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Définition et mise en oeuvre des politiques documentaires

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    Définition et mise en oeuvre des politiques documentaires

    Par Jean-Luc Gautier-Gentès, Doyen de l'Inspection généraledes bibliothèques

    ABF: Quel regard portez-vous sur les entreprises de rédaction de chartes ou autres documents de politique documentaire observées depuis 1996-199 7 ? Ce phénomène s'est-il vraiment généralisé ?

    Jean-Luc Gautier-Gentès : Avant de répondre à vos questions, il me faut vous inviter à relativiser la portée de mes réponses. Les remarques qui suivent découlent pour l'essentiel de ce que j'ai observé dans ma zone d'inspection, soit essentiellement deux régions : Provence-Alpes-Côte d'Azur et Languedoc-Roussillon. Il resterait à vérifier qu'elles valent pour tout le territoire.

    En outre, comme vous l'avez rappelé, dans le cas des bibliothèques territoriales, le nombre de celles qui donnent lieu à des missions de contrôle ou de conseil de la part de l'Inspection générale des bibliothèques (IGB) est limité. Et ce sont généralement des situations problématiques - des situations qui, par définition, appellent des améliorations - qui les déclenchent. Malgré tout, si j'en crois la lecture des rapports de mes collègues et les entretiens que j'ai eus avec certains d'entre eux à propos de votre questionnaire, mon constat ne devrait pas différer fondamentalement des leurs.

    Dans le cas des bibliothèques municipales (BM), les documents formalisant une politique documentaire sont encore assez rares, même si leur nombre tend à croître. Toutefois, la rédaction de tels documents figure souvent parmi les projets. Mais ne s'agit-il pas de sacrifier à un effet de mode (après avoir occupé une place singulièrement discrète dans les discours professionnels, les acquisitions y sont l'un des thèmes dominants) ou de faire plaisir à l'inspecteur, connu pour s'intéresser à cette question ?

    Ceci me frappe : d'une part, les bibliothécaires que je rencontre sont acquis à l'idée qu'il importe de réfléchir aux acquisitions ; d'autre part, ce travail est souvent perçu comme une sorte de nécessité technique. Il faut écrire une charte documentaire comme il faut, par exemple, mettre au point un règlement intérieur. Or, déterminer une politique documentaire, ce n'est pas d'abord mettre en jeu un savoirfaire, une technique. C'est réfléchir aux finalités de la bibliothèque, au projet culturel qu'elle implique, aux publics que l'on vise et à ce que l'on se propose de leur apporter sur tous les plans.

    Les documents formalisant une politique documentaire ne sont pas non plus nombreux du côté des bibliothèques départementales de prêt (BDP) et des bibliothèques universitaires (BU). Je ne les associe pas sans motifs. Aux raisons qui contribuent à expliquer la rareté de tels documents dans les BM, et qui jouent également pour les BDP et les BU (ampleur et difficulté de la tâche, mise en cause des pratiques, etc.), il me semble qu'il s'en ajoute une autre dans leur cas : pour pouvoir déterminer leurs acquisitions, les BDP et les BU doivent tenir compte non seulement d'elles-mêmes mais des membres du réseau local dont elles sont censées constituer le coeur (1) .

    Dans le cas des BDP, il s'agit des bibliothèques des villes qu'elles ont vocation à desservir : quel partage doit-il être établi entre l'une et les autres ? Par exemple, la BDP ne doit-elle pas acquérir à l'intention de ces bibliothèques les documents plus difficiles que celles-ci n'achèteront pas spontanément sur leurs crédits propres ? Dans le cas des BU, les bibliothèques dont elles doivent tenir compte sont celles des autres composantes de l'université : à qui revient de desservir les premiers cycles, la recherche ? Il faut y insister : la définition d'une politique documentaire suppose qu'aient été précisées les finalités respectives de la bibliothèque concernée et des bibliothèques dont elle partage le territoire. Ces finalités sont particulièrement informulées dans les universités. Le partage des tâches s'y est accompli insensiblement, pourrait-on dire, en fonction de facteurs qui sont souvent tout sauf rationnels.

    ABF: Le comportement des municipalités Front national à l'égard de leur BM vous paraît-il avoir joué un rôle déterminant dans le développement de la réflexion sur les politiques documentaires ?

    J.-L. G.-G. : Ce comportement a eu l'avantage de précipiter une réflexion qui, de toute façon, aurait été nécessaire. Si elle n'avait pas été provoquée par le Front national, elle l'aurait été (ou aurait dû l'être) notamment par le développement de la documentation électronique en ligne et par l'apparition des livres électroniques. Mais, en même temps qu'il contribuait à provoquer une réflexion, ce comportement la rendait quasi impossible : comment envisager de plaider, par exemple, pour une conception plus « américaine des bibliothèques, pour que, à certaines conditions, toutes les sensibilités idéologiques soient représentées dans les collections, quand on sait que les municipalités dont nous parlons s'empareront aussitôt de ce plaidoyer pour justifier la transformation de leur bibliothèque en instrument de propagande et maltraiter les personnels ?

    Par ailleurs, le fait que la réflexion sur les acquisitions se soit développée à l'ombre du Front national me paraît être à la source d'une erreur d'appréciation. L'idée semble s'être répandue que l'existence d'une charte documentaire était un moyen de garantir les BM et les BDP contre d'éventuelles interventions de leurs collectivités respectives en la matière. Cette idée est évidemment erronée. Une charte documentaire ne saurait apporter une telle garantie - tant, du moins, qu'elle ne pourra pas s'adosser à des textes normatifs nationaux.

