Index des revues

  • Index des revues

Les manuscrits littéraires modernes à la Bibliothèque nationale

1989

    Les manuscrits littéraires modernes à la Bibliothèque nationale

    Par Annie Angremy, Conservateur en Chef Département des Manuscrits

    Depuis une centaine d'années, D le profil du Département des Manuscrits s'est sensiblement modifié et ce, en raison de l'importance prise dans ses collections par les manuscrits littéraires modernes, ces manuscrits dont la valeur a longtemps été sous-estimée tant par les auteurs eux-mêmes que par les collectionneurs et par les pouvoirs publics, et auxquels les études génétiques actuelles ont donné toute leur signification.

    Noyau de la Bibliothèque Royale et dépositaire de prestigieux textes Ittéraires médiévaux, le Cabinet des Manuscrits a inévitablement subi le contrecoup de la découverte de l'imprimerie et de la disparition concomitante du manuscrit préparatoire, considéré désormais comme un objet superflu et transitoire dont la conservation n'est plus envisagée.

    Certes ce schéma qui prévaut du XVIè au milieu du XVIIIè siècle, ne concerne en principe que le manuscrit définitif, remis à l'imprimeur, et les dossiers préliminaires de travail, et se dose de multiples nuances : les Mémoires, les journaux intimes, les oeuvres inédites ou inachevées peuvent être gardés jalousement par les familles, leur caractère souvent subversif incitant celles-ci à ne pas les divulguer ou à n'en publier que des extraits soigneusement expurgés. Sans doute con-tinue-t-on jusqu'à la fin du XVIIIè siècle à recopier, recueillir, transmettre des textes manuscrits dont la diffusion n'est pas assurée : chansons, épigrammes, poésies, pièces de théâtre, littérature dite clandestine aussi, condamnée par les multiples censures à ne circuler que sous le manteau, qu'il s'agisse d'ouvrages politiques, philosophiques, religieux, ou libertins. Sans doute ne faut-il pas négliger non plus le coût élevé de l'ouvrage imprimé que les amateurs modestes ne peuvent acquérir et préfèrent recopier, pratique courante jusqu'audébutdu XIXè siècle. Depuis l'article de M. Roger Pierrot dans le «Bulletin de la Bibliothèque Nationale» en 1979, on a maintes fois signalé aussi que s'il n'existe aucun manuscrit autographe de Molière ou de Marivaux, à peine quelques ouvrages de jeunesse de Racine et beaucoup de faux de La Fontaine, des grands seigneurs de l'Eglise, tels Fénelon et Bossuet, des nobles, tel Montesquieu, ont en revanche conservé tout ou partie de leur production. Et ces exceptions deviennent légion dans la seconde moitié du XVIIIè siècle avec la philosophie des Lumières : Diderot, Rousseau surtout, copiste dans l'âme et scrupuleux à l'excès, Beaumarchais, Bernardin de Saint-Pierre, Laclos, Ché-nier, Condorcet, Sade, Sébastien Mercier ont laissé des archives considérables.

    En 1765, l'Europe entière chante les louanges de Catherine II, despote éclairé qui achète la bibliothèque de Diderot avec ses manuscrits. Le statut de l'écrivain trouve ses lettres de noblesse.

    En 1777, Beaumarchais, homme d'affaires avisé, fonde la Société des auteurs dramatiques. Les écrivains s'organisent et se préoccupent du sort de leur oeuvre. En 1779, l'impératrice de Russie récidive en achetant aux héritiers de Voltaire la bibliothèque et les recueils manuscrits que le vieillard de Ferney n'a pas remis à son dernier éditeur, Panckoucke. Pour la «sortie» des manuscrits de Diderot, comme pour ceux de Voltaire, les ministres de Louis XV et de Louis XVI ont accordé sans difficulté l'autorisation royale. Seule l'appréhension de textes explosifs avait incité Louis XVI, au début de son règne, en juin 1774, à envisager le séquestre des manuscrits de Voltaire que l'on disait mourant.

    Rares sont donc les manuscrits littéraires qui sont accueillis dans les collections publiques au XVIIIè siècle, si ce n'est par confiscation ou par l'entrée d'une collection privée. La période révolutionnaire ne marque pas de changement notoire dans ce domaine. Par le jeu des confiscations et des saisies comme par la politique sciemment menée d'acquisition de «monuments de la Nation», la Bibliothèque s'enrichit surtout de documents à caractère historique ou philosophique (les «Pensées» de Pascal), de Mémoires (du cardinal de Retz, de Pierre de L'Estoile). Après plusieurs années de négociations, un manuscrit de Rousseau, de «la Nouvelle Héloïse», est refusé comme trop cher : la Bibliothèque possède déjà des autographes de Rousseau.

