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Evolution de la profession de bibliothécaire et conditions d'exercice du métier

1988

    Evolution de la profession de bibliothécaire et conditions d'exercice du métier

    Par Bernadette SEIBEL

    L 'enquête menée en 1984 (1) auprès d'un échantillon représentatif de 1053 bibliothécaires de catégories A et B, personnels de l'Etat et des collectivités locales permet d'apporter des éléments à la réflexion menée lors des journées d'études organisées par l'A.B.F. en juin 1987 sur les conditions de travail. Cette enquête avait pour principal objectif l'analyse des effets de la transformation de la morphologie professionnelle sur la différenciation interne de la profession ; le degré d'hétérogénéité résulte en effet des transformations qui ont affecté la base sociale du recrutement ainsi que des conditions du travail en bibliothèque.

    L'accès aux divers types de bibliothèques s'effectue à partir de systèmes différents de sélection et de formation, tandis que les caractéristiques des établissements peuvent varier selon leur ancienneté et notoriété, leur situation de monopole ou de concurrence par rapport à l'offre d'information et de lieux culturels locale, régionale, voire nationale ou internationale. Doit être également pris en compte le niveau de développement de la bibliothèque en relation avec la composition et le volume du public : il peut entraîner une définition des produits offerts et des méthodes d'accès aux biens culturels. Enfin, à l'intérieur de l'établissement, la variété des postes de travail permet d'être plus ou moins en contact avec des publics aux caractéristiques très variables, tandis que les conditions d'exercice réelles du travail renvoient, selon les cas, à des structures plus ou moins hiérarchisées, ainsi qu'à une différenciation ou spécialisation inégales des tâches effectuées.

    Si certains résultats de l'enquête permettent de caractériser la diversité des conditions d'exercice du métier de bibliothécaire, l'orientation générale de la recherche ne visait pas l'étude des situation différentielles d'activité et leurs condi tions de possibilité ; elle avait en effe pour objectif l'analyse des effets des systèmes de dispositions des agents défi. nis par leur appartenance sociale, leui formation, leur expérience profession. nelle et leurs modes de recrutement, sur l manière de mener et de se représenter 1( métier. Une telle approche permettai également d'expliciter les facteurs dt structuration de l'espace professionnel déterminant ainsi des positions différen tes auxquelles sont associées des prise; de position sur les finalités, l'avenir e l'exercice actuel du métier. Il ne s'agi donc pas ici de faire le tour des question; qui se posent quant à l'organisation dt travail en bibliothèque, mais de fain apparaître les relations qui unissent le attitudes déclarées avec les caractéristi ques sociales et professionnelles de agents et les conditions réelles d'exercics en bibliothèque.

    Il faut tout d'abord souligner le très vi intérêt manifesté par la profession à l'en quête sociologique, intérêt qui peut êtr< considéré comme un indicateur de 1; forte attente des bibliothécaires par rap port à leur identité professionnelle et i l'exercice de leur métier. En effet, dès 1< premier envoi de questionnaires par voie postale, près de 50 % des professionnels, tirés au hasard dans deux sous-populations, (Etat et collectivités locales), ont répondu à l'enquête. Successivement 10% de mieux se sont ajoutés à chacune des deux relances, ce qui porte à 67 % la proportion des professionnels qui ont effectivement répondu. Le taux est particulièrement élevé si on le compare aux 30% de réponses qui sont généralement enregistrées lors d'une enquête par voie postale.

    La très grande majorité des bibliothécaires manifestent un intérêt évident pour leur métier. Seuls 3 % désirent en changer si cela était possible tandis qu'une très faible minorité réduit son activité professionnelle aux nécessités économiques (3%) ou à la contrainte de l'habitude (1%). Par contre 65 % témoignent d'une adhésion sans faille, qu'ils affirment aimer leur métier (27%) ou, manifestant une certaine distance au rôle, avoir du plaisir à travailler (38%) ; cependant 28% de la profession exprime un certain désenchantement : les satisfactions procurées par l'exercice du métier ne se révèlent pas être à la hauteur de leurs espérances.