    S'il a été conseillé aux bibliothécaires de déterminer et de formaliser des politiques documentaires, ce n'était pas dans l'illusion que cette opération leur apporterait une protection quasi juridique contre les interventions des élus dans les acquisitions, mais plus modestement pour qu'ils puissent leur opposer des réponses moins hésitantes, un " corps de doctrine plus solide. C'était aussi parce que ces interventions appelaient l'attention sur un problème réel qui les dépassait : les bibliothécaires n'avaient-ils pas un peu perdu de vue la constitution des collections, la réflexion préalable approfondie et le soin qu'elle appelle, l'identification qu'elle implique des finalités des bibliothèques ?

    De ce double point de vue, il est plus utile que jamais de concevoir et d'exposer une politique documentaire. Ajoutons qu'il sera un peu plus difficile à une majorité nouvelle, dans une ville ou un département, d'imposer des acquisitions purement idéologiques à une bibliothèque si celles-ci sont proscrites par une charte approuvée en bonne et due forme par la majorité précédente : si la majorité nouvelle passe outre, elle sera dans l'irrégularité ; et si l'opposition ne peut l'empêcher de revenir sur les dispositions qui la gênent, du moins devra-t-elle les abroger au vu et au su de tous.

    ABF: Existe-t-il, pour qu'une bibliothèque entame une réflexion sur les acquisitions, des éléments déclenchants » ?

    J.-L. G.-G. : Laissons de côté les interventions des municipalités frontistes, déjà mentionnées. Non sans y avoir ajouté celles - qui causent moins de scandale bien qu'elles soient aussi réelles, parce qu'elles s'exercent au nom d'idéologies tenues pour moins pernicieuses - des municipalités des autres tendances. Ainsi que, le cas échéant, les interventions, intempestives ou justifiées, des usagers.

    On s'attendrait que la construction d'une nouvelle centrale, dans la mesure notamment où elle s'accompagnera d'une augmentation des crédits d'acquisition, soit l'occasion d'une mise à plat de la politique documentaire ; surtout si cette centrale est appelée à jouer un rôle coopératif important (je pense aux bibliothèques municipales à vocation régionale). Or, ce n'est pas toujours le cas. La politique documentaire mise en oeuvre dans l'ancien bâtiment est parfois purement et simplement transposée dans le nouveau ; un éventuel manque de cohérence risquera alors d'y être d'autant plus apparent qu'il se déploiera sur une plus grande échelle.

    Qui dit politique documentaire dit politique d'acquisition mais aussi de conservation, c'est-à-dire le cas échéant de non-conservation, d'élimination. Certains des documents acquis ont vocation à être conservés, d'autres non. Des éliminations régulières font donc partie de la mise en oeuvre d'une politique documentaire, elles en découlent. Or, on peut parfois observer le phénomène inverse : c'est la nécessité d'éliminer des documents, parce que les rayons sont combles ou qu'un déménagement se prépare, qui, de proche en proche, conduit à se demander s'il ne conviendrait pas de définir une politique globale, incluant les acquisitions et la conservation. Pourquoi pas ?

    ABF: Quand des documents formalisant une politique documentaire existent, que vous inspire leur lecture ?

    J.-L. G.-G. : Définir et formaliser une politique documentaire est probablement une des tâches les plus difficiles auxquelles un bibliothécaire puisse être confronté. Parce que sa réalisation suppose, je l'ai dit, que les finalités de la bibliothèque aient été précisées, c'est-à-dire notamment fixées ou validées par la collectivité dont elle dépend, définies ou acceptées par l'ensemble du personnel. Parce que réfléchir sur les acquisitions conduit chaque membre concerné de l'équipe à s'interroger sur les limites de son propre savoir (culture générale et savoir-faire professionnel), sur la nécessité le cas échéant de le mettre à jour ou de l'étendre, sur celle de mieux travailler en équipe et d'ouvrir la clôture qui délimite son territoire habituel.

    Il est plus difficile d'écrire une charte documentaire que d'y repérer des manques et des faiblesses. C'est parce que j'en suis intimement convaincu que les phrases qui suivent sont prononcées à mi-voix, simples interrogations qui ne méconnaissent pas, parallèlement, les qualités des documents auxquels je me réfère (des documents en nombre limité). Il s'agit des BM.

    D'où vient que bien des chartes documentaires se ressemblent, qu'elles produisent une impression de déjà-vu, en somme qu'elles déçoivent, qu'elles ennuient un peu ? Il est probablement injuste ou plutôt inapproprié de les juger ainsi. Les BM ont, grosso modo, des missions analogues : il est donc naturel que leurs politiques d'acquisition présentent une parenté. Les chartes documentaires ne sont pas destinées à être lues en série et à séduire ceux qui s'attachent à les étudier, il suffit qu'elles jouent localement leur rôle. Malgré tout, les BM se ressemblent-elles à ce point ? L'histoire de leurs communes respectives, le contexte économique et social local, les collections dont elles ont hérité, les établissements documentaires environnants ne devraient-ils pas induire une plus grande amplitude dans les variations ?

    Parmi les critères proposés pour la détermination d'une politique documentaire figure la notion de niveau des documents : on décidera ou non de les acquérir selon le degré de difficulté supposée que présente leur lecture. Ainsi, des bibliothèques annoncent qu'elles s'abstiendront d'acquérir les ouvrages d'un niveau supérieur à celui du deuxième cycle universitaire. Dans le cas, par exemple, des sciences dites dures, cette décision est à la fois justifiable et facile à mettre en oeuvre : il est clair qu'une BM ne s'adresse pas aux étudiants avancés et aux chercheurs en physique ou en mathématiques, et les documents qui relèvent de ces activités sont aisément identifiables.