    En 1831, on peut relever l'achat à un libraire d'un manuscrit de Sade, échappé à l'autodafé de l'an IX de l'oeuvre manuscrite du divin marquis. Les justifications portées sur le registre de dons du Cabinet des Manuscrits sont toutefois sans équivoque sur l'utilisation du texte, les «Délassements du libertin», ou «la Neuvaine de Cythère», acquis «autant dans l'intérêt de la morale publique que comme manuscrit autographe d'un homme malheureusement célèbre. Ce manuscrit sera mis sous clef et ne pourra être communiqué.» Huit mois plus tard, l'administrateur de la Bibliothèque, Van Praet, était sommé de remettre le texte scandaleux au Ministère du Commerce et des Travaux Publics en vue de destruction.

    En 1849, Mme Charles de Laclos remet à la Bibliothèque plusieurs manuscrits de son beau-père parmi lesquels un état intermédiaire des «Liaisons dangereuses». Ce don est certes accepté, mais Léopold Delisle dans sa monumentale «Histoire du Cabinet des Manuscrits de la Bibliothèque impériale» ne juge pas nécessaire de le signaler dans la liste des enrichissements notables de l'année.

    Il faut dire que le manuscrit autographe est alors et restera longtemps un objet symbolique, relique émouvante, pièce de musée à exposer à côté de la mèche de cheveux ou de l'encrier du grand homme, une matière brute aussi, sur laquelle les héritiers comme les éditeurs apposent leur griffe sans vergogne, censurant, rayant, corrigeant, enjolivant les passages qui ne leur conviennent pas. Les copies des oeuvres de Diderot restées entre les mains de ses descendants, les Vandeul, portent les traces des remaniements ainsi apportés par le gendre du philosophe ; de même que les lettres originales de Voltaire entrées à la Bibliothèque au XIXè siècle dont les dates sont transposées, les formules de politesse raccourcies par des éditeurs pourtant soucieux de divulguer l'oeuvre de l'auteur de Candide. Les grandes éditions du XIXè siècle ne témoignent pas du respect intégral d'un texte, souvent annoncé «ne va-rietur»...

    Pourtant les écrivains font désormais plus de cas de leurs archives qu'ils conservent selon deux principes traditionnels. Les uns (Paul- Louis Courier, Benjamin Constant, Stendhal ou les Goncourt) ne gardent que l'inédit, les oeuvres de jeunesse restées en cartons, les projets inachevés, les agendas, les journaux, les autres (Mme de Staël, Balzac, Lamartine, Chateaubriand, Flaubert ou Victor Hugo) tiennent à préserver l'ensemble de leur oeuvre manuscrite. Sans tomber dans l'excès de Rouget de Lisle qui recopie volontiers dans les années 1820-1830 son «Chant des patriotes» à l'intention de ses amis, Balzac, Chateaubriand, Vigny, comme jadis Voltaire à ses illustres protecteurs, offrent certains de leurs manuscrits, premiers états, ou texte préparé pour l'impression.

    C'est une pratique encore en usage au-jourd'hui où il arrive à des écrivains désargentés de se dessaisir de copies autographes, signées et agrémentées parfois de variantes inédites, à la demande de collectionneurs. Les collectionneurs en effet se sont, eux aussi, avisés de l'intérêt du manuscrit autographe. L'exemple le plus notoire est celui du vicomte Spoelberch de Lovenjoul. Inconditionnel admirateur de Balzac, il traque les moindres fragments autographes de son idole et de ses contemporains, fabuleuse collection qu ' il léguera à sa mort en 1907 à l'Institut.

    Longtemps conservée à Chantilly, elle vient d'être rapatriée à la bibliothèque du quai de Cohti. Mais la Bibliothèque Nationale reste toujours à l'écart de ces nouveaux courants de mode et n'envisage pas de se porter acquéreur des manuscrits de Balzac vendus en 1882 avec la bibliothèque de Mme Hanska, «l'Etrangère». Et l'on est tenté de paraphraser Boileau par un «Enfin, Victor Hugo vint», si l'on songe aux conséquences sans précédent qu'eut la décision de l'auteur des «Misérables» de léguer tous ses manuscrits à la Bibliothèque Nationale.

    Citons une fois de plus la célèbre phrase du testament de 1881 qui amorce un renouvellement progressif et irréversible du contenu des collections du Département des Manuscrits : « Je donne tous mes manuscrits, et tout ce qui sera trouvé écrit ou dessiné par moi à la Bibliothèque Nationale de Paris, qui sera un jour la Bibliothèque des Etats-Unis d'Europe», phrase prémonitoire en cette année 1989. En en prescrivant le dépôt dans le sanctuaire réservé jusque là aux trésors des siècles passés et en en prévoyant l'exploitation et la publication intégrale par un comité d'éditeurs écrivains dûment choisis, Hugo conférait doublement son statut au manuscrit d'auteur.

