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Victorine Verine, pionnière de la lecture publique en France

1986
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    Victorine Verine, pionnière de la lecture publique en France

    Par Renée Lemaitre

    Au lendemain de la guerre 14-18, en 1921, une jeune fille d'Antibes, Victorine Vérine, quitta sa famille pour s'engager dans le Comité Américain pour les régions dévastées de la France, une équipe de femmes américaines venues pour aider la population du département de l'Aisne à se réinstaller parmi les ruines qu'avaient laissées des années de durs combats. Sous la direction de deux femmes admirables; Mrs Murray Dike et Miss Anne Morgan, ces volontaires en uniforme bleu clair avaient non seulement fourni des fonds mais travaillaient avec l'aide de jeunes françaises à installer des magasins, des foyers, des crèches, des infirmeries et aussi des bibliothèques selon le modèle anglo-saxon, alors inconnu en France. Alors que sa cousine qui l'avait entraînée avec elle travaillait dans les infirmeries, Victorine Vérine fut affectée aux bibliothèques qui étaient au nombre de cinq, sises à Anizy-le-Château, Coucy-le-Château, Vie sur Aisne, Blérancourt et Soissons. Elles étaient dirigées par une remarquable bibliothécaire de New-York: Miss Jessie Carson. Chaque bibliothécaire américaine avait une assistante française, Vérine remplit ce rôle auprès de Miss Marion Greene et reçut d'elle les rudiments du métier. Elle apprit d'elle aussi bien à raconter des histoires aux enfants qu'à affronter les hasards du chemin lorsqu'elles allaient approvisionner en lecture les habitants des hameaux reculés dans une camionnette militaire cahotant dans les ornières. Vérine s'occupa de la bibliothèque d'Anizy-le-Château et en 1923 de celle de Blérancourt, puis de celle de Soissons. Cette dernière bibliothèque, admirablement organisée par Miss O'Connor en 1921 dans un baraquement de bois sur le grande place, avait été remarquée par les bibliothécaires progressistes français. Ernest Coyecque, inspecteur des bibliothèques de la ville de Paris et Président de l'ABF était venu à son inauguration ainsi que l'auteur de "La Librairie Publique": Eugène Morel (1) . Ils obtinrent que le CARD créât une bibliothèque semblable à Paris, dans le quartier de Belleville, rue Fessart, pour montrer aux parisiens ce qu'était une véritable bibliothèque publique.

    L'école américaine de la me de l'Elysée

    Pour former le personnel nécessaire à ce nouveau type de bibliothèque, le CARD créa en 1923, avec l'aide de l'American Library Association, des cours de formation, puis en 1924, une école des bibliothécaires à Paris rue de l'Elysée, sous la direction de Miss Sarah Bogie et de Mary Parsons. Il y avait aussi des professeurs français, dont Gabriel Henriot, directeur des études (il devait fonder en 1935, l'Ecole de bibliothécaires de l'Institut Catholique). Ce fût là que Victorine Vérine se rendit en juillet 1923 pour suivre d'abord les cours d'été, puis les études complètes de bibliothécaire. Car Gabriel Henriot avait réussi à la convaincre de poursuivre une profession pour laquelle elle montrait tant de dispositions et il fallait trouver quelqu'un de capable pour diriger la bibliothèque de Soissons pour le temps proche où le CARD quitterait la France. Ces années d'études à Paris ouvrirent à Vérine de vastes horizons. Un esprit nouveau régnait dans cette école internationale où l'on se préparait à transformer les bibliothèques pour les rendre accessibles à tous. Avec son amie Yvonne Oddon, Vérine élaborait déjà des projets d'organisation de la lecture publique en France (2) .

    La bibliothèque de Soissons.

    Le maire de Soissons, le docteur Bon-nenfant, devant le succès de la bibliothèque moderne (qui fut léguée à la ville par le CARD en 1924), proposa de fusionner cette institution avec les riches collections de la bibliothèque municipale qui gisaient au milieu des gravats dans les grandes salles éventrées de l'Hôtel de ville, et d'installer cette nouvelle bibliothèque ainsi constituée dans les jolis bâtiments du cloître St Léger.

    Le personnel nécessaire, une bibliothécaire et trois assistants, seraient rétribués par la ville avec l'aide des dommages de guerre (3) .

    Et voilà Vérine promise à cette lourde tâche après avoir complété ses études de bibliothécaire par l'obtention d'un Brevet supérieur à l'Académie d'Aix en Provence.

    Et ce sont les années fécondes que sa collègue Alice Montillet (toujours bibliothécaire dans son village de Vicsur-Aisne) a partagées et a décrites dans une interview publiée (4) .

    Des journées de travail harassant pour classer et cataloguer les 60000 volumes de la bibliothèque de la ville, mais des journées éclairées par l'amitié qui liait l'équipe de bibliothécaires, toutes françaises maintenant. La nouvelle bibliothèque fût inaugurée en février 1930.

    Le premier bibliobus de France.

    En 1924, au départ des Américains, on avait dû abandonner les tournées en camionnette pour apporter des livres dans les hameaux les plus reculés. Vérine rêvait de les reprendre. Elle envoya un rapport au Congrès international de la Lecture Publique de 1931 à Alger (5) , après avoir obtenu du Conseil Général de l'Aisne de ressusciter, avec l'aide escomptée de l'Etat, les bibliothèques circulantes.