    Cette apparente homogénéité des attitudes éclate si l'on prend en compte des facteurs tels que le statut, le secteur d'activité ou la génération. En effet, ce sont les bibliothécaires adjoints qui, de loin, sont les plus nombreux à exprimer une réserve par rapport à l'exercice actuel de leur métier. 30 % d'entre eux pensent que le métier est intéressant mais qu'ils n'ont pas la possibilité d'y accéder. Une telle attitude ne concerne en revanche que 20% des conservateurs et 12 % des bibliothécaires municipaux de 1ère ou 2ème catégories qui semblent être les professionnels les plus heureux du monde.

    L'époque du recrutement est un autre élément de clivage des attitudes professionnelles. La proportion d'insatisfaits croit en effet régulièrement avec 1 ' arrivée des plus jeunes tranches d'âge. De 21 % parmi les professionnels recrutés avant 1955, on passe à 34 % pour la strate de ceux entrés dans la profession entre 1963 et 1975, et à 38 % pour ceux entrés après 1975.

    Pour rendre compte de ces disparités dans le degré d'implication par rapport à l'exercice du métier, il importe de rappeler le contexte dans lequel s'insèrent ces attitudes. L'accroissement de l'insatisfaction des professionnels est en effet concomitante de la forte extension de leur nombre. Jusqu'au début des années 70, celle-ci a surtout concerné le secteur d'emploi de l'Etat, avec le développement des bibliothèques universitaires et centrales de prêt, tandis qu'après cette date, on observe une stagnation du recrutement de cette catégorie de personnels au bénéfice de celui des collectivités locales. Ceci s'est effectué sous l'impulsion des propositions du Groupe d'Etude sur la Lecture Publique (1967) et de la politique de développement des bibliothèques municipales.

    Or 1 ' extension du nombre des professionnels s'est accompagnée d'une modification de la composition sociale de la profession avec l'arrivée dans les jeunes générations, d'agents issus en plus grand nombre des classes populaires et de la petite bourgeoisie tandis que diminuait la part, toujours prépondérante par ailleurs, de ceux originaires des classes supérieures, et que se maintenait, au prix d'un renouvellement des fractions sociales qui les composent, la proportion des agents originaires des classes moyennes.

    Ainsi la part des agents issus des classes populaires est passée selon la génération considérée de 15 % à 25 % puis 28 % ; celle des classes moyennes est restée stable (30 %, 31 %, 33 %) tandis que la proportion de professionnels originaires des classes supérieures a diminué avec l'arrivée des jeunes générations passant de 45 % à 39 %, puis 34 %. Enfin comme le montre la prise en compte de la trajectoire des familles dont sont issus les bibliothécaires, la part des agents originaires de familles en ascension sociale s'est fortement accrue. Or parmi la jeune génération ce sont plus souvent les agents de cette catégorie ou ceux pour lesquels l'accès à la profession s'inscrit dans une mobilité sociale personnelle effective, qui sont insatisfaits de l'exercice actuel du métier bien qu'ils le trouvent intéressant.

    A cette différenciation accrue de la base sociale du recrutement, inégale selon les secteurs d'emploi puisque la démocratisation relative de la profession est plus forte dans le secteur des collectivités locales, correspond une homogénéité croissante du niveau d'étude des professionnels. Le recrutement professionnel a bénéficié des effets de l'élévation générale du niveau de formation des Français. Les débouchés traditionnels des disciplines littéraires dans lesquelles se recrutent majoritairement les bibliothécaires (86%) étant l'enseignement, on comprend comment les plans successifs de réduction de l'auxiliariat avant 1970, et la fermeture des postes mis au concours après 1975 dans l'enseignement secondaire (CAPES) et la recherche ont eu, selon les périodes, pour effet le report sur la profession soit d'anciens enseignants non titulaires peu satisfaits des conditions d'exercice ou statutaires qui leur étaient faites, soit, surtout après 1975, des candidats malheureux aux concours de l'enseignement, malgré leur bonne réussite scolaire et universitaire.

