Jacques Kériguy -

Jacques Keriguy : ce projet traduisait la volonté d’apporter des services nouveaux aux usagers

À l’occasion des 30 ans de l’Enssib, rencontre avec Jacques Keriguy, directeur de l’École, nommée ENSB jusqu’en 1992,  de 1986 à 1995.

 

1/ Quelle place a occupé la direction de l’Enssib dans votre parcours professionnel ?
Jacques Keriguy : La direction de l’ENSB, puis de l’Enssib, constitue un aboutissement et un commencement. Un aboutissement en raison des enjeux, de l’ampleur de la tâche et des difficultés rencontrées. Ma nomination a sans doute été considérée comme le prolongement de la coopération engagée par Pierre Trincal, alors directeur du service des bibliothèques du secrétariat d’État chargé des universités, Denis Varloot, directeur de la Direction des bibliothèques, des musées et de l’information scientifique et technique (DBMIST), et Jacques Michel, directeur du centre de documentation scientifique et technique du CNRS. Tous trois voulaient harmoniser l’action des établissements dont ils avaient la charge. Dotés de statuts et de missions fort différents, ces établissements, jusque-là, s’ignoraient ou pire, agissaient de manière concurrente. Il est vrai que j’avais apporté une modeste contribution à cette coopération dans mes fonctions précédentes, au sein du service des bibliothèques, et participé à la création des centres d’acquisition et de diffusion de l’information scientifique et technique (Cadist). J’avais ensuite été affecté au CDST, devenu en 1989 Institut national d’information scientifique et technique (Inist). L’objectif était de décloisonner la profession, d’ouvrir des portes et de tisser des liens avec l’extérieur.

Mon passage à l’Enssib a également été un commencement car ce poste m’a ouvert des voies auxquelles je ne songeais pas, notamment aux affaires étrangères puisque j’ai été détaché à la Maison franco-japonaise de Tokyo en 1995, et aussi vers la littérature et l’action culturelle. Mais cela est une autre histoire....

 

2/ Pendant vos mandats, l’ENSB est devenue l’Enssib. Dans quel contexte s’est déroulé ce changement  ?
J.K. :
Je ne sais pas si on mesure aujourd’hui l’onde de choc qu’a provoqué la création de l’Enssib. Imaginez la situation : une école professionnelle, l’ENSB, affirme son intention de se transformer en établissement universitaire. Je vous laisse deviner les espoirs, les réserves, voire les hostilités suscités par ce choix qu’avait déjà exprimé Denis Varloot en 1985. Une partie de la profession craignait que la nouvelle école lui échappe, non sans raison : on a longtemps parlé de Richard K. Gardner, spécialiste de l’histoire du livre et directeur de l’école de bibliothéconomie et de sciences de l’information de Montréal, comme directeur potentiel, car plus aguerri pour affronter ce genre de situation. L’autre crainte exprimée était l’éclatement du corps des conservateurs : les exigences manifestées par le ministère de l’Éducation nationale pour les bibliothèques universitaires différaient en effet de celles du ministère de la Culture, de celles de la Ville de Paris, qui exigeait une formation particulière, et de celles du CNFPT, alors en plein essor. On devait aussi prendre en compte l’avis de la Bibliothèque nationale qui, il ne faut pas l’oublier, avait hébergé l’ENSB depuis sa création en 1963 jusqu’à son transfert à Villeurbanne, et qui participait activement aux enseignements dispensés.

 

3/ Comment s’est imposé ce choix ?

