Index des revues

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    En souvenir de Claire Huchet et Marguerite Gruny

    Par Viviane Ezratty
    Par Renée Lemaître
    L'Heure Joyeuse est triste après la disparition de deux de ses fondatrices, Claire Huchet (1898-11 mars 1993) et Marguerite Gruny (1903-26 mars 1993)

    C'est en 1923, dans la cour de la Bibliothèque nationale, qu'Eugène C Morel, un des premiers 1 bibliothécaires "modernistes", présente sa nièce Marguerite Gruny à Claire Huchet. Mrs Griffiths, présidente du Book Committee on Children's Librairies, avait confié à cette dernière l'ouverture de la première bibliothèque pour enfants française, don des Américains. Devant l'enthousiasme de Marguerite Gruny, elle lui propose le poste d'assistante. L'année suivante, Mathilde Leriche se joint à elles.

    "Tout a été aventure dans cette histoire-là" nous confia Claire Huchet que nous avions rencontrée, il y a deux ans.

    Après l'ouverture de bibliothèques fondées par le Comité américain pour les Régions Dévastées, l'Heure Joyeuse est une des premières expériences de lecture publique en France. Ernest Coyecque, alors Inspecteur des bibliothèques de la Ville de Paris, défend vigoureusement le projet malgré les difficultés. En effet, l'administration parisienne envisage avec réticence ce don qu'elle doit reprendre à sa charge dès 1925 et se méfie de la conception originale du projet qui prévoit l'accès libre aux rayons et surtout la mixité des enfants.

    On peut s'étonner que l'on confiât à de si jeunes femmes un projet aussi novateur, à une époque où les bibliothécaires étaient généralement des érudits formés à l'Ecole des Chartes. En l'absence de formation adaptée, Claire Huchet part en stage à la bibliothèque jeunesse de Croydon en Angleterre et obtient le diplôme de la London University, section bibliothèque. Marguerite Gruny fait un stage à l'Heure Joyeuse de Bruxelles, ouverte depuis 1920, et suit, ainsi que Mathilde Leriche, la cession d'été de la toute nouvelle Ecole américaine de la rue de l'Elysée.

    Le nom d'Heure Joyeuse avait été donné par Mrs Griffiths. Ce choix surprit les bibliothécaires, car jusque-là, on n'associait pas la lecture à la joie ou à l'exubérance. En fait, cela correspondait à la réalité. Ces trois jeunes femmes, qui alliaient fantaisie et humour à la. rigueur dans le travail, faisaient régner à l'Heure Joyeuse une atmosphère très appréciée des enfants.

    "Le jour où votre promenade vous mènera vers le vieux quartier qui entoure Saint-Séverin, allez voir la bibliothèque que des Américains ont organisée pour les petits Français et pour leS étrangers qui habitent ces parages [ ... La rue a gardé son vieux nom savoureux : c'est la rue Boutebrie. Entrez : tout a l'air de vous sourire : les jeunes femmes qui dirigent les services, les livres habillés de couleurs seyantes ; les fleurs, les arbres de la cour qui prolonge la grande salle ; et les enfants. " décrit Paul Hazard (1) .

    D'emblée, les bibliothécaires appliquent les principes prônés par les pédagogues Montessori, Freinet, Cousinet... dont les théories visent à développer la personnalité de l'enfant.

    Claire Huchet nous raconta comment, à l'ouverture, des bandes de jeunes empêchaient les lecteurs d'entrer à la bibliothèque. Lorsqu'elle sortit, ceux-ci demandèrent à voir le directeur et éclatèrent de rire quand elle se présenta. Plutôt que d'utiliser des méthodes autoritaires, les bibliothécaires préférèrent faire confiance aux jeunes, qui, à partir de ce jour, participèrent au fonctionnement de la bibliothèque.

    A partir d'une collection de deux mille ouvrages, dont chaque livre avait été analysé et choisi avec soin, elles cherchent à faire découvrir aux enfants toutes les richesses d'une culture qu'il leur semble essentiel de transmettre. Elles conseillent les enfants et utilisent des stratégies qu'on qualifierait aujourd'hui d'animation, comme l'heure du conte qu'elles pratiquèrent toutes trois avec talent. La base de toutes ces activités, comme, par exemple les expositions faites par les enfants, repose également sur une initiation à la recherche bibliographique, notamment à partir de catalogues très élaborés pour l'époque.

