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    Hommage à Jean Gattégno par Gérald Grunberg

    Congrès de Vichy 10-13 juin 1994

    Par Gérald Grunben

    Nous sommes quelques privilégiés à avoir eu la chance de travailler avec Jean Gattégno à la direction du Livre et de la Lecture puis à la Bibliothèque de France. Et nous savons bien qu'il y a une grande continuité du directeur du Livre et de la Lecture au délégué scientifique qu'il fut de 1989 à 1992. Il eut d'ailleurs sur ce sujet comme sur tant d'autres le courage d'annoncer très tôt la couleur : ce n'est pas parce qu'il changeait de publics qu'il changerait de discours. Ce qu'il exprimait ainsi en septembre 1989 :

    J'ai envie d'être provocateur et de dire, tout simplement : sans le socle que constituent aujourd'hui les bibliothèques publiques, il n'aurait pu y avoir de Bibliothèque de France. Et tant pis si j'ai l'air de faire de la réclame pour un domaine que je connais assez. Il faut dire les choses comme elles sont.

    Dire les choses comme elles sont. Dira-t-on les choses comme elles sont sur ce que fut Jean Gattégno comme délégué scientifique de cet immense projet ? Rien n'est moins sûr. Il est trop de responsables qui, ayant souhaité et obtenu sa démission, ont intérêt à ce que l'on ne revienne pas sur cette période. Il faudra bien pourtant que la vérité finisse par dissiper l'épais brouillard qu'ont installé pendant un temps les calculs égoïstes et les intérêts personnels. Pour les bibliothécaires, c'est une affaire d'honnêteté et de loyauté, pour ses collaborateurs et amis un devoir de fidélité.

    Ainsi que l'a rappelé Claudine Belayche, tout commence en effet à la direction du Livre et de la Lecture où Jean Gattégno reprend et amplifie le travail que d'autres avaient déjà bien avancé. Mais ce qu'il faut ajouter, c'est que le développement des bibliothèques publiques produisit des effets bien au-delà des bibliothèques municipales et départementales : du réveil des bibliothèques universitaires jusqu'au projet de la Bibliothèque de France.

    La Bibliothèque de France, où Jean Gattégno avait naturellement souhaité poursuivre son action, fort de son expérience, riche de ses convictions et de ses idées qui ont définitivement marqué la déjà longue histoire de ce projet dans ses aspects innovants et les plus généreux. Lui qui avait été huit ans durant directeur d'administration centrale accepta de se retrouver en numéro trois après Dominique Jamet, le président, et Serge Goldberg, le bâtisseur, tout simplement parce qu'il croyait à ce projet et que cela à ses yeux comptait plus que le pouvoir qu'il abandonnait avenue de l'Opéra.

    Il croyait profondément que le projet de la Bibliothèque de France pouvait constituer une sorte d'aboutissement de l'objectif de démocratisation qu'il avait poursuivi en favorisant le développement des bibliothèques publiques. Lui, qui pour ses travaux personnels n'avait jamais cessé de travailler à la Bibliothèque nationale et à la British Library, était totalement convaincu qu'il n'était pas incompatible avec l'esprit républicain de doter notre pays d'une nouvelle bibliothèque nationale, adaptée à son époque, qui fût à la fois l'instrument de recherche dont la France a besoin et un outil de diffusion des savoirs de haut niveau pour un public plus large que les seuls chercheurs. Jean Gattégno a développé tout cela par écrit, je n'y insiste pas.

    Qu'il me soit permis en revanche de rappeler deux ou trois choses qu'il fit pendant les deux ans et demi où il fut en charge de la délégation scientifique.

    Il commença par impulser une vigoureuse réflexion sur ce que devait être la politique documentaire du futur établissement. Grâce à l'aide de dizaines de conservateurs de la Bibliothèque nationale ou d'autres bibliothèques et de chercheurs de toutes disciplines, il imposa avec Valérie Tesnière, mais non sans mal, l'idée que même la plus grande et la plus riche de nos bibliothèques ne pouvait continuer à vivre dans une éternelle autosuffisance alors que des pans entiers de nos savoirs contemporains n'étaient pas présents dans ses collections. Lui, le littéraire, fit entrer les sciences à la bibliothèque et admettre l'idée qu'il était d'autres chercheurs, tout aussi dignes, que les seuls historiens.