    Mais dans le cas d'ouvrages ressortissant aux sciences humaines et sociales ? À quel " niveau » se situent les oeuvres des philosophes, les essais des sociologues, certains travaux qui, présentés à l'origine comme thèses, sont devenus des livres publiés par des éditeurs et dans des collections qui n'ont rien de strictement universitaire ? Et s'il est vrai que le niveau en excède le « deuxième cycle », qui se risquera à décider que ces ouvrages n'ont pas leur place dans une BM? Appliquée sans discernement, cette notion de niveau est d'ailleurs également susceptible de causer des dégâts dans le cas de la mise en espace des documents.

    Récemment, lors d'une journée d'étude à laquelle j'assistais, un des participants frais émoulu d'un stage sur l'élaboration d'une politique documentaire annonçait son intention non seulement d'acquérir des documents de niveaux divers afin de toucher tous les publics, mais de ménager dans les espaces publics de son établissement autant de zones correspondantes, autant de petites bibliothèques encyclopédiques, de la plus accessible et à la plus difficile.

    Il faudrait pouvoir mettre sous verre une telle bibliothèque, dans laquelle le lecteur serait pareil à un voyageur venant d'un autre monde, allant de sous-bibliothèque en sousbibliothèque comme de planète en planète comparables à autant d'obstacles de plus en plus ardus, jus-qu'au soleil de la connaissance la plus élevée. Et si, veillant en effet à proposer aux usagers, sur certains sujets, des documents de niveaux différents, nous les laissions ensuite les comparer et décider eux-mêmes de ce qu'ils sont capables de lire ?

    ABF: Le modèle que vous proposez, c'est celui de la BPI.

    J.-L. G.-G. : Il en est de plus mauvais, y compris pour les BM. Il faut se méfier de cette tendance, dans ces bibliothèques, à décider en amont pour le compte des lecteurs de ce qui est facile et de ce qui est difficile pour eux. Il m'arrive de penser que c'est la version contemporaine, à la fois laïque et ludique, de l'attitude qui consistait autrefois à décider de ce qui était bon ou mauvais pour eux d'un point de vue moral.

    Dans le premier cas, on prévient les désirs du lecteur. Dans le second, au contraire, on se méfie de ces désirs et on leur oppose une sorte de stratégie d'invitation à la vertu. Mais les deux comportements ont une caractéristique commune : ils reviennent à ne pas considérer le lecteur comme adulte. Du souci de tenir compte de l'attente des usagers et de faciliter leurs pratiques à la satisfaction exclusive de leur « demande » (une demande d'ailleurs largement supposée et que l'on contribue ainsi à créer) au détriment de l'« offre culturelle, il n'y a qu'un pas. S'abstient-on toujours de le franchir ?

    J'ai lu, je lis quantité de romans ; je n'aurai garde de penser que certains ne portent pas aussi à réfléchir. Mais quand on voit la part faite, dans les BM, au genre romanesque (sans doute vaudrait-il mieux dire, en associant aux romans les biographies et les témoignages, à la narrativitê) au détriment des documentaires, au sens le plus large de ce terme, n'est-on pas en droit de se dire que l'encyclopédisme dont elles se réclament est bien peu encyclopédique ?

    Dernière remarque sur les chartes documentaires de BM qu'il m'a été donné de lire : la documentation électronique en ligne y est souvent absente. Il est pourtant difficile de l'ignorer : les ressources qu'elle représente ne sont-elles pas immenses ? Bien entendu, comme l'on sait, cette immensité est en soi une difficulté. La logique voudrait que chaque BM opère un tri parmi les sites, conformément à sa politique documentaire, et donc empêche, à la limite, l'accès à ceux qui n'entrent pas dans cette politique. Est-ce possible ? Est-ce souhaitable ?

    Entre baisser les bras devant l'océan du Web, ce qui revient peu ou prou pour le bibliothécaire à démissionner, et tenter d'occulter des parties entières de cet océan, entreprise aussi contestable que vairle (2) , il existe une voie médiane : la mise à disposition d'un annuaire permanent, si possible analytique et critique, des sites conformes à la politique documentaire de la bibliothèque (un tel travail relève de la coopération entre bibliothèques). Quoi qu'il en soit, comment la documentation en ligne pourrait-elle ne pas nourrir la réflexion sur les acquisitions d'imprimés et autres documents sur supports séparés ?

    Pour prendre un exemple délibérément probant, convient-il qu'une BM acquière un ouvrage ancien destiné à être peu consulté si le texte en est disponible sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France ? Si présente que soit la documentation en ligne dans les discours, on n'a pas encore mesuré, me semble-t-il, toutes les conséquences que son développement est susceptible d'avoir non seulement pour les BU mais pour les BM. Ainsi, n'est-elle pas de nature à atténuer la cassure, parfois dommageable au public des BM, entre celles-ci et les BU, entre le loisir et l'étude ? Ne va-t-elle pas permettre de faire enfin des BM des bibliothèques véritablement encyclopédiques, c'est-à-dire où l'étude ne sera pas moins possible, pour ceux qui le souhaitent, que le divertissement?

    ABF: Comment, pour chacun des deux secteurs, la responsabilité des acquisitions vous paraît-elle partagée entre les différentes catégories de personnel ? Vous semblet-il par exemple que la création du corps des bibliothécaires ait modifié les habitudes, surtout en bibliothèque universitaire où le conservateur était seul décideur?

    J.-L. G.-G.: Comme vous le savez, selon les statuts des personnels, les acquisitions en tant qu'opération intellectuelle, en tant que choix des titres à acquérir, sont réservées à la catégorie A : qu'ils soient d'État ou territoriaux, la « constitution », l'« enrichissement » et l'« évaluation » des collections sont en théorie le fait des conservateurs ; les bibliothécaires « participent » à ces opérations.