    Aussi l'exemple de Victor Hugo fut-il immédiatement suivi par d'autres écrivains et surtout par des héritiers, veuves, descendants, amis ou par des collectionneurs avisés. Comme les manuscrits de Hugo qui n'entrèrent à la Bibliothèque qu'au fur et à mesure de leur publication, beaucoup de ces dons sont assortis de clauses de réserve de communication liées, soit au caractère intime de certains écrits ou de certaines correspondances, soit aux exigences de la propriété littéraire.

    Rappelons que, sauf réserve émise par des donateurs, les manuscrits de la Bibliothèque nationale sont librement communiqués aux chercheurs, auxquels incombent les demandes d'autorisation de publier aux ayants-droit, tant que l'ouvrage n'est pas tombé dans le domaine public.

    Entre 1885 et 1946, le Département des Manuscrits s'enrichit ainsi par don ou par legs des papiers de Renan, Lamartine, du «Journal» et de la correspondance des Goncourt, des manuscrits de Zola, en 1904 et trente ans plus tard de sa correspondance reçue, de manuscrits de Brantôme, d'Anatole France, de Théo-dore de Banville, de Scribe, de Flaubert, d'Auguste Maquet, le collaborateur de Dumas, de Victorien Sardou, de l'ensemble de la correspondance et des manuscrits d'auteurs reçus par Mme Bulteau, femme de lettres dont le salon attira de nombreux écrivains, des «Mémoires» de Saint-Simon, des manuscrits d'Anna de Noailles, de Robert de Montesquiou, d'Henry Barbusse, de Chatrian, de Boylesve...

    A ces grands ensembles de manuscrits d'auteurs s'ajoutaient des inestimables collections d'autographes réunis par des amateurs passionnés, les collections Bixio (1916), Rothschild (1933), Seymour de Ricci (1934) et Allard du Chollet (1936). Mais malgré cet afflux de manuscrits contemporains, la Bibliothèque nationale se donne toujours pour mission de préserver le patrimoine des siècles passés et grève rarement son budget par des achats d'oeuvres récentes (quelques autographes à la vente Caillavet en 1931, des lettres de Huysmans en 1934 et le dossier des «Désenchantées» de Loti en 1935). Les crédits exceptionnels vont au manuscrit de «Chatterton» de Vigny, à la vente Louis Barthou, ou au manuscrit de «l'Esprit des lois» de Montesquieu à la vente de la bibliothèque du château de la Brède en 1939. Un délai de bon aloi semble s'instaurer dans la politique d'acquisition des manuscrits littéraires.

    Anatole France, Anna de Noailles, Maurice Barrès ou P.-J.Toulet ne doivent leur entrée de leur vivant sur les rayons du Département qu'à la volonté de collectionneurs amis. En 1932, André Maurois fait figure de précurseur en offrant trois manuscrits de ses contemporains, Mauriac, Giraudoux et Lacretelle. Toutefois ne donne-t-il pas ses propres oeuvres dont certaines entreront après sa mort par des dons successifs de sa veuve, Simone André-Maurois, et de ses enfants. De cette réserve concernant leurs manuscrits, les écrivains se départiront rarement.

    Henri de Régnier, en 1936, Pierre-Jean Jouve en 1939 seront les seuls avant-guerre à donner certains de leurs manuscrits. Les legs des auteurs eux-mêmes resteront toujours moins fréquents que les dons ou les legs émanant de leurs proches.

    II est vrai que, dans l'entre-deux-guerres, la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet semble drainer les manuscrits les plus récents, de la période symboliste et post-symboliste au mouvement surréaliste. Conçue selon un plan idéal par son créateur le couturier Jacques Doucet et les écrivains chargés de veiller sur ses collections, tour à tour André Suarès, Pierre Reverdy et André Breton, la bibliothèque accueille aussi les écrits de nombreux jeunes auteurs «pensionnés» auxquels des manuscrits sont achetés, quand ils ne sontpas «commandés». Max Jacob, Cocteau, Radiguet, Gide, Claudel, Valéry, Aragon, Tzara, Benjamin Péret, Joseph Delteil, Drieu La Rochelle, Giraudoux, Paul Morand... la liste est longue des écrivains ainsi sollicités. Certains - Gide en 1952, Mauriac en 1962 - lègueront leurs manuscrits à la Bibliothèque, rattachée en 1929 à l'Université de Paris, conformément aux dispositions prises par Doucet dès 1926.

