Index des revues

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    Colette Meuvret (1896-1990)

    La dame de la rue de Lille

    Par Maud ESPEROU, Maison des sciences de l'homme

    Ilm'est souvent arrivé de sonner rue Houdan à Sceaux. Là, une petite dame, à l'allure frêle, à la coiffure sage d'une bonne élève, m'attendait. Autour d'une tasse de thé, Colette Meuvret et moi parlions des derniers livres parus, de la Maison des sciences de l'homme, de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, de l'Ecole des langues, comme elle continuait de la nommer, mais toujours et toujours, nous revenions sur les bibliothèques. L'heure du thé était largement dépassée, nous continuions, elle, d'écouter mes questions, moi, de trouver auprès d'elle des réponses sereines. Car bien qu'elle eût pris sa retraite depuis un certain nombre d'années, Colette Meuvret vivait avec les bibliothèques et ne cessait de s'interroger sur leur devenir. Qui était Colette Meuvret, que des générations de bibliothécaires, dont certaines déjà à la retraite, et non des moindres, continuent de vénérer ? Colette Renié était née à Azay-le-Rideau le 18 août 1896. Au gré des affectations de son père officier, ses études secondaires furent un peu mouvementées. Son enfance et son adolescence furent néanmoins heureuses ; les vacances se passaient à Etretat où elle avait encore coutume d'aller chez sa soeur. Son père, esprit tourné vers l'avenir, entraînait sa famille sur les champs d'aviation où, toute jeune, elle prit son baptême de l'air.

    La guerre de 1914 mit fin à cette éducation traditionnelle qui n'aurait fait de Colette Renié qu'une charmante jeune femme. Après la mort de son père, dans les premiers jours de la guerre, elle dut travailler et aider sa mère à élever ses quatre soeurs cadettes, dont la plus jeune n'avait que quatre ans. En 1915, elle passa son baccalauréat. Après avoir suivi les enseignements de philologie à la IVe Section de l'Ecole pratique des hautes études, elle entra à l'Ecole des chartes sur les conseils de Louis Martin Chauffier, son aîné de deux ans. En 1921, elle obtint son diplôme d'archiviste paléographe. Sa thèse de sortie portait sur le suffixe latin "-acus" dans la formation des noms de lieux français. Son premier contact avec la bibliothèque de l'Ecole des langues orientales, qui deviendra pour longtemps sa bibliothèque, date de 1918. A l'époque, il n'y avait pas de bibliothécaire en titre : le Secrétaire de l'Ecole faisait office de bibliothécaire. Or l'élargissement des enseignements, l'accroissement des collections obligèrent l'Ecole à trouver une solution : l'Ecole des chartes fournit de jeunes archivistes-paléographes comme stagiaires. Colette Renié, en 1918, fut la sixième élève envoyée. Elle y fera toute sa carrière ; entrée en fonction officiellement le 1er novembre 1923, elle prendra sa retraite le 1er juillet 1965.

    Elle eut comme première mission de classer la bibliothèque du Duc d'Orléans à Palerme. Puis en 1926, la grande aventure commença ; elle fut envoyée en Chine. Elle y séjourna jusqu'en 1928. Elle ne se contenta pas de rester à Pékin : un long périple la mena de Chang-hai à Sian. Des lettres à sa mère témoignent de ses émerveillements mais aussi d'une grande lucidité sur le monde qu'elle découvrait. En 1930, elle obtint son diplôme de chinois à l'Ecole des langues orientales. Elle allait désormais se consacrer totalement à la bibliothèque. Sous sa direction, les collections devaient s'accroître notablement. Profitant de toutes les occasions possibles, elle achetait dans tous les pays du monde, à Singapour comme à Moscou, à Varsovie comme au Caire. Les bonnes relations des professeurs avec les gouvernements étrangers mais aussi ses qualités de "diplomate" permirent d'enrichir les fonds japonais, turcs, persans...Elle sut attirer les dons et les legs tout en demeurant consciente et en se désolant des lacunes et de l'insuffisance de certaines collections.