    Il encouragea une organisation qui était au service des lecteurs tout en favorisant la recherche et la mise en place de moyens sans précédent pour la conservation des documents. Avec l'aide de Jean-Marie Arnoult et de Jean-Paul Oddos, il se disputa d'ailleurs longuement avec les budgétaires pour que la conservation obtînt les moyens de ses ambitions.

    Car Jean Gattégno croyait également à la technique dès lors qu'elle est mise au service du bien commun, qu'elle permet à un plus grand nombre l'accès au savoir. Il avait tenu à participer personnellement, avec les autres chercheurs sollicités à cette occasion, aux travaux de recherche sur le poste informatique de lecture.

    Enfin, il s'était beaucoup investi dans la recherche d'une nouvelle organisation du travail qui fût pour tous, du conservateur au magasinier, plus qualifiante, plus motivante, plus enrichissante. Il avait notamment pris une part active aux travaux de l'ANACT qui nous a aidés à réfléchir sur ces questions dont Alain Massuard était chargé.

    Je ne cite là que quelques dossiers parmi bien d'autres car Jean Gattégno s'était totalement engagé dans ce projet et nous tint mobilisés sur tous ses aspects pendant deux ans et demi. Il faudrait d'ailleurs pouvoir témoigner, audelà du délégué scientifique, de la qualité particulière du travail avec cet homme-là, de l'ami qu'il savait devenir pour chacun de ses collaborateurs. On a dit que Jean n'aimait pas les bibliothécaires. Rien n'est plus faux. Il est vrai en revanche qu'il aimait à railler l'esprit de certitude lorsqu'il conduit au corporatisme étroit et au repliement, ce contre quoi il a toujours souhaité mettre en garde les bibliothécaires.

    Est-ce à dire qu'il fut sans défaut, sans reproche ? Certainement pas. Mais ses compétences, son intelligence des choses, la très haute idée qu'il se fit toujours du service de l'État, l'exigence qu'il nous imposait n'étaient pas contestables. Ce sont ces qualités qui permettent de qualifier l'apport qui fut le sien dans ce projet, plus facile à dire qu'à faire, plus aisé à critiquer qu'à concevoir, que fut la Bibliothèque de France.

    D'ailleurs, au début de l'année 1992, la commission, mise en place par le président de la République sous l'égide du Conseil supérieur des bibliothèques, saluait dans son rapport la qualité des travaux et des équipes de la délégation scientifique que conduisait Jean Gattégno.

    Il faut croire que cela ne fut d'aucun poids puisque quelques semaines après un ministre lui demandait de démissionner. C'était là l'aboutissement d'une longue suite de petites lâchetés, de renoncements divers, de compromissions négociées à la hâte et pour quelques-uns et quelques-unes la joie de voir leur acharnement récompensé. La conscience tranquille, parée de tous les arguments de la raison d'État, ceux-là ont cru faire une bonne affaire. Parce qu'il incarnait le débat, Jean Gattégno cristallisait les oppositions. Se débarrasser de Jean Gattégno, c'était faire taire l'opposition. N'est-ce pas là le rêve de certains pour qui « le monstre froid de l'État selon la belle formule de Hegel, n'est jamais assez froid ? Je ne parle pas là des ennemis déclarés du projet, ou de ceux qui simplement le critiquaient, ceux-là avaient leur place dans le débat, mais bien de ceux qui avaient en charge la tutelle politique du projet et dont Jean Gattégno a jusqu'au bout guetté en vain un signe de soutien ou d'encouragement. Ceux-là ne savent pas le mal qu'ils ont fait à cet homme intègre qui m'expliquait le 4 mars 1992 au matin : «Je ne sais pas pourquoi on me demande de démissionner mais le fonctionnaire que je suis ne peut qu'obéir à son ministre. »

    Les premiers signes de la maladie sont apparus quelques semaines plus tard. Jean Gattégno vient de s'éteindre au terme d'une lutte où à force de courage il conserva jusqu'au bout cette élégance qui le faisait reconnaître à cent pas.

    Pour nous aussi ce sera désormais une question d'élégance, celle de la fidélité, que de rappeler tout ce que nous devons à Jean Gattégno, tout ce que lui doivent les bibliothèques françaises.

    C'est l'honneur de notre association professionnelle que d'avoir cette préoccupation. Ses hésitations de 1992 avaient produit un certain malaise. Puisse-t-il aujourd'hui se dissiper dans l'unanimité de notre hommage.