    Ce départ des manuscrits entre les deux grands dépôts littéraires parisiens ne s'atténuera que dans les années soixante. Dans l'immédiat après-guerre, la Bibliothèque nationale se doit encore de faire entrer en priorité les grands ensembles de manuscrits des XVIIIè et XIXè siècles resurgis sur le marché : papiers du peintre Cazals regroupant des lettres et des documents de et sur Verlaine, papiers de Tourgeniev, restés dans la famille Viar-dot, de Mme Récamier, agendas et manuscrits de George Sand, oeuvres de jeunesse de Flaubert et surtout le fonds Vandeul-Diderot acquis, après de multiples péripéties, en 1952 grâce à la générosité de la Fondation Singer-Polignac, prélude au bouleversement complet de l'étude de l'oeuvre du philosophe.

    Mais en 1956, à la vente du grand bibliophile belge, René Gaffé, la Bibliothèque achète deux recueils de manifestes surréalistes, superbement reliés, et des poèmes de Robert Desnos.

    En 1962, enfin, un événement aussi important que l'entrée des manuscrits de Victor Hugo, l'achat des manuscrits de Proust, sanctionne l'orientation nouvelle prise par le Département des Manuscrits qui, sans renier ses inégalables collections de documents historiques, axera sa politique d'enrichissement sur le patrimoine médiéval ou littéraire, tandis que les Archives Nationales continueront de recueillir le patrimoine historique. Un exemple illustre implicitement la mission ainsi précisée des bibliothèques et des archives : le général de Gaulle remettra à la Bibliothèque nationale les différentes versions de ses «Mémoires de guerre» et de ses «Mémoires d'Espoir» et aux Archives Nationales, les documents originaux publiés en annexe.

    Dès lors, dons, legs, acquisitions de prestigieuses collections littéraires ou de manuscrits témoins vont se multiplier, s'équilibrer, se compléter. Le recensement annuel des enrichissements du Département des Manuscrits dans le «Bulletin», devenu «Revue de la Bibliothèque Nationale», relayant en cela depuis 1976 le «Bulletin des Bibliothèques de France», est instructif, de même que la consultation du «Répertoire des manuscrits littéraires français XIXè - XXè siècles» de la Bibliothèque nationale publié en 1985 par Anne Herschberg-Pierrot. Roger Martin du Gard, la princesse Bibesco, Jean Cassou ont légué la quasi-totalité de leurs papiers, manuscrits, correspondance reçue, et Paul Morand, son journal. Là encore, des réserves de communication conditionnent souvent tout ou partie des dons.

    Le général de Gaulle, Pierre Emmanuel, le président Senghor, Sonia Delaunay ont remis leurs manuscrits, complétés pour cette dernière par ceux de Robert Delaunay et par les manuscrits et lettres de leurs amis artistes.

    Grâce à la générosité de leurs épouses, sont entrés depuis trente ans les papiers de Jean-Richard Bloch, Julien Benda, Jean-Louis Vaudoyer, Marcel Martinet, Apollinaire, Eugène Dabit, Asturias, Jules Romains, Jean Grenier, Romain Rolland, Jean Guéhenno et Emmanuel Berl ; tandis que l'on doit à leurs héritiers 1 ' arrivée des fonds Hetzel (archives du célèbre éditeur de Jules Verne incluant nombre de manuscrits et de correspondances de ses auteurs), Paul-Louis Courier, Alain, André Maurois, les fameux cahiers de Valéry, les manuscrits d'Auguste Comte, la correspondance de Segalen, celle de Juliette Adam, l'énorme fonds Barrés d'une importance capitale pour l'histoire littéraire et politique du pays, les manuscrits et correspondance de Jacques Chardonne et de Gabriel Marcel. Une mention spéciale doit être accordée une fois de plus aux collectionneurs, Eugène Carré, le professeur Mondor, le professeur Caste, et des donateurs anonymes qui ont permis l'accès à des précieux manuscrits des XIXè et XXè siècles, aux manuscrits de Radiguet, par exemple, et à une réunion unique d'oeuvres de Vil-liers de l'Isle-Adam.

    A ces dons et à ces legs s'ajoutent quelques dépôts. Certains sont le fait d'établissements qui n'ont pas vocation à conserver et communiquer des manuscrits et ont préféré les confier à la Bibliothèque nationale : le Grand Séminaire de Meaux a ainsi déposé les manuscrits de Bossuet, à charge pour la Bibliothèque d'effectuer un délicat travail de restauration sur les papiers en état de moisissure avancé. Le Musée du Louvre a déposé quant à lui la partie «écrite» du legs Robert Le Masle. D'autres dépôts proviennent de particuliers. Les héritiers de Simone Weil ont remis en 1977 les manuscrits de cette dernière à des fins d'exploitation scientifique. Une action de recherche menée conjointement par le C.N.R.S et la Bibliothèque nationale a entrepris la publication des oeuvres complètes de la philosophe, dont la critique a salué unanimement la qualité des trois premiers volumes parus.