    Mais cette répartition statutaire des tâches est mise à mal par la réalité de diverses façons. En premier lieu, les fonctions des différents corps et cadres d'emploi ont été largement conçues dans la perspective idéale d'un établissement abritant des représentants de toutes les catégories. Il est frappant de constater que, dans les statuts, leurs tâches respectives sont implicitement définies de manière relative, c'est-à-dire que les missions de chaque corps ou cadre d'emploi sont délimitées par rapport à celles des autres : le conservateur fait ceci, donc le bibliothécaire ne peut faire que cela, etc.

    Or, s'agissant des bibliothèques territoriales, la plupart n'emploient pas toutes les catégories de personnel, c'est le moins qu'on puisse dire. Elles sont dirigées non par un conservateur mais par un bibliothécaire ou un assistant qualifié ou un assistant, voire un agent de catégorie C. Dès lors, la responsabilité des acquisitions lui revient de fait.

    En second lieu, même dans le cas où coexistent des agents de catégorie A et de catégorie B, et qu'il s'agisse des BU ou des bibliothèques territoriales, nous savons que ces derniers participent largement aux acquisitions. À cet égard, les facteurs déterminants ne sont pas les statuts. Ainsi, on peut penser que plus la bibliothèque sera grande et le personnel nombreux, plus on aura tendance à y appliquer l'organisation pyramidale qui a présidé à la définition des corps ou cadres d'emploi et la hiérarchisation des tâches qui y est attachée, en particulier du point de vue des acquisitions.

    Mais il est probable que la proportion respective des agents des différentes catégories est encore plus déterminante. Plus les agents de catégorie B sont nombreux dans une bibliothèque, et les agents de catégorie A rares, plus les premiers prendront part aux acquisitions. C'est vrai aussi au sein de la catégorie A, c'est-à-dire pour les bibliothécaires par rapport aux conservateurs.

    Il faut remarquer à cet égard, puisque vous évoquez les bibliothécaires des BU, qu'ils y sont actuellement moins nombreux que les conservateurs généraux et conservateurs ; sur environ cent dix BU et autres organismes documentaires de même type, seule une vingtaine comptent des bibliothécaires en nombre égal ou supérieur à celui des conservateurs généraux et conservateurs ; partout ailleurs, ils sont minoritaires.

    Vous semblez supposer que le phénomène consistant pour la catégorie B à prendre une part importante aux acquisitions est moins marqué dans les BU. Ce serait à vérifier. Il est possible qu'au nom de la nécessité d'acquérir des documents plus spécialisés, requérant par conséquent une compétence plus poussée, les acquisitions y soient moins ouvertes aux personnels de catégorie B. Et s'élargissent plutôt aux bibliothécaires, là où il y en a.

    ABF : Arrive-t-il que des agents de catégorie C effectuent des acquisitions ?

    J.-L G.-G. : Sauf dans de petites bibliothèques rurales, où un agent de catégorie C est membre d'une équipe de deux ou trois personnes, voire constitue à soi seul tout l'effectif, je n'ai pas rencontré d'exemple d'agent de catégorie C effectuant des acquisitions. Mais il y en a probablement ; d'autant plus probablement que des magasiniers sont pourvus, comme vous le savez, de diplômes universitaires plus ou moins élevés. Pourquoi pas, si ces magasiniers peuvent ainsi faire bénéficier la bibliothèque, c'est-à-dire son public, d'une compétence que ne possèdent pas les autres agents (et si cette compétence ne s'exerce pas au détriment de leurs tâches propres, à l'accomplissement desquelles il faut bien pourvoir) ?

    En revanche, dans les bibliothèques, qu'elles soient territoriales ou universitaires, une autre population pourrait bien s'approprier une part grandissante des « acquisitions », si l'on veut bien entendre par là, comme je crois que cela se justifie, l'opération consistant à mettre un lecteur en relation avec des documents a priori inconnus ou éloignés de lui.

    Je veux parler de ces « tuteurs », « emplois-jeunes et autres « CES auxquels est souvent déléguée la tâche d'initier les usagers aux nouvelles technologies . Qu'ils aient été engagés à cet effet ou non, nous savons qu'ils font souvent plus que d'expliquer l'usage de la machine, plus que l'équivalent, avec l'ordinateur, que l'acte qui consiste pour un magasinier à apporter un livre sur une table : ils signalent des sites, le cas échéant évaluent ceux-ci.

    De ce point de vue, leur fonction, j'y insiste, ne me paraît pas se distinguer fondamentalement de l'opération consistant à choisir un titre sur un catalogue. Sur ce plan encore, la documentation électronique jette un défi aux personnels de bibliothèque traditionnels, qu'ils soient de catégorie A ou de catégorie B : sont-ils ou ne sont-ils pas disposés à intégrer la documentation en ligne dans les politiques documentaires, autrement dit à procéder, dans le cas de cette documentation, aux mêmes opérations de sélection et d'orientation que pour les documents sur supports séparés ? S'ils ne le font pas, ils seront marginalisés, associés par l'opinion commune à un temps dépassé, comme l'ont été à une certaine époque ceux qui s'étaient institués en défenseurs du livre imprimé contre les nouveaux supports.

    ABF: Quelles réflexions la part prise par les agents de catégorie B dans les acquisitions, en contradiction avec les statuts des catégories A et B, vous inspire-t-elle ?

    J.-L. G.-G. : Que ce soit sous l'effet de ce phénomène ou sous celui d'autres, que ce n'est pas le lieu d'énumérer, les ministères concernés ne feront pas l'économie d'une nouvelle réflexion sur les missions des personnels de bibliothèque ; et ces réflexions ne pourront pas ne pas avoir de conséquences statutaires. Dans l'immédiat, j'incline au pragmatisme. Ce rôle joué par la catégorie B dans les acquisitions, il vaut mieux en prendre acte en aidant les agents à le remplir, par des formations appropriées. En second lieu, il ne doit pas conduire les agents de catégorie A à se dessaisir de leurs responsabilités.