    Mais il ne suffit pas d'accumuler livres et périodiques, si précieux soient-ils : une bibliothèque constituée de fonds aussi divers et destinée à un public dont les recherches divergent n'est pas facile à gérer. Ce fut là que son intelligence et sa générosité à l'égard des lecteurs furent à l'oeuvre. Elle mit la bibliothèque au service de la recherche. L'achat du n° 4 de la rue de Lille permit, entre 1933 et 1935, la reconstruction de l'aile délabrée où la bibliothèque avait autrefois était installée. Une véritable salle de lecture fut ouverte ; dans le nouveau magasin de livres, agrandi, elle inaugura un classement par langues, formant ainsi de petites bibliothèques spécialisées qui seraient ouvertes, à l'instar des bibliothèques anglo-saxonnes, aux professeurs et aux chercheurs qualifiés. L'organisation matérielle d'une bibliothèque a été un souci constant de Madame Meuvret, comme en attestent ses cours professés à l'Ecole de bibliothécaires-documentalistes de la rue d'Assas. Mais elle savait aussi qu'aucune bibliothèque, aussi merveilleusement agencée soit-elle, ne peut être un bon outil de recherche si le catalogue est approximatif, voire lacunaire. Elle apporta toute son attention à un catalogue unifié auteurs-anonymes : les notices étaient rédigées dans la langue et dans les caractères de la page de titre ; la vedette auteur ou les mots du classement étaient translittérés en sorte qu'auteurs ou oeuvres fussent regroupés dans un seul ordre de classement, quelle que fût la langue. La tranlitté-ration -transcription lettre par lettre et non phonétique- était certes une méthode approximative mais qui permettait une consultation plus aisée du catalogue grâce à des fiches de renvoi aussi nombreuses que nécessaires. Elle reprit également l'ancien catalogue méthodique, à classement fixe, rendu inutilisable à la suite de l'apparition de nouvelles disciplines.

    En 1948, dans sa contribution au Livre du cent cinquantenaire de l'Ecole des langues orientales, Colette Meuvret pouvait établir un bilan des collections ; les chiffres sont éloquents : 150 000 volumes, 30 000 pièces, un millier de manuscrits environ, 3 240 périodiques vivants et morts.

    Cette oeuvre n'aurait pas été accomplie si Colette Meuvret n'avait pas été un bon chef d'orchestre. Elle veillait avec un soin tout particulier à s'entourer de collaborateurs de premier ordre, connaissant parfaitement le domaine ; elle usait de toute son énergie et de ses qualités diplomatiques auprès de l'administration pour conserver le spécialiste. Elle savait faire partager ses enthousiasmes et son dynamisme à tous ses collaborateurs : elle les encourageait à parfaire leurs connaissances pour mieux servir les lecteurs et être à l'écoute de leurs attentes. Contrairement à l'usage pratiqué dans la plupart des bibliothèques, l'accueil était assuré par le personnel scientifique qui était toujours diplômé des langues orientales. Elle-même tenait à connaître tous les usagers de la bibliothèque. Sont encore nombreux ceux qui se souviennent et évoquent ce temps avec émotion, parmi lesquels Madame Bernot, professeur de Birman, Madame Bouchon, directeur de recherches au CNRS, Monsieur Derszansky, professeur de Yiddish, Monsieur Rygaloff, directeur d'études à l'EHESS.

    Ses mérites lui furent reconnus par la République : le 10 février 1951, elle fut nommée chevalier dans l'Ordre de la Légion d'honneur au titre de bibliothécaire en chef de la bibliothèque de l'Ecole des langues orientales ; le 20 avril 1963, elle fut élevée au grade d'officier.