    Or le début des années 70 marque, dans l'histoire du recrutement professionnel, le point de départ d'une forte réduction des postes de l'Etat mis au concours, notamment celui des conservateurs, tandis que s'accroît très fortement à partir de cette date le nombre des postes offerts par les collectivités locales. Se sont donc dirigés vers des emplois de catégorie B des professionnels dotés plus souvent, par rapport à ceux des strates d'âge antérieures, d'un niveau d'études égal ou supérieur à la licence. Ceci est particulièrement net chez les bibliothécaires adjoints de l'Etat dont 18 % dans les strates âgées de plus de 50 ans détiennent ce niveau de formation, alors que c'est le cas pour 44 % de ceux de la tranche d'âge 35-49 ans, et 52 % de celle de moins de 35 ans. En revanche la part des bibliothécaires adjoints municipaux détenant un diplôme égal ou supérieur à la licence reste stable quelle que soit la génération considérée (46 %).

    La translation vers le haut du niveau d'étude des bibliothécaires adjoints a eu pour principal effet une dévaluation du titre scolaire par rapport à ce qu'il était possible d'en espérer statutairement à une époque antérieure de recrutement. Cette dévaluation de la qualification universitaire n'a cessé d'augmenter avec le renouvellement de la profession. Ainsi 7% seulement des licenciés ou plus entrés dans la profession entre 1955 et 1963 sont restés cantonnés dans des grades de bibliothécaires adjoints, alors que c'est le cas pour 51 % de ceux recrutés entre 1963 et 1975, et pour 70 % de ceux recrutés après 1975. En outre, on constate que l'ouverture de la profession aux agents issus des classes populaires s'est accompagnée d'une dévaluation différentielle du titre universitaire. Alors que les licenciés appartenant à ces catégories sociales et recrutés avant 1975 détenaient des chances identiques à celles des agents originaires d'autres fractions sociales d'accéder aux emplois de catégorie A, notamment dans le secteur de l'Etat, la tendance s'inverse après cette date : leurs chances sont alors les plus faibles d'obtenir un statut de ce type, par comparaison avec les professionnels de même qualification mais d'origine sociale différente.

    Or, l'enquête fait apparaître un taux de désenchantement très élevé chez les agents dotés d'un niveau d'étude égal ou supérieur à la licence (40%), et plus particulièrement chez ceux recrutés après 1975 dans le secteur de l'Etat, qu'ils soient conservateurs issus de l'ENSB (56%), ou bibliothécaires adjoints (47 %) ; l'attitude négative (métier limité) est particulièrement forte chez les conservateurs (20 %). Quant aux jeunes bibliothécaires adjoints municipaux, leur insatisfaction n'est pas fonction du niveau de leurs qualifications scolaires (31%), mais elle se révèle être cependant moins forte que celle des professionnels de même grade, détenteurs d'une licence qui appartiennent à la génération précédente. Recrutés entre 1963 et 1975 c'est-à-dire au moment de l'expansion de la lecture publique, ces professionnels n'ont pu ou voulu à temps bénéficier d'une évolution de carrière qui correspondait certes à leur qualification mais impliquait l'exercice de responsabilités.

    Comme on le constate, l'insatisfaction des professionnels est justiciable de plusieurs types d'explications, et revêt des significations différentes selon la position des agents dans l'espace professionnel, compte tenu des facteurs de variation qui viennent d'être évoqués. Indicatrice du rapport que les bibliothécaires entretiennent avec leur position, cette insatisfaction s'exprime par des perceptions divergentes des conditions d'exercice du métier qui remettent en question, notamment, les modèles d'organisation du travail et les carrières.

    Les perceptions sur l'exercice du métier et ses transformations se définissent dans les relations qui s'instaurent entre le système des dispositions sociales et professionnelles des agents et les positions qu'ils occupent dans l'espace professionnel. Coexistent en effet dans la profession des générations dotées de dispositions différentes en fonction de la diversité de l'inculcation familiale et scolaire, ainsi que des modes de socialisation dans la profession (métier antérieur, activités bénévoles, premiers postes obtenus etc.). Ceux-ci induisent des conceptions différentes de ce que le bibliothécaire sait faire, de ce à quoi il croit, des objectifs qu'il fixe à son action, des valeurs qu'il professe etc.