    Cette démarche n'est pas sans rappeler celle d'Aragon léguant ses manuscrits et ceux d'Elsa Triolet, en 1976, au C.N.R.S à charge pour celui-ci d'en confier l'exploitation au C.A.M, le Centre d'Analyse des Manuscrits modernes, créé en 1974, et d'associer à cette recherche, menée par des universitaires un écrivain de ses amis.

    Enfin, depuis la loi de décembre 1968 sur les dations, le paiement des droits de succession peut être acquitté par la remise d'oeuvres d'art.

    Moins spectaculaires que les dations Picasso et Chagall, celles effectuées en faveur des bibliothèques ont permis de compléter en 1973 le fonds Mallarmé de la Bibliothèque Doucet, et en 1977, 1984 et 1989, les fonds Martin du Gard, Proust et Sartre-Beauvoir de la Bibliothèque nationale, tandis que la Bibliothèque municipale de Nantes accueillait en 1983 trois manuscrits de Jules Verne.

    Mais avant même l'institution du régime des dations, le concours financier de l'Etat ou du mécénat, privé ou d'entreprise, a facilité l'acquisition de grandes collections auxquelles les crédits modestes du Département n'auraient pu prétendre : papiers de Diderot (1951), Proust (1962), Robert de Montesquiou (1965), Heinrich Heine (1966) dont l'étude a donné naissance à l'équipe de chercheurs du C.A.M, Giraudoux (1976), Benjamin Constant, Bernanos (1978), Colette (1977 et 1979), Claudel (1980), Pierre-Jean Jouve et Jules Vallès (1981), Segalen (1981 et 1983), Raymond Abellio (1983), Supervielle (1984), Ludovic Halévy (1986).

    Des oeuvres majeures ont pu être également acquises depuis une quinzaine d'années : les multiples plans et ébauches de la première «Education sentimentale» de Flaubert (1976), «les Diaboliques» de Barbey d'Aurevilly (1977), «la Nausée» (1979), suivie d'autres achats d'oeuvres de Sartre et Simone de Beauvoir, des romans de Montherlant (1979, 1982), un état de «la Peste» de Camus et le manuscrit original des «Champs magnétiques» d'André Breton et Philippe Soupault, dont l'écriture automatique se révèle parfois étonnamment contrôlée (1983), de nombreux manuscrits d'écrivains du XXè siècle, complétant nos collections, à la première vente du colonnel Sickles (1983). Pour les seules années 1988 et 1989, des crédits exceptionnels et le mécénat ont considérablement enrichi nos fonds : manuscrit corrigé de Vauvenargues, carnet de Victor Hugo, album de poèmes érotiques de Verlaine, l'exceptionnel recueil de pensées de Baudelaire, «Mon coeur mis à nu», et des poèmes des «Fleurs du mal», des manuscrits d'Apollinaire, dont «l'Enchanteur pourrissant» et des poèmes d'«Alcools», des carnets de Valéry, deux recueils de lettres d' An-tonin Artaud enrichis d'un portrait par Balthus, des manuscrits et correspondance de Valéry, sans oublier la dernière et prestigieuse acquisition qui concilie art et littérature, l'exemplaire de la «Guirlande de Julie» offert en 1641 à Julie d'Angennes par le marquis de Montausier, calligraphié par Nicolas Jarry et peint par Nicolas Robert.

    Le choix de ces acquisitions posent souvent de douloureux cas de conscience et il est parfois plus facile de faire entrer dans le fonds des Nouvelles acquisitions françaises des grands ensembles, indispensables fleurons du patrimoine, pour lesquels des crédits exceptionnels sont obtenus, que des manuscrits isolés. Ainsi à la dernière vente du colonel Sickles, au printemps 1989, le Département a privilégié l'achat d'un carnet de Victor Hugo, complétant la série et, faute d'un budget suffisant, n'a pu envisager l'achat de manuscrits de Maupassant, Mérimée, Lamartine, Huysmans ou Verlaine...