    Cet attachement au métier de bibliothécaire se prolongea dans l'enseignement. Gabriel Henriot, chartiste comme elle, Inspecteur des bibliothèques municipales de Paris et du département de la Seine était, depuis la fin de la guerre, soucieux de la formation professionnelle. En 1935, il créait, grâce à la Ligue féminine d'action catholique et l'Institut catholique de Paris, une école de bibliothécaires : il voulait s'inspirer, pour la lecture publique, des méthodes enseignées à l'Ecole américaine de la rue de l'Elysée où lui-même avait été professeur. Au départ, les cours de cette nouvelle école avaient lieu, soit dans les différentes salles de l'Institut catholique, soit à la Bibliothèque For-ney. Ce n'est qu'en 1956 que l'Ecole s'installa définitivement dans les locaux actuels de la rue d'Assas. Madame Meuvret fit partie avec son amie Aline Payen (Puget) et Violette Coeytaux de la première équipe enseignante. Elle assurait les cours d'administration et d'histoire des bibliothèques. Jusqu'en 1974, elle enseigna la bibliothéconomie. Elle faisait constamment appel, pour illustrer ses cours, à son expérience de la bibliothèque de l'Ecole des langues orientales, aux visites faites dans d'autres bibliothèques françaises et étrangères, à ses lectures. Elle s'informait de toutes les innovations théoriques et techniques afin d'enrichir son enseignement, tout en réservant, au besoin, son jugement. Si elle semblait tant insister sur les problèmes d'architecture et de mobilier, indispensables au bon environnement du lecteur et à une bonne conservation des documents, elle ne négligeait pas d'éveiller les élèves à toutes les fonctions d'une bibliothèque : les difficultés de choix judicieux, le catalogue qui, disait-elle, doit refléter fidèlement les collections, l'accueil au public, qu'elle désirait voir assuré par des bibliothécaires expérimentés.

    Pendant la guerre, les difficultés financières étaient telles que Gabriel Henriot craignit de devoir arrêter les cours. Pour sauver l'école, Madame Meuvret et ses collègues affirmèrent avec véhémence "Supprimez nos salaires mais ne fermez pas l'école". Aujourd'hui Jacqueline Viaux, Claudine Lehmann et tant d'autres n'ont pas oublié ce que leurs vies professionnelles devaient à son enseignement.

    Au terme d'une carrière aussi remplie, beaucoup se seraient contentés de suivre, de loin en loin, au cours de quelques colloques ou rencontres, l'évolution de la profession. Il n'était pas dans le caractère de Madame Meuvret de se résoudre à une telle perspective. On avait encore besoin d'elle : elle alla fidèlement, une à deux fois par semaine, pendant plus de dix ans, à la Société d'histoire du protestantisme français. Elle forma des bénévoles pour faire le catalogue et elle-même reprenait, quand il le fallait, les livres mal catalogués.

    La grande discrétion et la modestie de Madame Meuvret auraient pu, aux yeux de ceux qui ne connaissaient que la bibliothécaire, faire oublier toutes les activités qu'elle avait eues par ailleurs. Avec jean Meuvret, qu'elle avait épousé en 1934 et dont elle eut deux filles, elle participa activement à l'Entr'aide universitaire, fondée par Jean Thomas. Elle recherchait logements, bourses, emplois pour tous les intellectuels qui fuyaient le national-socialisme ; après la guerre elle faisait les mêmes démarches pour ceux qui, avaient quitté les pays d'au-delà du rideau de fer.

    En 1971, Jean Meuvret disparaissait ; ses séminaires attiraient de jeunes normaliens aujourd'hui directeurs d'études à l'EHESS ou professeurs à l'Université ; souvent les séminaires se prolongeaient au domicile des Meuvret et encore une fois Madame Meuvret offrait à tous la même chaleur accueillante. Jean Meuvret n'avait pas soutenu sa thèse d'état ; à sa mort, son texte manuscrit était impubliable tel quel. Colette Meuvret se mit au travail et se consacra totalement à l'édition de l'oeuvre inédite de son mari. Elle reprit le texte, les notes, les références bibliographiques en fréquentant régulièrement la Bibliothèque nationale. Entre 1977 et 1988 paraissait "Le Problème des subsistances à l'époque de Louis XIV" ; le premier tome fut publié sous la direction de Pierre Jeannin ; les deux suivants sous la direction de Gilles Postel-Vinay. Elle s'était acquittée d'une tâche qu'elle s'était promis de mener à bien.

    Le 27 mars 1990, à 8 heures 30, en l'église Saint Jean-Baptiste de Sceaux, le Père Lauras, qui pendant quarante ans fut professeur à l'Ecole de bibliothécaires-documentalistes, concélébra la messe dite à son intention. Ses amis et ceux qui, un jour, l'avaient approchée, étaient venus nombreux pour un dernier adieu ; ils ne se connaissaient pas, ils venaient d'horizons différents, ils étaient de toutes confessions.

    Merci, Colette Meuvret, de nous avoir tant donné.