    L'espace professionnel se structure selon deux principes. Le premier hiérarchise les positions selon le rapport au savoir sous-tendu par le niveau d'étude atteint. Aux positions de prestige conférant notoriété intellectuelle ou nouveau pouvoir d'expert s'opposent celles de normalisation du travail intellectuel, de collecte ordonnée du savoir et de disponibilité, parfois militante, au public. Cette distinction entre les positions dites de «conception» et «d'exécution» reproduit celle existant dans le système éducatif où les activités pédagogiques d'aide à la connaissance sont bien souvent aux yeux des agents, dévaluées par rapport à celles de transmission intellectuelle. Cette distinction, entérinée dans les statuts érigés dans les années cinquante, est homonyme de la hiérarchie scolaire et sociale. Les agents les plus diplômés, dont la qualification scolaire est garantie par le succès au concours de recrutement d'une grande école, issus plus souvent des classes supérieures, sont plus nombreux à occuper les positions de prestige. Par contre, les professionnels placés sur des positions d'éxecution sont plus souvent originaires des classes populaires et de la petite bourgeoisie. Ils détiennent en plus grand nombre une qualification scolaire moins élevée et ont acquis leur compétence professionnelle sur le terrain dans ou hors de la profession, compétence qui fut ensuite sanctionnée par l'obtention d'un titre professionnel.

    Cette hiérarchisation des emplois selon le degré d'exercice du pouvoir de référence qui fonde le jeu et l'enjeu des relations à l'intérieur de l'espace professionnel et entre la profession et ses concurrents, partenaires ou publics, allait de soi dans un état antérieur de la profession. Celuici se caractérisait en effet par le poids important des personnels du secteur «spécialisé» (2) et de l'Etat, ainsi que par l'existence de deux modes privilégiés d'entrée dans la profession : la cooptation déguisée sur la base d'une compétence personnelle dûe à l'incorporation de ressources intellectuelles perçues comme naturelles et, ou, de qualités de contact propres à créer un capital de confiance (vocation), d'une part, l'autodidactisme et l'aspiration au rattrapage scolaire d'autre part.

    Or du fait de la translation générale des diplômes détenus par les agents qui se dirigent vers la profession, et d'une certaine conjoncture du marché de l'emploi et des politiques de recrutement, cette hiérarchisation des positions, qui n'est pas réductible à la division du travail en bibliothèque, est remise en question par certaines catégories. Il s'agit d'agents sur-qualifiés pour le poste qu'ils occupent, ou contraints, du fait du type d'organisation du travail qui prévaut dans l'établissement, d'accomplir des activités considérées comme peu en accord avec la définition statutaire de leurs fonctions. L'insatisfaction que provoque cette situation est d'autant plus forte que lajeune génération est entrée plus souvent dans la profession par manque de postes offerts dans 1 ' enseignement plutôt que par faible réussite scolaire ou pédagogique, ou encore par espoir de se voir offrir des possibilités nouvelles d'exercer différemment un métier intellectuel, et ce malgré leur faible niveau d'embauche initial.

    Le second principe de différenciation des positions à l'intérieur de la profession conduit à opérer une distinction entre deux définitions du métier «intellectuel» de bibliothécaire. Celle-ci renvoie à deux manières différentes d'exercer la médiation c'est-à-dire d'interpréter légitimement les oeuvres culturelles et scientifiques et d'imposer du même coup une juste conception des divisions du champ intellectuel. Cet affrontement entre deux définitions de l'identité professionnelle est consécutif à la «crise» provoquée par l'extension du nombre des bibliothécaires ; il est facilité par l'introduction d'innovations technologiques et sociales ainsi que par des changements politiques comme la décentralisation.