    Il convient d'établir une distinction, de ce point de vue, entre les acquisitions et la politique documentaire. Le fait pour la catégorie B d'effectuer des acquisitions ne doit pas dispenser la catégorie A de définir la politique documentaire dans le cadre de laquelle ces acquisitions seront effectuées. Bien entendu, il est non seulement possible mais souhaitable que les agents de catégorie B participent à cette définition s'ils le veulent et s'ils le peuvent. La catégorie A, ai-je dit. Il serait plus approprié de parler d'abord de l'encadrement et singulièrement des directeurs.

    ABF: Les directeurs entretien-nent-ils un rapport spécifique aux acquisitions ?

    J.-L. G.-G. : Le discours dominant parmi les directeurs (je ne parle pas des responsables des bibliothèques les plus petites, qui sont forcés à la polyvalence) est : « j'ai trop à faire pour m'occuper des acquisitions ». Certes. Et, s'il faut choisir entre dépouiller des bibliographies et pourvoir à la bonne administration du service, on ne saurait trop conseiller aux directeurs d'opter pour le second terme de l'alternative. Pourtant, certains directeurs s'assignent un champ d'acquisition en fonction de leurs goûts et de leurs compétences. Je les y encourage toujours.

    Paradoxalement, la fonction directoriale éloigne de deux domaines dont l'importance n'échappera à personne, et avec lesquels il est par conséquent bon de chercher obstinément à maintenir ou à rétablir des liens directs : les usagers et les collections. Mais, s'agissant des directeurs, je ne puis pas ne pas relever un autre trait ; et je rejoins ici ma réponse précédente. Même dans le cas d'un organigramme détaillé, et bien qu'il ne soit bruit depuis quelque temps que de « politique documentaire », la détermination et l'application de la politique documentaire de la bibliothèque font encore rarement partie des responsabilités qu'ils font explicitement figurer à côté de leur fonction.

    Ne commettons pas d'erreur de perspective : si les directeurs ne mentionnent pas cette responsabilité, ce peut être parce qu'elle va de soi dans leur esprit. Est-ce toujours le cas ? L'idée s'est-elle imposée partout que, si l'on met à part des questions telles que la sécurité des personnes et des biens, la composition des collections est la première des responsabilités qu'un directeur se doit d'assumer devant la collectivité ?

    ABF: Vous semble-t-il que l'on aille déplus en plus vers des recrutements profilés sur des domaines d'acquisition attribués, y compris en lecture publique ?

    J.-L. G.-G. : Examinons d'abord le cas des bibliothèques territoriales. Pour répondre à votre question, il faudrait dépouiller les offres d'emploi. Par ailleurs, qu'entendez-vous par « domaines » ? Des disciplines (histoire, philosophie, etc.) et des genres (roman, poésie, etc.) ? Dans ce cas, la réponse adéquate est probablement négative. Pour autant que je le sache, les spécialités en fonction desquelles BM et BDP continuent pour l'essentiel à recruter sont les « macro-spécialités qui correspondent à la division traditionnelle des services : adultes, jeunesse, discothèque, étude, patrimoine. Il ne s'agit donc pas de disciplines ou de genres, mais de secteurs multidisciplinaires délimités par des types de publics ou de supports.

    Si mon hypothèse est fondée, si disciplines et genres ne constituent pas ou constituent peu un critère de recrutement, plusieurs raisons peuvent expliquer cette situation : taille de la plupart des établissements, excluant une spécialisation poussée des acquéreurs ; conception dominante de l'organisation du travail, postulant un strict alignement des tâches internes sur les limites des sections telles qu'elles se présentent au public (cet alignement ne va pas de soi : il est envisageable, et il en est parfois ainsi, que les mêmes acquéreurs, compétents pour telles disciplines ou tels genres, acquièrent ou contribuent à acquérir des documents ressortissant à ceux-ci pour plusieurs sections) ; prégnance dans les milieux professionnels du mythe de la polyvalence (j'y reviendrai).

    Quoi qu'il en soit, le fait que les mêmes disciplines ou les mêmes genres relèvent de plusieurs services est susceptible de générer quelques incertitudes ou conflits de compétence. Il en était déjà ainsi dans le cas des documents sur papier. Mais la diversification des supports, le développement des supports audiovisuels n'ont pu que rendre ce phénomène encore plus sensible.

    De ce point de vue, à des questions déjà topiques (l'acquisition d'un livre-cassette ressortissant à la littérature est-elle de la compétence de la discothèque, si tous les documents sonores s'y trouvent, ou de l'acquéreur de livres imprimés de littérature ?) sont venues s'en ajouter d'autres telles que : le choix d'un cédérom sur l'art est-il du ressort du spécialiste présumé universel des nouveaux supports », chargé de « développer le multimédia ", ou de l'acquéreur des livres imprimés d'histoire de l'art ?

    ABF: À votre avis ?

    J.-L. G.-G. : À mon avis, du second. D'une part, comme vous l'avez compris, je pense que les bibliothécaires qui, se laissant intimider par les « nouveaux supports », se replieraient sur les anciens, commettraient une erreur stratégique. D'autre part, pour effectuer des acquisitions pertinentes dans un domaine, il faut, sinon posséder des diplômes élevés en la matière, du moins avoir entretenu une longue familiarité avec ce domaine.