J. K. : La volonté affichée d’intégrer la formation dans un cursus universitaire de 3e cycle titillait l’appétit de quelques universités qui espéraient se l’approprier et faire de la nouvelle école un département de leur établissement. Il a fallu que le ministère de tutelle résiste très fortement et affirme que la nouvelle école devait jouir d’une autonomie totale, précisément pour sauvegarder l’unité de la profession, et obtenir le statut d’établissement public scientifique culturel et professionnel. Ce statut lui fut accordé après une longue lutte. Fort heureusement, les arguments de Denis Varloot et de ses successeurs, au premier rang desquels je voudrais citer Daniel Renoult, ont été relayés et enrichis par Jean Gattégno, directeur du livre et de la lecture au ministère de la Culture. Proche de Jack Lang, il était professeur à l’université Paris-Vincennes et approuvait ce statut car il lui apparaissait nécessaire que l’école assure la formation pour l’ensemble des bibliothécaires, quel que soit leur lieu de destination.

La mise en œuvre a été longue, plus de 7 ans, avec des hésitations, des doutes sur les modalités de construction, des obstacles à franchir. Mais l’ENSB en tant qu’établissement public à caractère administratif avait vécu. Ce statut, très pratique au demeurant, avait failli la conduire à sa perte : pour des questions de facilités, elle avait accueilli des fonctions et la gestion d’établissements qui n’avaient rien à voir avec ses activités principales. Pire, je peux l’attester, elles l’empêchaient de mener à bien ses missions. Je pense notamment au Sunist, Serveur universitaire national de l’information scientifique et technique, un centre de calcul géré par l’ENSB et qui représentait plus de 80 % de son budget. Je passe sur le comité des travaux historiques et scientifiques, la Joie par les livres, le Catalogue collectif national, sans oublier le Bulletin des bibliothèques de France qui lui avait aussi été rattaché.

 

4/ Comment ont réagi les professionnels à cette nouvelle organisation ?
J.K. :
Les associations professionnelles et les syndicats qui, au départ, étaient sceptiques ont été peu à peu convaincus. Il faut se rappeler que l’ensemble des bibliothèques du pays avait connu à partir des années 1980 un essor considérable. En témoignent des constructions nouvelles, des moyens financiers importants, des recrutements de personnel comme on n’en avait jamais connus auparavant. Ce constat s’applique à tous les types d’établissements, bibliothèques universitaires, municipales, départementales, de la Ville de Paris. Quant à la Bibliothèque nationale, elle préparait sa métamorphose. La profession voyait l’ampleur de l’enjeu et militait pour l’amélioration de la formation qu’elle souhaitait voir complétement recomposée et adaptée aux enjeux nouveaux. Les associations, les syndicats ont rapidement considéré que la nouvelle école et la nouvelle formation, à la construction desquelles ils avaient participé, étaient légitimes. D’autant qu’était annoncée une réforme du statut de conservateur, elle aussi fortement souhaitée par la profession.

 

5/ Quels ont été les principaux défis de la mise en œuvre de ce statut inédit ?
J. K. : Première difficulté : trouver un équilibre entre les exigences universitaires et la nécessité de satisfaire les attentes légitimes de la profession. Deuxième obstacle : comment justifier et faire admettre les termes « sciences de l’information » introduits dans l’intitulé de l’établissement ? Inspirés de l’anglais Information science, ils choquaient de nombreuses oreilles, notamment du côté du ministère de la Culture et des bibliothèques qui y étaient rattachées. Mais l’expression était dans l’air du temps et correspondait à la 71ème section du Conseil national des universités créée en 1975 avec l’appellation « sciences de l’information et de la communication ». Le ministère a demandé à l’Enssib, qui préparait désormais des diplômes de 3e cycle, de participer à l’effort de recherche appelé par cette section, ce qui conférait à l’école un prestige incontestable. Troisième obstacle : la négociation avec les universités partenaires. Les programmes des diplômes universitaires de 3e cycle, DESS et DEA, étaient naturellement délivrés par des universités selon les termes de conventions qui ont fait l’objet de longues discussions. L’étape suivante a consisté à recruter le corps enseignant, désormais composé d’universitaires et de conservateurs. Comment caractériser les profils des uns et des autres ? Comment définir les relations obligées avec les universités chargées du recrutement ? Nous n’étions pas maîtres du jeu et devions accepter les décisions des universités que nous avions choisies pour relayer notre action.