    On constate ainsi l'existence de deux pôles contrastés de légitimation de l'activité professionnelle. Le pôle «savant» se réfère au champ scientifique et intellectuel tandis que le pôle «professionnel» tire sa crédibilité de la satisfaction des intérêts d'un large public diversifié. A ces deux pôles correspondent des définitions divergentes de la compétence professionnelle telle qu'elle se manifeste à travers les activités exercées ou valorisées, les représentations du métier, les objectifs fixés à l'action ou les souhaits en matière de formation.

    Aussi le pôle savant se caractérise par l'accent porté aux activités traditionnelles de production intellectuelle (recherche scientifique, création littéraire, production logique), ainsi qu'à celles d'aide à 1 ' élaboration du travail intellectuel dans la description classificatoire. Dans ce contexte la compétence s'acquiert dans le temps long, correspond à une personnalisation du savoir et à l'approfondissement des connaissances (explicitation, cohérence, systématicité), tandis que les modes d'organisation et les valeurs du travail témoignent de l'attachement des professionnels aux valeurs scolaires ascétiques (ordre, précision) ainsi qu'à celles du champ scientifique (autonomie, indépendance intellectuelle, travail solitaire, secret et désintéressement).

    Par contre le pôle «professionnel» orienté vers la médiation technique ou pédagogique de l'offre intellectuelle ou culturelle se caractérise par une redéfinition du pouvoir de référence du bibliothécaire. De pouvoir de classement dans un ordre pré-établi, celui-ci devient jugement d'expert pour la gestion du transfert de l'information, ou de la vulgarisation culturelle, ou encore pour la définition de la bonne et mauvaise lecture (contenus et manières de lire). Spécialisation technologique et animation culturelle facilitent la formulation ou la prescription de nouveaux produits culturels à partir des lieux ou des connaissances que le bibliothécaire peut reconnaître, choisir, sélectionner en fonction des demandes réelles ou présumées du public.

    Cette nouvelle professionnalité s'appuie sur une polyvalence des connaissances intellectuelles et une spécialisation fonctionnelle qui nécessite une nouvelle technicité. Elle fait appel à des connaissances intellectuelles et professionnelles non systématiques, mais cependant suffisantes pour orienter adéquatement la pratique professionnelle. Elle s'appuie en outre sur une nouvelle éthique du service public. Celui-ci est conçu non plus comme la satisfaction neutre et désintéressée de l'intérêt général, mais comme celle des attentes de publics ciblés et définissables. Elle met donc en jeu une logique d'entreprise ou de politique sociale, qu'il s'agisse de services objectifs formulés selon les idéaux de la rationalité scientifique et technique, ou de mission salvatrice à visée éducative ; elle fait appel à de nouvelles formes de solidarité (réseau, coopération, équipe) plutôt qu'au secret et à la rétention souvent associés aux valeurs scolaires.

    On comprend donc que l'insatisfaction exprimée par les professionnels ne puisse être rapportée à une situation conjonctuelle, mais bien plutôt à une distorsion entre les postures intellectuelles et éthiques acquises lors de l'acculturation sociale antérieure et celles générées par la position occupée dans l'espace professionnel. Ainsi, par exemple, les activités de classement ordonné du savoir (catalogage) qui paraissent aux uns intellectuellement créatrices deviennent aux yeux des autres routinières et stériles, dé-(ou du) passé(es). A l'inverse, ceux qui prônent la spécialisation ou l'approfondissement des connaissances dénoncent le «prisunic» intellectuel lié à l'éclectisme et à l'actualité. Si la polyvalence forcée des uns s'inscrit dans une stratégie de mutation à la fois sociale et professionnelle, l'approfondissement des autres se réfère à une logique de maintien de l'ordre établi : la hiérarchisation des activités va de pair avec la reconnaissance de la règle qui assure une stabilisation de la représentation des connaissances, et la sécurité dans l'ascèse scolaire (rigueur, précision, ordre). Cette conception du métier qui procède par hiérarchisation et description s'oppose donc à celle qui suppose analogie (relation, association etc.) et prescription.

