Susan Kovacs

Susan Kovacs est professeur des universités en sciences de l'information et de la communication. Ses domaines de recherches portent sur l'étude socio-historique et anthropologique des dispositifs de circulation des savoirs dans des contextes éditoriaux et organisationnels variés : cultures informationnelles ; médiation et circulation des savoirs documentaires ; mutations dans les lieux de savoir ; formes et enjeux de la publicisation de la science ; logiques socio-institutionnelles. Elle a participé à plusieurs programmes de recherche, notamment sur les learning centres, et mené des études sur les dispositifs d’éducation à l’alimentation dans les écoles ou encore la mise en place de dispositifs d’éducation à l’information et aux médias en milieu scolaire. Elle a également une activité éditoriale importante. Elle a notamment codirigé, avec Yolande Maury et Sylvie Condette, "Bibliothèques en mouvement : Innover, fonder, pratiquer de nouveaux espaces de savoir", publié aux Presses universitaires du septentrion en 2018.

Rencontre avec Susan Kovacs, professeur en sciences de l'information et de la communication à l'Enssib depuis le 1er septembre

1/ Susan Kovacs, pourquoi avoir choisi de rejoindre l'Enssib ?
Outre le plaisir d'exercer dans une grande école très connue pour ses formations et ses contacts avec le monde des bibliothèques, cela me semblait particulièrement intéressant de rejoindre une institution dont les activités correspondent en très grande partie à mes recherches, qui portent sur l'évolution récente des lieux de savoirs, dont les bibliothèques.

 

2/ Quelles sont ces évolutions du côté des bibliothèques ?
Depuis 25 ans, les bibliothèques expérimentent de nouveaux modèles et il y a une accélération de ce mouvement. J'ai participé à un ouvrage collectif publié fin 2018 sur les learning centres qui sont représentatifs de ces expérimentations pour créer des lieux culturels de rencontre plus en phase avec les attentes des usagers. Ce qui est intéressant, c'est que les bibliothèques œuvrent à la fois pour mettre en place des espaces de convivialité, avec l'idée de créer communauté, et pour développer une offre culturelle à distance et faire face à l’évolution de la culture numérique.

 

3/ N'est-ce pas un paradoxe de développer des lieux de convivialité tout en renforçant l'offre à distance qui incite au repli chez soi ?
C'est un paradoxe mais disposer d'un lieu convivial, qui soit le cœur du campus, correspond à une forte attente des étudiants. C'est ce qui ressort des enquêtes ethnographiques que nous avons menées dans neuf learning centres en France. Les jeunes ont besoin de se retrouver, de travailler avec leurs pairs, de réaliser leur affiliation universitaire et disciplinaire sur place. Les bibliothèques universitaires participent de plus en plus à cette tendance mais c'est le cas également des bibliothèques de lecture publique qui mettent en place de nouveaux dispositifs tels que des fablabs pour que les gens se retrouvent et partagent leurs expériences et leurs connaissances. Reste à savoir comment cela se passe vraiment. L'analyse ethnographique permet d'évaluer si l'offre prend ou pas, si l'utopie d'une démocratisation des modes de partage des savoirs par ce type d'activités est réalisable ou non, si on touche les publics qu'on souhaitait. Il est intéressant d'étudier comment un lieu s'adapte à la réalité des publics, comment les gens s'en emparent, avec parfois des effets de contournement des usages prévus.

 

4/ Avez-vous identifié dans vos enquêtes des leviers et des freins à ces initiatives ?
Un frein, par exemple avec les fablabs, est qu'on pense toucher un large public alors qu'en fait cela attire parfois les personnes qui ont déjà la fibre de l'entrepreneuriat. Pour que cela fonctionne, il ne suffit pas de mettre à disposition de la technologie et des imprimantes 3D. Les partenariats au niveau local constituent de vrais leviers pour impliquer des publics plus larges, comme les seniors ou les jeunes. J'étudie aussi comment les habitants peuvent être acteurs dans la définition de leur bibliothèque de quartier par les démarches dites participatives et de coconstruction.

 

5/ Ce travail d'évaluation n'est-il pas encore insuffisamment pratiqué dans les bibliothèques françaises ?
Je trouve pour ma part que la culture de l'évaluation en bibliothèque progresse beaucoup. L'évaluation est de plus en plus présente dans les formations et l'ouverture des recrutements à des profils plus variés, tels que des ingénieurs par exemple, permet aussi d'introduire dans les établissements des compétences en design thinking, en expérience utilisateurs. Tout cela amène les équipes à être plus dans l'expérimentation, à accepter de tester, se tromper et recommencer. A côté de cela, il y a aussi la pression des élus qui sont en attente d'une certaine comptabilité et donc de critères d'évaluation.