    Selon une politique qui a toujours été la sienne dans tous les domaines, le Département n'a jamais pratiqué l'échantillonnage, le saupoudrage qui peut convenir à un amateurisme éclaté, mais entend plutôt compléter les fonds existants quand il ne s'agit pas de faire entrer massivement de nouvelles collections. Dans le cas de manuscrits contemporains, dont le sort est encore incertain, il est bon parfois de poser des jalons, d'amorcer une collection afin d'éviter une éventuelle dispersion. Aux fonds Diderot, Proust, Valéry ou Barrès, on peut opposer le fonds Sartre-Beauvoir, patiemment constitué depuis 1979, date de l'achat de «la Nausée», grâce à une quête vigilante des manuscrits sur le marché et à la générosité des proches du philosophe. La récente dation d'août 1989 en est une éclatante confirmation.

    Effectués en général pour les manuscrits isolés sur des catalogues de libraire à prix marqué ou en ventes publiques, au cours desquelles l'Etat peut exercer en France son droit de préemption, les achats se-traitent souvent directement avec les particuliers pour des fonds encore regroupés dans les familles des écrivains ou chez des collectionneurs. Encore fautil dans tous les cas tenir compte des richesses des autres bibliothèques publiques. On connaît l'importance et la qualité des fonds Montesquieu à Bordeaux, Bernardin de Saint-Pierre au Havre, Stendhal à Grenoble, Lamartine à Mâcon, Flaubert à Rouen, ou encore, pour le XXè siècle Valery Larbaud à Vichy, Henri Pourrat à Clermont-Ferrand, P.-J. Toulet ou Francis Jammes à Pau, sans oublier les trésors des bibliothèques parisiennes (Arsenal, Mazarine, Institut et bien sûr, la bibliothèque littéraire Jacques Doucet).

    L'afflux de ces collections littéraires est sans doute due à la générosité de donateurs et à l'éveil de l'intérêt des pouvoirs publics pour une zone de manuscrits longtemps marginalisée, mais elle est en fin de compte le résultat d'une prise de conscience collective de la valeur génétique de l'oeuvre. Devant une telle masse de documents d'un type nouveau, la mission du conservateur chargé de ces fonds est complexe. Du repérage des manuscrits sur le marché, de ses aptitudes à retrouver le processus de création de l'écrivain, à en analyser l'écriture, et à favoriser l'exploitation des avant-textes, dépendent souvent, par un phénomène bien naturel, de nouveaux arrivages, dons ou propositions d'achat.

    Les fonds Diderot, Proust, Valéry, Giraudoux, Colette, Marcel Martinet, Jean-Richard Bloch, Jules Romains, Romain Rolland ou Gabriel Marcel se sont considérablement accrus, soit par des donations complémentaires d'héritiers satisfaits du traitement réservé aux papiers de leur famille, à l'origine d'un renouveau des études et des éditions critiques d'une oeuvre, soit par des achats ponctuels.

    Mais avant de s'élever dans les hautes sphères de la génétique, le travail de classement se révèle particulièrement diversifié. De l'accueil de la collection à sa mise à la disposition des chercheurs, c'est une longue aventure matérielle et intellectuelle, balisée par les étapes de la désinfection, de la restauration, du tri et de la mise en cartons, accompagnés d'un premier inventaire provisoire, de l'identification de chacun des documents, de leur classement chronologique et (ou) thématique et alphabétique, de la répartition de ces documents, donnés à estampiller, folioter, microfilmer, relier, de la répartition générale des volumes ainsi constitués et des carnets, agendas ou manuscrits déjà reliés en un ensemble cohérent, de la rédaction de notices détaillées et de tables pour les correspondances. Reliées en tête de chaque volume, ces notices abrégées, sont publiées tous les cinq ans environ dans les inventaires sommaires des Nouvelles acquisitions françaises de la «Bibliothèque de l'Ecole des Chartes», avant d'être reprises, par tranches de douze à quinze ans, dans de volumineux catalogues pourvus d'un index exhaustif.

    Entre l'enregistrement d'un fonds sur les registres d'entrée (don ou achat) du Département des Manuscrits, qui sanctionne son arrivée et lui donne un numéro d'identification, et sa cotation dans la série des Nouvelles acquisitions françaises, plusieurs années sont souvent nécessaires aux opérations précédemment énumérées qui, selon les cas, requièrent plus ou moins de soins, se trouvent simplifiées par les classements établis par les précédents possesseurs, ou aggravées par le mauvais état des documents. Parmi les sauvetages spectaculaires dus à l'Atelier de restauration de la Bibliothèque nationale, ceux des papiers Diderot et Bossuet durèrent plusieurs années. Le remarquable inventaire du fonds Diderot-Vandeul dressé en 1950 par le professeur Dieckmann alors que les manuscrits étaient encore aux Etats-Unis a permis en revanche un classement très rapide. Le classement du fonds Proust en 171 volumes reliés, carnets et cahiers, qui facilita grandement l'établissement des éditions critiques entreprises depuis 1962, notamment celui de «Jean Santeuil», prit plus de dix ans, compte-tenu des délicats problèmes de conservation des fameuses «paperoles» collées sur chaque page de cahier, qu'il fallut décoller, nettoyer, doubler de fine mousseline, avant de dérelier les cahiers et de monter chaque feuillet sur un onglet séparé. Le fonds Valéry, entré en 1972, et enrichi de nouveaux agendas et carnets, sera coté en 1990, et comprendra 728 volumes.