    Ainsi lorsque la représentation du métier, c'est-à-dire ce pourquoi on est entré dans la profession (substitut heureux ou malheureux de l'enseignement ou de la recherche, confrontation permanente avec une situation légitime d'émulation intellectuelle), et les acquis antérieurs (études sans objectif professionnel, ou animation culturelle et petits emplois dans l'information, la documentation, l'administration) sont trop éloignés des représentations engendrées par la situation réelle d'activité, lorsque les possibilités d'évolution de carrières sont absentes ou bloquées, les conditions se trouvent remplies pour que s'exprime un fort désenchantement vis à vis du métier. C'est pourquoi parmi les agents recrutés entre 1963 et 1975 ce sont ceux qui ont effectué auparavant un travail dans l'administration ou ont eu un emploi de bureau, qui sont les plus mécontents (44 %). Par contre, les anciens enseignants qui sont entrés dans la profession à une période d'expansion ont pu accéder plus nombreux aux activités les plus valorisées (27 % d'insatisfaits). Après 1975, ce sont les bibliothécaires adjoints, anciens surveillants qui n'ont pu accéder aux postes de l'enseignement (51 %) et ceux qui ont acquis sur le tas des capacités d'animation culturelle (49 %) ou de documentaliste (46 %) qu'ils ne peuvent mettre en oeuvre dans l'exercice quotidien de la profession qui expriment une attitude très restrictive.

    Une telle situation d'insatisfaction génère, selon la position dans l'espace professionnel, des stratégies implicites soit de compensation, soit de détournement par rapport aux instances qui exercent un contrôle sur la profession et légitiment l'exercice du métier. Les professionnels proches du pôle «savant» et plus souvent issus des fractions intellectuelles, cherchent à faire reconnaître leur niveau de savoir par l'instance ultime de légitimation de la compétence intellectuelle qu'est le système éducatif. Celui-ci constitue, par l'intermédiaire des enseignants, chercheurs, spécialistes, à la fois le public et les concurrents privilégiés par rapport à l'enjeu du pouvoir de référence : le classement du savoir. Cette recherche éperdue de reconnaissance peut donner lieu à des attitudes spécifiques observables à travers, par exemple, la défense de l'interdisciplinarité des outils et de la cohérence des collections par opposition à la satisfaction des attentes spécialisées. La représentation d'eux-mêmes qu'ont, dans cette position, les professionnels s'explique par la logique de la domination culturelle ; celle-ci rétroagit dans les interactions individuelles où, faute de reconnaissance des collègues ou des concurrents, il faut avoir l'air de savoir sans donner véritablement. La demande de reconnaissance de leur niveau de savoir garanti par le diplôme s'exprime également dans les attentes par rapport à la formation continue, conçue comme un perfectionnement des connaissances acquises. On observe en outre des stratégies de revalorisation intellectuelle comme la poursuite d'études de haut niveau pour lutter contre la translation générale vers le haut des titres universitaires.

    Les stratégies de détournement par rapport à la dépendance intellectuelle sont plutôt caractéristiques des insatisfaits du pôle «professionnel» ; elles s'expriment par le refus de ce qui fait rentrer dans 1 ' ordre et visent à faire éclater les frontières à l'intérieur comme à l'extérieur de la profession (demandes de mobilité dans la carrière, de passerelles entre les corps, de revalorisation statutaire). Le pôle professionnel se situant dans le temps court, l'actualité, les revendications ne portent pas sur l'amélioration des rapports au pouvoir intellectuel, mais se situent par rapport à l'urgence de la demande et au contrôle qu'exerce le pouvoir politique ou administratif sur les moyens utilisés pour satisfaire les attentes du public. Ici, ce que l'on attend, c'est une reconnaissance de la valeur objectivement accordée à la fonction («faire un vrai métier» par opposition au «dilettantisme désintéressé» de la lecture et de l'acquisition des connaissances), elle-même liée à la redéfinition du produit et du service offerts. Ceci entraîne des révolutions partielles : redéfinition des positions de prestige et de la médiation par le recours à de nouvelles techniques de transfert et de vulgarisation de l'information et par l'introduction de formes non scolaires de transmission culturelle.