    Dans le cas des BU, elles recrutent parfois en fonction des langues étrangères connues. Mais il n'est insisté me semble-t-il sur ce critère que lorsqu'on ne peut pas faire autrement : je veux dire dans le cas des langues dont la connaissance est à la fois la moins répandue (langues orientales, etc.) et le plus indispensable dans le poste en question (gestion de collections dans ces langues). Au fond, on est toujours ici plutôt dans une logique technique (comprendre à quels documents on a affaire) que dans une logique scientifique (connaître le domaine considéré). Bien entendu, la première compétence n'exclut pas nécessairement la seconde ; c'est si vrai que, dans l'université, langues et civilisations étrangères ressortissent aux mêmes composantes et parfois aux mêmes chaires.

    Le problème sous-jacent à votre question, c'est le rapport des bibliothécaires (au sens générique du terme) en université à la ou aux disciplines dont ils auront à connaître dans l'exercice de leur métier. En forçant un peu le trait, on pourrait dire qu'il y a une sorte d'« alliance objective entre l'administration et les bibliothécaires pour que la compétence disciplinaire ne l'emporte pas systématiquement dans les critères de première affectation et de mutation. Et ce, souvent, dans les intentions les plus louables : le nombre de postes proportionnellement vacants dans les établissements, l'ancienneté respective des postulants dans la carrière et dans leur bibliothèque, leur situation de famille, l'idée que les directeurs se font des autres qualités des candidats, etc., sont autant de facteurs qui viennent reléguer en second la compétence disciplinaire, parfois au désespoir des personnes concernées, parfois à leur demande.

    Ajoutez-y, du côté des bibliothécaires, une défiance persistante envers la compétence « disciplinaire ". Comme vous le savez, depuis longtemps, un débat oppose les bibliothécaires pour lesquels l'efficacité passe par la connaissance des disciplines à ceux qui défendent l'idée selon laquelle tout bibliothécaire est et doit rester polyvalent, et qui valorisent donc plutôt les techniques professionnelles. Jusqu'à présent, les seconds l'ont toujours emporté.

    Faut-il s'en féliciter, particulièrement dans le cas des BU ? On peut se poser la question. De bons esprits pensent que, si les bibliothécaires des BU n'avaient pas récusé la connaissance des disciplines au profit d'un rôle purement technique, autrement dit s'ils avaient été à même de procéder à des acquisitions plus " pointues », ces bibliothèques occuperaient une place plus importante dans les dispositifs documentaires des universités au lieu de n'en être qu'une des composantes, souvent privée de rôle déterminant, par exemple en matière de recherche. Cette explication d'un certain hiatus entre les BU et les universités, quand on l'observe, n'est assurément pas suffisante ; les universités ont leur part de responsabilité. Mais on ne saurait non plus tenir cette explication pour nulle et non avenue.

    ABF: Pouvez-vous évaluer les principales attentes des élus et des responsables administratifs des collectivités territoriales dans le domaine des acquisitions? Est-ce une question posée très régulièrement dans vos entretiens? Y a-t-il des questionnements des élus sur les pratiques, sur leurs compétences ou leurs responsabilités, leurs souhaits d'intervention (pourquoi pas ?) sur les acquisitions dans leurs bibliothèques ?

    J.-L G.-G. : Si l'on met à part les villes dont les municipalités relèvent du Front national, la seule fois où un élu (il s'agissait du maire) m'ait parlé de son propre mouvement des acquisitions, c'était pour me préciser qu'il ne s'en mêlait pas. Cette mise au point spontanée s'explique par le contexte : accusé par l'opposition municipale de complaisance envers le Front national, ce maire, qui avait entendu parler (vaguement) de ce qui s'était produit à Orange, Marignane et Vitrolles, tenait à faire savoir qu'il désapprouvait ce comportement et par là notamment à marquer ses distances, à tout le moins sur ce plan, avec la formation précitée. Son assertion était d'ailleurs exacte.

    On serait assez proche de la vérité, me semble-t-il, en disant que, globalement, les acquisitions de la bibliothèque constituent le cadet des soucis des maires. Ils ont beaucoup à faire et, vue de la place qui est la leur, la bibliothèque n'est qu'un des nombreux services municipaux. Tout en n'hésitant pas, par ailleurs, à affecter à la BM des agents qui n'ont pas été formés à cet effet sous prétexte qu'ils « aiment lire les maires sont obscurément convaincus que les acquisitions, la gestion de la bibliothèque en général, relèvent d'un savoirfaire particulier, d'une technique (plutôt ennuyeuse, comme toutes les techniques aux yeux d'un généraliste) qu'ils ne possèdent pas.

    Il en est au fond des bibliothèques comme de tous les services municipaux : sauf exception, ils ne retiennent véritablement l'attention des maires que si cette attention est attirée négativement, soit que des usagers se plaignent du service en question, soit que les maires aient le sentiment, à tort ou à raison, qu'ils abritent un foyer de résistance, voire d'opposition, à leur politique. De ce point de vue, ce qui attirera le plus leur attention, c'est ce qui se voit le plus : la presse en libre accès et les documents exposés sur la table des nouveautés, mais aussi les animations.

    ABF: La plupart des bibliothécaires peuvent donc grosso modo, fût-ce pour de mauvaises raisons, travailler en paix ?

    J.-L. G.-G. : Ce tableau est-il trop optimiste ? Peut-être. Il ne se fonde que sur l'expérience de l'IGB. Or, je n'ignore pas que les cas d'immixtion de municipalités dans le choix des acquisitions sont plus nombreux que ceux dont les inspecteurs sont saisis (pourquoi ne le sont-ils pas, voilà qui mériterait réflexion). Les interventions d'une municipalité peuvent obéir à des mobiles politiques. Elles peuvent procéder aussi, par exemple, d'une certaine conception de la morale ; je pense aux interventions qui concernent les publications proposées aux enfants. Malgré tout, je ne crois pas que ce type de comportement soit majoritaire.