    Les archives des écrivains ne bénéficient pas toujours d'un traitement préalable et peuvent «débarquer» dans le chaos le plus total lorsqu'elles parviennent d'appartements et de maisons déménagés à la hâte (fonds Boylesve, Barrès), de greniers ou de caves à l'abandon, ou de récupération de biens saisis pendant la guerre (une partie des manuscrits et correspondance Jules Romains). Il s'agit alors non de classer ou de préclasser, mais d'effectuer un tri par un repérage sommaire des oeuvres, un regroupement des carnets, de la correspondance, des épreuves corrigées ou des documents justificatifs. Dans cette première approche de l'oeuvre, qui est parfois pour le conservateur la première approche intellectuelle, la plus grande prudence s'impose afin de ne pas séparer hâtivement des papiers dont la réunion n'est pas toujours arbitraire, des lettres dont 1 ' identification et la datation peuvent être facilitées par leur emplacement initial. Les classements entrepris par les écrivains ou par les collectionneurs ne correspondent pas forcément aux critères adoptés dans les bibliothèques, tant en raison de l'évolution de la génétique que de la demande des chercheurs.

    De nombreuses oeuvres publiées offrent des manuscrits définitifs, conformes à l'édition, soigneusement paginés par l'auteur. Ces manuscrits sont souvent constitués par le prélèvement et le réemploi de feuillets d'un état antérieur qu'il peut être plus révélateur de restituer. La critique interne et externe de chaque documentimplique une connaissance parfaite de l'ensemble du fonds et de l'oeuvre dont une partie peut être inédite, un recoupement constant avec les éléments biographiques ou documentaires, le recours à la codicologie longtemps réservée aux manuscrits médiévaux, l'analyse des papiers, des filigranes, des encres et des écritures successives sont autant de données fondamentales favorisées par les techniques actuelles (bétaradiographies, vidéo-scanner...)

    Certaines correspondances arrivent dans un pêle-mêle qui laisse toute initiative (Boylesve, Juliette Adam), mais les écrivains ont en général accordé plus d'importance à l'archivage de leur courrier qu'à celui des dossiers préparatoires de leur oeuvre publiée, et l'on trouve des lettres rangées par trimestre et par année (correspondance Jean-Richard Bloch ou Jules Romains pour les dernières années) comme des répartitions thématiques par oeuvre ou par sujet d'actualité (Roger Martin du Gard, Jean Cassou). Pour les correspondances littéraires, le classement alphabétique, puis chronologique, des lettres par signataire paraît souhaitable, d'autant qu'il réduit le nombre de volumes consultés par les chercheurs dont les travaux portent uniquement sur l'un ou l'autre des correspondants de l'écrivain. Pour les correspondances politiques ou historiques, l'ordre chronologique unique instaure un témoignage de premier ordre sur une époque. Dans les fonds en cours de traitement, les fonds Barrés et Romain Rolland contiennent une masse énorme de lettres adressées à deux écrivains à l'activité protéiforme. Sur les 120.000 lettres environ adressées à Barrès de 1894 à 1923, les unes proviennent de personnalités du monde politique et littéraire, les autres, adressées au député de Paris pendant la guerre émanent de civils et de militaires de moindre notoriété et n'ont de signification que dans un déroulement chronologique. Créée en 1982, l'Action de recherche sur les manuscrits de Barrès s'est donnée pour tâche de répartir, identifier, dater, classer ces deux séries de lettres, dont un inventaire affiné sera publié.

    Tels sont quelques-uns des innombrables problèmes soulevés par le classement d'un fonds littéraire, au cours duquel le conservateur engage d'autant plus sa responsabilité, notamment dans la reconstitution chronologique du processus de création, dans la répartition des ébauches, plans, brouillons, états divers (ce que l'on a coutume d'appeler avant-textes), que l'ordre adopté par lui sera définitivement sanctionné par la foliotation et par la reliure de recueils de documents regroupés par ses soins.

    C'est en effet une des caractéristiques du Département des Manuscrits de ne laisser que provisoirement des documents en carton et de faire relier la quasi-totalité de ses collections, pour d'évidentes raisons de conservation et de sécurité. A cette présentation homogène de grands ensembles les chercheurs comme les donateurs sont particulièrement sensibles.