    Elle était soutenue dans cette entreprise par Henri Lemaitre, rédacteur en chef de la revue des Bibliothèques et président de l'ABF qui fit construire par la firme Renault (à ses frais) un prototype de bibliobus pour le présenter au stand de l'ABF à l'Exposition coloniale de 1931. Vérine créa une association "La Bibliothèque circulante intercommunale" qui obtint des subventions du département, et un bibliobus fut construit par la firme Hotchkiss. Enfin, le 23 septembre 1933 eut lieu solennellement à Soissons la mise en service du premier bibliobus français.

    Après un an de fonctionnement le bibliobus avait mis en circulation 2000 volumes dans 33 villages et on enregistrait 3000 prêts.

    A la veille de la guerre de 1939, 50 villages étaient desservis et 22000 volumes déposés dans l'année. Le bibliobus passait tous les deux mois dans les villages de l'arrondissement de Soissons et dans une partie de celui de Laon. (En 1983 Henri Vendel devrait suivre cet exemple pour créer le bibliobus de la Marne).

    Une bibliothèque pour les enfants.

    En 1937, Vérine inaugurait une nouvelle bibliothèque pour les enfants aménagée dans le grenier de la bibliothèque municipale, elle remplaçait le coin qui leur était autrefois réservé (cette salle est maintenant installée de façon moderne au rez de chaussée).

    La guerre.

    Mais hélas, ce fût de nouveau la guerre, il fallait évacuer devant l'invasion allemande. Vérine obtint du maire l'autorisation d'utiliser le bibliobus pour fuir. On s'entassa dans le véhicule de fortune qu'il fallut abandonner à la première gare où elle put trouver un train pour Antibes après avoir téléphoné à Yvonne Oddon pour lui indiquer l'endroit où il se trouvait afin de le faire chercher plus tard. Mais on ne devait pas le retrouver. Et ce fut l'occupation, l'arrestation d'Yvonne Oddon parmi les premiers résistants du groupe du Musée de l'homme, sa captivité en forteresse et dans les camps de concentration pendant toute la guerre et son retour miraculeux (6) .

    Les bibliothèques centrales de prêt.

    Après la guerre et la constitution de la Direction des Bibliothèques et de la lecture publique en 1945, une BCP fut établie dans l'Aisne. Le local était le joli bâtiment de l'ancien évêché. La direction en fut confiée à Vérine en même temps que celle de la bibliothèque municipale.

    C'était la fin de la période héroïque, peu à peu en France des BCP furent installées dans chaque département. Ce n'est que depuis 1983 que tous les départements en sont pourvus.

    La retraite.

    Victorine prit sa retraite en 1953. Elle retourna dans son midi natal et s'installa à Juan-les-Pins dans un confortable appartement, entouré de l'affection de sa belle soeur et de tous ses neveux (elle avait eu trois frères dont l'un fut tué à Verdun à l'âge de vingt ans). Elle recevait de fréquents messages de ses anciens collaborateurs qui lui vouaient un grand attachement. Cest là que nous étions venus l'interviewer en octobre 1982, Mary Maack et moi-même (7) . A 90 ans elle gardait l'esprit ouvert et vif, elle nous est apparue claire, nette, sensible, idéaliste, scrupuleuse à l'extrême. Elle aimait à dire qu'elle était aidée par un maître spirituel d'élite dans la pratique de sa religion protestante et qu'elle avait eu la chance de rencontrer des personnalités de premier plan qui l'avaient guidée et enrichie.

    Elle mettait l'amitié "au-dessus de tout", aussi l'ai-je bouleversée en lui annonçant la mort récente d'Yvonne Oddon.

    Elle nous dit "l'amitié, c'est le bien capital de la vie" et elle ajouta comme nous la quittions "je suis une privilégiée, vous savez".

    Victorine Vérine nous a quitté le 4 mai 1985, sa mémoire vivra parmi nous.

    1. il) Photo publiée dans le bulletin de l'ABF n° 107: R. Lemaitre. La lecture publique aux temps héroïques. retour au texte

    2. Ce texte, ainsi que l'album de photos de V. Vérine est actuellement en possession de R. Lemaitre. retour au texte

    3. Vérine (Victorine) Bibliothèque municipale de Soissons - Revue des bibliothèques, 1930, p 385-388-i retour au texte

    4. Une interview d'Alice Montillet. In: Bulletin d'Information de l'Association des Diplômés de l'Ecole des Bibliothécaires Documentalistes n° 22, novembre 1983, p. 17-33. retour au texte

    5. Vérine (Victorine) - Bibliothèque circulante de l'Aisne. In: Lemaitre (Henri) La lecture publique. Mémoires et voeux du Congrès International d'Alger, Paris, Droz, 1931, pp. 437-443. retour au texte

    6. Voir in: Bulletin des Bibliothèques de France, décembre 1982, Hommage à Yvonne Oddon/François Weil, p. 712. retour au texte

    7. Mary Maack, docteur en bibliothéconomie de l'université Columbia à New York prépare un ouvrage qui sera publié aux Etats-Unis sur les premières femmes bibliothécaires en France. Je l'ai fréquemment accompagnée dans ses interviews. Voir "Bulletin d'Information de l'Association des Diplômés de l'Ecole des Bibliothécaires, Documentalistes" n° 22, novembre 1983; Maack (Mary). L'action des premières bibliothécaires françaises pp. 3-16 et: "Journal of Library History" vol. 18 n° 4, fall 1983. Maack (Mary) Women Librarians in France: The first génération pp. 407-449. retour au texte