 

6/ Qu'est-ce que la pandémie a changé pour les bibliothèques dans la circulation des savoirs, notamment par le développement de l'offre en ligne ?
C'est une bonne question. Je ne peux que donner mes impressions car je ne me suis pas encore penchée formellement sur le sujet. Le fait que les bibliothèques étaient parmi les seuls services publics à rester ouvert a été très important pour les usagers qui avaient un besoin vital de sortir de chez eux et de pouvoir échanger. La fonction sociale de la bibliothèque s'est vue valorisée. En ce qui concerne l'offre numérique, c'est une grande question qu'il faudra étudier pour en comprendre l'impact. Est-ce que la pandémie a créé de nouvelles pratiques qui s’installeront dans la durée ? Est-ce que les bibliothèques vont ajuster le tir en fonction de cela ? Il va sûrement y avoir des recherches sur la question car les appels à projets d'étude sur la crise sanitaire et ses impacts sur les structures culturelles sont actuellement nombreux. J'ai regardé de manière informelle les offres en ligne mises en place dans différents pays par les bibliothèques. Les bibliothécaires ont redoublé d'ingéniosité et d'originalité pour maintenir leurs services. Il faudra faire le bilan de tout ça et voir, là encore, quels publics ont été touchés par ces initiatives. La pandémie sera peut-être à l’origine d’un repositionnement de la relation des usagers avec les bibliothèques, qui sont devenues plus que jamais réactives à la réalité sociale. Cette capacité à bouger avec le temps, à être des actrices des réaménagements territoriaux, de la vie sociale, en prenant en compte la fragilisation des populations, constitue une vraie nouveauté.

 

7/ Vous travaillez aussi sur l'éducation aux médias et à l'information. Comment cela s'inscrit dans vos recherches ?
Pour moi, l'EMI constitue un volet du domaine de recherche sur les cultures infomationnelles. Nous avons fait beaucoup de travaux de terrain dans les écoles pour voir de quelle façon les nouvelles politiques éducatives en faveur de l'EMI sont mises en place par les enseignants, à qui on demande de plus en plus d'éducation à différents sujets, et dont nous avons pu constater le désarroi. J'ai observé que l'éducation aux médias, qui est priorisée dans les politiques publiques, l'emporte souvent sur l’éducation à l'information, ce que je regrette un peu car, pour moi, c'est l'éducation à l'information qui constitue la base d’une compréhension des phénomènes médiatiques. Il faut une approche holistique pour mettre en place des formations à toutes les modalités d'information, ce qui permettrait de mieux contextualiser, par exemple, la question des « fakenews » qui est au centre des préoccupations actuellement. Il faut un enseignement à l'information dès l'école maternelle qui permette de sensibiliser les jeunes à ce qu'est un éditeur ou un document, et de renforcer et nuancer ce savoir tout au long du cursus scolaire, universitaire et au delà. C'est cet accompagnement tout au long de la vie scolaire qui est difficile à concevoir car les acteurs de l'école ne sont pas forcément formés pour le mettre en place.

 

8/ Et c'est quelque chose qui se rajoute dans les programmes mais qui n'a pas de créneau réservé.
Dans une étude que nous avons faite il y a de plus de 10 ans dans les écoles maternelles et primaires de Lille, une de nos conclusions était qu'en plus des heures dédiées spécifiquement à l'éducation à l'information et aux médias, il faut trouver les moyens d’encourager les enseignants de saisir des occasions, quand ils utilisent des documents dans l'enseignement de leur discipline par exemple, pour faire une focale sur l'aspect éditorial, informationnel. Il faudrait faire une sensibilisation des enseignants à travers par exemple des liens renforcés avec les professeurs documentalistes afin qu'ils puissent incorporer l'EMI dans leur quotidien.

 

9/ Ce que vous proposez, c'est que l'EMI soit enseignée comme une culture générale de base ?
Oui, exactement. Les enseignant se concentrent sur une approche critique de l'information, qui est indispensable, mais un travail de tous les jours avec des rappels de temps en temps comme, d'où vient le document que nous venons de consulter ?, peut aider à développer des formes de réflexivité, chez les très jeunes, tout autant que chez les étudiants ou les adultes.

 

Propos recueillis par Véronique Heurtematte
Le 30 août 2021