    La position centrale de la bibliothèque, en plein Quartier latin, la rendit très accessible aux visiteurs: bibliothécaires, maires, directeurs d'écoles, éducateurs, s'étonnent de l'aisance avec laquelle les enfants utilisent la bibliothèque. Propagandistes de la lecture publique, les bibliothécaires de l'Heure Joyeuse cherchent à faire connaître leur action à l'extérieur et à susciter d'autres créations, également par de nombreux articles dans des revues spécialisées ou non. La bibliothèque fut un lieu de rencontre pour de nombreux auteurs, illustrateurs et éditeurs pour la jeunesse. On peut citer, entre autres, Charles Vildrac, Jean de Brunhoff, André Hellé, Michel Bourrelier, Paul Faucher (futur Père Castor) qui testa ses premiers albums en 1930 auprès des enfants de l'Heure Joyeuse.

    En 1929, Claire Huchet épouse le pianiste américain Franck Bishop et s'installe aux Etats-Unis. Elle travaille, au début de son séjour, comme bibliothécaire pour la jeunesse à New York, où elle constitue un fonds de livres français. L'atmosphère austère qu'elle y trouva, lui fit ressentir combien l'expérience de l'Heure Joyeuse avait été novatrice. Par la suite elle abandonne le métier de bibliothécaire et publie près de vingt-cinq livres pour la jeunesse, dont le premier, Les cinq frères chinois, paru aux USA en 1938, connut un énorme succès. Après la Deuxième guerre mondiale, elle consacre une grande partie de son activité à l'Amitié Judéo-chrétienne de France, fondée par Jules Isaac (2) .

    Après le départ de Claire Huchet, Marguerite Gruny assume la direction de la bibliothèque de 1929 jusqu'à sa retraite en 1968, secondée par Mathilde Leriche qui prend sa retraite en 1965. Malgré les difficultés matérielles qu'elles rencontrèrent tout au long de leur carrière - exiguïté des locaux, insuffisance en personnel, incompréhension voire hostilité de leur administration - elles réussirent à préserver une atmosphère chaleureuse, où chaque enfant se sentait un hôte attendu et écouté.

    Marguerite Gruny accorda toujours une grande importance à la formation au métier de bibliothécaire pour enfants, dont elle assurait elle-même les cours pratiques et théoriques. En effet, après la fermeture de l'Ecole américaine en 1929, les stages de l'Heure Joyeuse sont la seule formation spécialisée, jusqu'à ce qu'en 1951, Julien Cain, alors directeur des bibliothèques de France, lui confie l'organisation de l'option jeunesse du Certificat d'aptitude aux fonctions de bibliothécaire.

    Esprit curieux et ouvert aux courants intellectuels et artistiques de son époque, elle estime qu'il est essentiel de juger les livres pour enfants suivant des critères de qualité rigoureux. Alors que la critique des livres pour enfants n'en est encore qu'à ses débuts, Marguerite Gruny et Mathilde Leriche font paraître en 1937 une sélection d'ouvrages pour la jeunesse, Beaux livres, belles histoires, longtemps considérée comme un ouvrage de base.

    Les contes seront également pour ces pionnières une richesse qu'elles transmirent aux enfants par l'heure du conte, et grâce aux ouvrages qu'elles consacrèrent à cet art. Mathilde Leriche écrivit des contes qu'elle réunit dans On raconte, Heures enchantées, et On raconte encore. Marguerite Gruny publia, en 1987, l'ABC de l'apprenti conteur, où elle relate son expérience de conteuse.

    A une période où la profession se penche sur son histoire, c'est une chance pour nous d'avoir recueilli le témoignage de ces personnalités exceptionnelles, qui ont joué un rôle essentiel dans le développement des bibliothèques. Bien d'autres que nous ont bénéficié de leur expérience et de leur affection. Nombreux sont les anciens lecteurs et stagiaires qui ont gardé des relations privilégiées avec elles bien après leur départ de l'Heure Joyeuse. Certains d'entre eux revenant visiter l'actuelle bibliothèque, parfois avec leurs enfants ou petits-enfants, se souviennent avec émotion des heures passées dans ce lieu magique.

    1. 1 ) Paul Hazard, Les Livres, les enfants et les hommes. Flammarion. 1932. retour au texte

    2. La revue Sens, publiée par l'Amitié judéo-chrétienne, évoquera longuement la mémoire de Claire Huchet dans son numéro de septembre. retour au texte