Les obstacles ont été franchis. Il a certes fallu rassurer les sceptiques, montrer que les programmes gardaient comme préoccupation de répondre aux attentes de toutes les bibliothèques, quel que soit leur statut et leur vocation. Une autre tâche s’imposait : clarifier les relations que le nouvel établissement allait entretenir avec les autres écoles présentes dans le paysage culturel français, l’École des chartes, qui, elle aussi, était en pleine mutation et s’interrogeait sur sa position par rapport à l’Enssib, et l’École nationale du patrimoine.

 

6/ Quels étaient les enjeux en termes de formation et d’évolution des métiers ?
J. K. :
Je crois pouvoir dire aujourd’hui que ce projet traduisait la volonté d’apporter des services nouveaux aux usagers notamment, et cela a été beaucoup reproché, en mettant un accent jugé excessif sur les nouvelles technologies dont le développement paraissait pourtant inéluctable. Bien au-delà, le nouvel établissement traduisait, je crois, une certaine conception du service public qui se mettait en place dans le cadre particulier de la décentralisation. Les interrogations, les polémiques, les remises en cause entraînaient chez les enseignants de la nouvelle école une alternance entre découragement et débauche d’imagination. Nous avions aussi la volonté de nous ouvrir à de nombreux partenaires, en France et à l’étranger. Nous avons, par exemple, engagé des échanges avec les écoles de Montréal et de Stockholm. Nous avons établi des liens avec l’Afrique, le Maghreb. Nous avons accueilli des enseignants étrangers. Bref, ce besoin d’ouverture était général.

L’école, à l’origine destinée à former des fonctionnaires, mettait en place des programmes universitaires s’adressant à des étudiants appelés à travailler dans des horizons autres que la fonction publique. Quel serait son crédit par rapport aux autres formations existantes, qui surveillaient avec attention ses premiers pas ? Imposer de pareille façon une évolution immédiate, n’était pas sans risque.

 

7/ Sur quels partenariats vous êtes-vous appuyé ?
J. K.
 : La concertation avec tous les représentants de la profession, associations, syndicats, a été constante et profitable. Enrichissantes aussi, sur bien des points, ont été les négociations menées avec les universités, même si, il faut le reconnaître, elles nous ont dans plusieurs circonstances imposé leurs volontés. Mais elles ont apporté à l’Enssib un souffle, une dimension, une ouverture qui manquaient à l’Ensb.

 

8/ Vous avez créé l’association Bibliothèques gourmandes et avez été le directeur de la revue Papilles. Qu’est-ce qui vous a amené à lier bibliothèques et gastronomie, deux termes qu’on n’associe pas forcément d’emblée ?
J.K. :
La création de cette association est due à la réunion de personnes qui se fréquentaient assidument, s’affrontaient sur des sujets sérieux et qui, pour détendre l’atmosphère, se retrouvaient dans les restaurants et se sont découverts une égale passion pour la gastronomie. C’est ainsi que Jean Gattégno qui avait, quand il venait à Lyon, des exigences gastronomiques auxquelles je me pliais volontiers, Bernard Lafon de la médiathèque de Roanne et moi-même avons fondé l’association Bibliothèques gourmandes qui a donné naissance à la publication Papilles. La motivation était le plaisir. L’alchimie des oligoéléments rejoint dans son mystère l’alchimie des mots, et organiser une cave ou un fonds de bibliothèque sont des opérations comparables qui font appel aux mêmes méthodes : acquérir, préserver, surveiller, communiquer et surtout prendre plaisir à consommer.

 

9/ En forme de conclusion, quel mot choisiriez-vous pour résumer vos mandats ?
J.K. :
J’en choisirais deux : imaginer et convaincre.

 

Propos recueillis par Véronique Heurtematte
Le 13 juin 2022