    A ces stratégies de détournement s'ajoutent des stratégies de sur-évaluation des acquis professionnels en terme de carrière et de reconnaissance statutaire de la compétence acquise sur le terrain. Plus souvent issus des fractions moyennes et supérieures d'encadrement ou des classes populaires, par opposition aux fractions intellectuelles et patrimoniales, et plus nombreux à être originaire de familles en mobilité sociale ascendantes, ces professionnels cherchent, au nom d'une nouvelle crédibilité, à s'imposer dans la profession et hors de la profession par rapport aux partenaires de la vie culturelle et intellectuelle. L'avenir pour eux se trouve dans le changement de l'ordre professionnel établi. Ceci nécessite initiative et adaptabilité et permet de retrouver une nouvelle forme d'autonomie par rapport à l'instance ultime de légitimation intellectuelle, d'où l'intérêt porté aux méthodes, à la forme de la diffusion plutôt qu'aux contenus, à la prescription de nouvelles règles professionnelles et de produits intellectuels et culturels plutôt qu'à leur classement par des activités de description.

    L'analyse des raisons invoquées par les 60 % de professionnels qui aspirent à changer de poste montre que pour plus de la moitié d'entre eux les justifications concernent les conditions et l'intérêt du travail. Les agents issus des classes populaires aspirent plus nombreux à la sociabilité culturelle, ceux des classes moyennes à la diversité des emplois et des activités, et ceux originaires des classes supérieures évoquent l'intérêt intellectuel du travail.

    Mais les formes et l'intensité du contrôle exercé ne sont pas uniquement dépendantes des pratiques professionnelles, elles-mêmes liées à la position dans la division du travail. Il faut tenir compte également d'autres éléments tels que le mode de direction, le poids du contrôle externe qui s'exerce sur l'activité professionnelle, la structure du personnel (taux d'encadrement, taille des équipes), l'organisation traditionnelle ou non de l'offre etc. Tel n'était pas, on l'a vu, l'objet de cette étude.

    Celle-ci permet cependant d'observer la prédominance de deux modes différents d'organisation du travail. L'un se caractérise par la souplesse dans la délimitation des fonctions, le travail d'équipe, la diversité des tâches, la variété des contacts avec les collègues et les partenaires de l'action, mais également la rigidité des horaires. Il concerne environ 65 % des professionnels et se trouve mieux représenté dans le secteur de la lecture publique. L'autre modèle par contre a comme spécificité la hiérarchisation des tâches, la spécialisation et l'isolement dans le travail, la faiblesse des contacts mais bénéficie d'une plus grande flexibilité des horaires. On en observe les effets plus souvent dans le secteur «spécialisé» ; il concerne environ le quart des professionnels. Dans ce modèle, ce qui est valorisé c'est le degré d'autonomie dans le travail, associé à l'idée d'indépendance intellectuelle. Aussi lorsqu'une stricte définition des tâches prédomine malgré la forte qualification scolaire des professionnels, les chances de voir apparaître des attitudes très restrictives sont d'autant plus fortes qu'il s'agit plus souvent d'agents surqualifiés issus de fractions sociales d'encadrement (cadres moyens et supérieurs). Les résultats de l'enquête montrent également que le fait d'avoir dans l'exercice professionnel des possibilités de contact, de sociabilité, et l'exercice de responsabilité améliorent, quel que soit le grade, le degré de satisfaction et l'intégration dans la profession. Le désenchantement par rapport à la représentation du métier est toujours plus élevé lorsque les conditions de travail se définissent par l'isolement, la dépendance, la parcellisation des tâches, et ce d'autant plus que les gratifications matérielles (montant des salaires) ne viennent pas compenser l'absence de gratifications symboliques.