    Je postule donc que les maires se soucient généralement peu de ce que la bibliothèque acquiert, parce qu'ils ne se préoccupent pas du détail de ce qu'il s'y passe. C'est tant mieux, entend-on parfois de la part de certains bibliothécaires ; « ils » nous fichent la paix Cette façon de voir me paraît dangereuse. Il n'est pas bon qu'un maire ait l'impression que la bibliothèque est un monde à part, aux pratiques obscures. Sur un tel terrain de méconnaissance, la première accusation de déloyauté portée contre le bibliothécaire fleurira. En outre, pourquoi augmenter les effectifs et les crédits de ce service dont on ne sait au juste l'usage qu'il en fait ?

    Les maires doivent laisser les bibliothécaires exercer leur métier en paix non parce qu'ils ne comprennent rien à ce qu'ils font, mais parce qu'un contrat implicite et explicite aura été passé entre eux. Un contrat implicite (implicite parce qu'il va, parce qu'il devrait aller de soi) : la conception selon laquelle la bibliothèque est un service public dans la démocratie, tenu comme tel à l'universalité, à la neutralité, etc. Un contrat explicite : des objectifs pour la bibliothèque, des objectifs qui impliquent, notamment, certaines acquisitions (et en excluent d'autres).

    On m'a récemment rapporté le cas d'un maire qui s'est vertement étonné auprès de « son bibliothécaire que les collections de la bibliothèque comprennent je ne sais quel document audiovisuel consacré à un music-hall parisien dont les spectacles présentent quelques nudités. Je me trouve ne pas partager la conception de la morale qui semble avoir inspiré cette remontrance. Mais se demander si un tel document a sa place dans une BM est une question qui n'est ni médiocre ni illégitime, et qui mérite débat.

    ABF: Et dans les universités, qu'en est-il?

    J.-L. G.-G. : Dans les villes et les départements, le dialogue entre les exécutifs et les bibliothèques ne fait pas l'objet d'une organisation spécifique et explicite : il est tout entier laissé à la bonne volonté des protagonistes. En théorie, il n'en est pas de même dans les universités, où un dispositif cohérent a été conçu et codifié pour que les BU puissent conduire une politique, singulièrement une politique d'acquisition, aussi proche que possible des voeux de ces collectivités.

    Ce dispositif est le suivant. La politique de l'université en matière de documentation est arrêtée par le conseil d'administration. Celui-ci tient compte des propositions, d'une part, du conseil scientifique, d'autre part, du conseil de la documentation. Voici pour les grandes orientations. En ce qui concerne les objectifs en matière d'acquisitions, le conseil de la documentation "se prononce sur la constitution de commissions scientifiques consultatives de la documentation » qui "préparent les politiques d'acquisition par disciplines ou sous-disciplines, dans le cadre de la politique documentaire définie par l'université, et participent à l'évaluation de la mise en oeuvre de ces politiques d'acquisition ". En outre, quand des représentants de la BU y sont conviés, les conseils d'UFR peuvent être des lieux où les acquisitions, leur répartition entre l'UFR et la BU, font partie des sujets traités.

    Hélas, l'observation révèle que ce schéma est souvent largement incantatoire. La documentation est rarement l'objet des débats des conseils d'administration ; il est symptomatique que l'obligation réglementaire faite aux directeurs de BU de leur présenter chaque année un rapport annuel sur la politique de l'université en matière de documentation reste souvent lettre morte.

    Dans la meilleure des hypothèses, des échanges sur la politique en matière de documentation, et notamment les acquisitions, sont suscités au sein des universités par la négociation des contrats quadriennaux que celles-ci passent avec l'État, et dont une partie porte presque toujours sur des acquisitions. Mais en fait, là aussi, le débat est souvent escamoté ou à tout le moins expédié. Quant aux commissions scientifiques consultatives, et quoi qu'on dise aux inspecteurs pour ne pas leur faire de peine, elles sont loin d'exister partout, ou pour toutes les disciplines, ou de se réunir suffisamment. Et, là où il en existe, le résultat de leurs travaux, pour autant qu'on puisse en juger d'après les documents produits, n'est pas toujours probant.

    ABF: Comment expliquez-vous ce déficit de concertation effective ?

    J.-L. G.-G.: Il peut avoir plusieurs causes. Parfois pour des raisons louables, sinon légitimes (le désir de protéger la bibliothèque des amputations de toute sorte : locaux, budget, etc.), toutes les BU ne se sont pas encore faites à l'idée qu'elles sont des services universitaires comme les autres, je veux dire des services intégrés. Elles ne sont pas prêtes à s'ouvrir totalement à une collaboration dont elles craignent, non sans raisons quelquefois, d'être les dupes. Ajoutons-y cette position ambiguë, déjà évoquée, à l'égard de la compétence disciplinaire ; une position plutôt génératrice, par rapport aux enseignants-chercheurs, de repli que de dialogue sur un pied d'égalité.

    Mais la situation ne saurait être imputée aux seuls bibliothécaires. L'attente des universités à l'égard de « la BU » est souvent équivoque, voire contradictoire. Les mêmes universités qui somment le directeur de la bibliothèque d'être plus attentif aux besoins de la recherche (c'est-à-dire d'ajouter la satisfaction de ces besoins à celle des besoins des premiers cycles) prélèvent sur son budget, au détriment des acquisitions, de fortes contributions aux charges d'infrastructure. Et se gardent de s'ingérer dans les affaires des UFR et des laboratoires, où se dépensent parfois autant et plus de crédits d'acquisition que n'en possède la BU. Les mêmes enseignants-chercheurs qui se plaignent de ne pas trouver au catalogue de la BU les documents qui leur sont nécessaires ne répondent pas aux demandes de conseils qu'elle leur adresse, etc.

