel de candidater pour ce poste de professeur à l’Enssib.

 

2/ Quelle place occupent les bibliothèques par rapport aux autres sources dans votre travail de chercheur ?
En ce qui concerne la Première Guerre mondiale, la particularité intéressante à souligner est que des bibliothécaires et des historiens ont constitué des fonds spécialisés sur cette période au moment même où elle se déroulait. Le maire de Lyon, Édouard Herriot, a demandé dès 1915 à ses bibliothécaires de rassembler un ensemble de documents de toutes natures : livres mais aussi affiches, photographies, périodiques… sur la guerre. La bibliothèque La Contemporaine, installée sur le campus de l’université Paris Nanterre, a été créée à partir du fonds Louise et Henri Leblanc, de riches industriels qui avaient décidé, dès 1914, de rassembler tous les documents disponibles sur la guerre, ouvrages, objets divers. Le troisième fonds spécialisé le plus important sur la Grande guerre en France est celui de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg. En Allemagne, ce phénomène a été plus général. Même des petites bibliothèques collectaient des documents sur la guerre en cours. L’histoire de ces fonds, remis en valeur à l’occasion des commémorations du centenaire de la guerre, met en lumière le fait que les contemporains avaient conscience de vivre une époque particulière.

 

3/ Constituer des fonds particuliers sur les grands événements de leur époque, est-ce une mission que les bibliothèques devraient développer, selon vous ?
Elles le font déjà, cela a été le cas notamment sur le mouvement des gilets jaunes ou plus récemment la crise sanitaire, qui a suscité une inflation éditoriale. Cette collecte est facilitée par les outils technologiques qui permettent de constituer des archives sonores, numériques. Ces pratiques sont utiles pour le temps présent mais aussi pour le travail des chercheurs dans l'avenir.

 

4/ Cette première lecture des événement faite par les contemporains ne risque-t-elle pas d'introduire des biais pour les futurs chercheurs qui travailleront sur ces sources ?
C'est là que le travail des historiens est utile car il permet d'historiciser la lecture faite par les collecteurs à l'époque des faits, qui est effectivement tributaire d’une certaine vision de l'histoire. En ce qui concerne les corpus de la Première Guerre mondiale sur lesquels j'ai travaillé, le regard des bibliothécaires ou historiens de l'époque doit être contextualisé mais, paradoxalement, les systèmes de classement mis en œuvre, restent, eux, tout aussi performants et pertinents plus de cent ans après.

 

5/ Vous êtes très actif sur Twitter, avec plus de 6000 followers. Comment les réseaux sociaux s'intègrent au travail d'un chercheur aujourd'hui ?
J'ai commencé à utiliser Twitter en 2012 pour faire la promotion d'un ouvrage que je venais de publier. J'ai ensuite rapidement interagi avec des collègues spécialistes mais également avec des amateurs éclairés, très présents jusque-là sur les forums. Cela m'a permis d'entrer en contact avec mes lecteurs, d'avoir un retour direct de leur part sur mes travaux, ce qui n'étaient pas le cas avant. Twitter permet aussi de recevoir rapidement de l'aide pour identifier un document et de faire une veille sur mon champ de recherche moins mécanique et moins froide que celle des fils RSS ou des mots clefs sur les moteurs de recherches. Et enfin, cela me permet de porter un regard sur l'actualité en général et sur celle de mon domaine en particulier.

 

6/ Les archivistes et les chercheurs protestent contre le projet de loi dite « sécurité globale » qui risque de restreindre l'accès aux archives, notamment celles classées secret défense. Quelle est votre position à ce sujet ?
Ce projet de loi est vraiment très problématique, en particulier pour les historiens contemporanéistes comme moi car la fermeture concerne les archives militaires mais aussi un spectre d'archives beaucoup plus large puisque la notion de secret défense peut être attribuée a posteriori à tout type de document. Des archives sur la guerre d'Algérie, la seconde Guerre mondiale ou les années 1930, qui étaient complètement accessibles, sont en train de se refermer. Certains ouvrages écrits il y quelques années, par exemple sur torture pendant la guerre d'Algérie, ne pourraient plus l'être aujourd'hui. Tout le champ de l'histoire du renseignement, qui s'était développée en France, est mis en danger, alors que c'est un domaine historiographique très dynamique.

 

7/ Y a-t-il un enjeu démocratique d'accès à l'information dans ce débat ?
Oui, il y a évidemment un enjeu démocratique car il n'y a pas que les historiens qui utilisent les archives, mais aussi les journalistes, les écrivains, et tout citoyen. Si on peut imaginer que des chercheurs puissent obtenir parcimonieusement des accès dérogatoires, ce ne sera pas le cas pour les autres catégories d'utilisateurs. C'est la porte ouverte à l'arbitraire, où l'accès aux documents se fera en fonction du sujet sur lequel travaille le chercheur, voire sur son approche, jugée pertinente ou pas. Il est urgent de revenir à l'esprit de la loi sur le patrimoine qui a très bien fonctionné pendant des années.

 

Propos recueillis par Véronique Heurtematte
Le 23 août 2021