    La revendication de suppression de la rigidité des postes de travail vise à faire éclater la parcellisation du circuit intellectuel. Celle-ci introduit une logique d'organisation par domaine ou par fonction selon le sous-espace professionnel considéré, logique qui a pour effet de brouiller l'homologie entre la hiérarchisation des connaissances et des postures intellectuelles investies dans l'activité, et le classement des postes. On comprend que l'informatisation de la gestion soit dans ce contexte fortement crainte par ceux qui bénéficient des positions de prestige et de la plus grande autonomie dans le travail puisqu'elle contribue à instaurer une organisation horizontale, et non plus verticale. D'une autre manière, l'éclatement auto-gestionnaire a pu favoriser l'existence dans de grands établissements, de petites équipes où tout le monde fait toutes les opérations intellectuelles et se donne les moyens d'action culturelle ou militante.

    Autre point sensible, le rapport au temps libre doit, pour être compris, être interprété dans la logique de la différenciation de l'espace professionnel. Pour ceux qui se situent dans une logique «savante» où les revendications expriment la recherche de parité avec le milieu de l'enseignement, de la recherche ou de la création culturelle, la disposition de temps pour soi est associée aux intérêts intellectuels; toute entorse aux facilités établies paraît une atteinte aux moyens disponibles pour conserver une définition intellectuelle de soi. La disponibilité temporelle peut en outre apparaître comme une compensation à la limitation du travail de certaines catégories sur-qualifiées. Par contre, pour ceux qui se situent dans une logique «professionnelle», la rigidité et le volume des horaires de travail, en contraste avec la souplesse de l'organisation des activités peuvent être perçus comme un contrôle du mode de vie familiale ou culturelle. Souplesse et récupération du temps permettent en effet de mener une vie à contre-courant, prolongation du mode de vie étudiant, et de bénéficier ainsi des possibilités offertes par la vie culturelle active des grandes villes, et ce d'autant plus que l'on est célibataire. L'indistinction temps de travail, temps de loisirs permet également d'allier un certain mode de vie (forte sociabilité culturelle) à la rentabilité de l'action qui nécessite de se tenir au courant, et dans le cadre du militantisme, de déborder les horaires trop stricts.

    Pour terminer, il semble que le désappointement des professionnels soit justiciable de plusieurs facteurs explicatifs. Parmi les plus importants on note :

    • la dévaluation du titre scolaire et universitaire qui est peu compensée par des possibilité effectives de promotion dans la carrière.
    • la différenciation accrue des modes de socialisation professionnelle et de la base sociale du recrutement qui entraîne un décalage pour certains entre les représentations du métier et les fonctions exercées.
    • la distance entre les conditions effectives d'exercice du métier et l'organisation du travail, et les valeurs auxquelles adhèrent certaines catégories de professionnels, valeurs différentes selon la position dans l'espace professionnel.
    • le déroulement différentiel des carrières selon l'époque du recrutement, qu'il s'agisse du blocage des carrières (possibilités d'avancement ou de promotion in-, terne) ou des difficultés de mutation qui entrent pour partie dans les nouvelles stratégies de qualification «professionnelle», et constituent une stratégie de substitution, de détournement du déroulement traditionnel des carrières.

    Le poids de ces différents facteurs sur les attitudes des professionnels est fonction des relations qui s'instaurent entre les caractéristiques sociales et professionnelles des bibliothécaires, la position occupée dans l'espace professionnel et les conditions réelles et concrètes d'exercice du métier.

    1. Cette recherche a été financée par le Ministère de la Culture et de la Communication (Direction des études et de la prospective), par le Centre Georges Pompidou (Service des études et de la Recherche) et par le Ministère de l'Education Nationale (Direction des Bibliothèques, des Musées et de l'Information scientifique et technique). Elle a donné lieu à une thèse de 3e cycle de sociologie sous la direction de J.CI. Passeron, directeur d'études à l'E.H.E.S.S. qui vient d'être publiée à la Documentation française sous le titre Au nom du livre ; analyse d' une profession : les bibliothécaires. retour au texte

    2. par secteur spécialisé on entend les établissements qui n'appartiennent pas au secteur de la lecture publique, soit la Bibliothèque nationale, les grands établissements, les bibliothèques universitaires. retour au texte