    En dehors des manuscrits arrivés reliés à la Bibliothèque et qui portent parfois des signatures prestigieuses, le Département a décidé depuis 1980 de faire relier quelques-uns de ses grands manuscrits contemporains par des relieurs de qualité : de Sartre, «la Nausée», par Monique Mathieu; de Fancis Ponge, «les Cinq Sapa-tes», et de Camus, les deux premiers manuscrits de «la Peste», par Georges Leroux; de Bernanos, «le Journal d'un curé de campagne», par Nadine Auffret; de Biaise Cendrars, «les Poèmes élastiques» et de Valéry, «Charmes», par Jean de Gonet.

    Passage obligé de la recherche littéraire et génétique actuelle, le Département des Manuscrits est depuis une quinzaine d'années étroitement associé à l'exploitation des fonds qu'il conserve.

    Images de marque traditionnelles de la Bibliothèque Nationale, les grandes expositions littéraires accompagnées de substantiels catalogues permettent de faire connaître au grand public les richesses de nos collections et de révéler parfois aux chercheurs un fonds, ou un manuscrit encore inconnu, récemment entré, ou confié par un collectionneur ou un libraire. Depuis 1962, les conservateurs du Département des manuscrits ont ainsi organisé ou participé à une quarantaine d'expositions, tant à la Bibliothèque qu'au Petit Palais et au Grand Palais, de Diderot et Proust à Victor Hugo, Giraudoux Senghor ou Supervielle, sans oublier quelques grandes expositions internationales sur le XVIIIè siècle et l'actuelle exposition sur le Patrimoine libéré. Dans les années à venir sont prévues des expositions De Gaulle, Sartre et Zola.

    Au delà de cette approche souvent essentiellement biographique des écrivains, s'organise une collaboration scientifique plus étroite avec les chercheurs et les universitaires. On connaît le succès du colloque Gabriel Marcel, réunissant philosophes, historiens et écrivains en septembre 1988. Dans le cadre des travaux subventionnés par le C.N.R.S, on a déjà cité les actions de recherche sur les manuscrits de Simone Weil et Maurice Barrès et leurs publications. L'action de recherche sur les correspondances privées du XIXè siècle a pour but de fournir un dépouillement affiné des grands fonds de correspondance conservés au Département des Manuscrits, instrument de recherche indispensable aux spécialistes du XIXè siècle. Menée à bien de 1978 à 1981, l'action de recherche sur les manuscrits de Jules Romains a conduit à l'établissement d'un inventaire analytique et chronologique des articles et de la correspondance de l'écrivain et à l'édition génétique en trois volumes des dossiers préparatoires des «Hommes de bonne volonté».

    Associée, comme l'Ecole Normale Supérieure, aux travaux de l'Institut des Textes et Manuscrits Modernes (ITEM, transformation du CAM depuis 1982), la Bibliothèque Nationale participe aux séminaires sur Valéry et Sartre et aux recherches menées sur nos différents fonds.

    Objets de recherche et d'étude, les fonds des manuscrits modernes des bibliothèques et des collections privées sont surtout au coeur de la relance des grandes éditions critiques pour ne pas dire génétiques. Les éditions des oeuvres de Diderot, Victor Hugo, Zola, Heine, Proust, Valéry, Colette, Giraudoux, Mauriac, Sartre ou Georges Bataille bénéficient ainsi de cette prolifération d'avant-textes et s'élaborent sur les principes nouveaux établis par les chercheurs de tout horizon. Elles sont souvent accompagnées de notices extrêmement détaillées sur les manuscrits. L'actuelle réédition des oeuvres complètes d'Apollinaire, dans la Pléiade, se trouve entièrement régénérée par le don récent au Département des Manuscrits d'un ensemble de textes de l'auteur «d'Alcools», dont beaucoup étaient inconnus.

    Ces perpétuelles découvertes de documents inédits favorisent aussi la multiplication des thèses et des biographies d'écrivains, des éditions de correspondances croisées, des études sur les mouvements littéraires et les courants éditoriaux des XIXè et XXè siècles. Et l'on rêve d'un répertoire international des manuscrits littéraires, lorsqu'on songe notamment aux richesses des bibliothèques américaines.

    Il reste à souhaiter que la création de la Bibliothèque de France et le redéploiement de la Bibliothèque nationale en un carrefour international de l'art et de la littérature assurent au Département des Manuscrits les moyens de sa politique par une augmentation de ses effectifs - actuellement sept conservateurs travaillent sur l'ensemble des manuscrits français - et par un développement de son budget permettant d'assurer les opérations extrêmement onéreuses de restauration, reliure, microfilmage des documents et de relayer plus souvent l'extrême générosité des donateurs.