    Quoi qu'il en soit, ce déficit de concertation ne peut que générer, à terme, des malentendus voire des différends. Il me semble que les conflits entre présidents d'université et directeurs de BU sont plus fréquents qu'auparavant. Ou plutôt que les présidents d'université se font moins qu'auparavant au fait que le directeur de la BU ne soit pas conforme, le cas échéant, à l'idée qu'ils s'en font à tort ou à raison, et qu'ils n'hésitent donc plus à le faire savoir. C'est peut-être le signe que l'intégration des BU dans les universités se poursuit, pour le meilleur ou pour le pire, autrement dit que les activités des BU cessent de plus en plus d'apparaître aux universités comme un phénomène extérieur, sur lequel elles n'ont pas de prise, pour y prendre toute leur place. En somme, et paradoxalement, certains directeurs paieraient le rôle croissant de leur service, le fait que la documentation revête plus d'importance qu'autrefois aux yeux des présidents.

    Parmi les cas de conflits récemment portés à la connaissance de l'IGB, trois avaient trait notamment à la politique d'acquisition : il était reproché au directeur de ne pas répondre d'assez près aux besoins. Simple effet d'optique (les conflits dans lesquels les acquisitions jouent un rôle paraissent plus nombreux parce qu'on s'intéresse davantage à cette question), coïncidence ou phénomène véritablement nouveau à ce degré ?

    Quoi qu'il en soit, dans au moins un des cas, la documentation électronique semble avoir joué un rôle dans le déclenchement du conflit. Il s'agissait plus précisément de la souscription par la BU d'abonnements à des revues en ligne accessibles de toute l'université. La BU était accusée de ne pas presser suffisamment le pas dans cette direction. Je ne serais pas étonné que le développement de la documentation électronique suscite d'autres frictions du même type. Plus encore que la documentation sur papier, pour diverses raisons que ce n'est pas le lieu de développer, la documentation électronique en ligne appelle des questions dérangeantes.

    Quelle attention les bibliothécaires sont-ils disposés à porter aux demandes des chercheurs ? Quelles mesures les instances dirigeantes sont-elles décidées à prendre, quels efforts les composantes sont-elles disposées à accomplir pour que la documentation dans l'université soit conçue comme un tout cohérent, profitable à tous au moindre coût, et non comme une mosaïque de structures isolées, utiles seulement à quelques-uns et parfois redondantes ?

    ABF: Les politiques documentaires font-elles partie des éléments que les inspecteurs généraux des bibliothèques évaluent lorsqu'ils effectuent une inspection Et si oui, comment procèdent-ils ?

    J.-L. G.-G. : S'il faut entendre par politiques documentaires non seulement les quantités de documents acquis et leur répartition par grands types de publics mais l'adéquation qualitative maximale des collections aux besoins, les politiques documentaires ne font pas actuellement partie des éléments que le ministère de la Culture et le ministère de l'Éducation nationale nous demandent d'évaluer prioritairement quand nous effectuons des inspections. Cela ne signifie bien entendu pas qu'ils sont indifférents à cette question et qu'il nous est interdit de nous y intéresser. Le degré d'attention que les inspecteurs portent à ce sujet dépend des situations, et des inspecteurs.

    Les cas dans lesquels nous sommes explicitement requis de nous préoccuper de la politique documentaire sont ceux où des acquisitions atypiques ont appelé l'attention. Depuis que je suis membre de l'Inspection, il s'est agi de BM. Je fais notamment allusion aux interventions des municipalités Front national dans les acquisitions. Mais, s'agissant de l'instrumentation des bibliothèques à des fins de propagande, l'expérience acquise par l'IGB dans l'observation de ce phénomène s'est récemment enrichie : elle a été appelée à effectuer un contrôle dans une bibliothèque dont la directrice procédait, sans s'en entretenir avec quiconque, à des acquisitions qui semblaient bien s'inscrire dans une logique sectaire.

    Dans ces cas-là, comment pro-cédons-nous ? Un peu comme des juges d'instruction ou des policiers (une fois n'est pas coutume) qui, pour trouver la vérité (c'est-à-dire pour, le cas échéant, « blanchir les présumés coupables »), rassemblent le plus d'éléments possible susceptibles de concourir à sa manifestation : examen des inventaires et des catalogues, des rayons dans les magasins et dans les espaces publics, dépouillement des bons de commande, des correspondances, interrogation (je ne dis pas interrogatoire !) des acteurs et des témoins. Mais c'est ensuite que vient le plus délicat : établir, le cas échéant, pourquoi les acquisitions en question ne sont effectivement pas opportunes, autrement dit concilier le fait que des documents n'aient pas à être acquis avec le respect de la liberté pour tous de s'exprimer et de s'informer.

    Il est tout à fait possible de soutenir que la politique documentaire fait partie des éléments que l'IGB devrait examiner systématiquement lorsqu'elle effectue une inspection. Mais il s'agit d'un travail considérable et, pour que l'IGB soit effectivement en mesure de l'effectuer, il faudrait qu'au moins deux conditions soient réunies. La première, qu'elle effectue des inspections moins nombreuses (ou que le nombre des inspecteurs soit augmenté). La seconde, qu'elle dispose de matériaux de base.

    De ce point de vue, une charte documentaire et un plan de développement des collections peuvent constituer des éléments précieux. Mais, à supposer qu'ils existent, il restera à vérifier comment ils sont appliqués. Or, dans le cas des bibliothèques territoriales, peu sont en mesure de fournir, par exemple, la répartition des documents par classes ; nous en rencontrons même encore qui ne peuvent préciser la répartition des collections et des acquisitions entre adultes et enfants. Dans le cas des BU, une partie des dotations ministérielles qu'elles reçoivent pour acquérir des documents leur est attribuée dans le cadre des contrats quadriennaux passés entre l'État et les universités. Or, rares sont les demandes circonstanciées ; je veux dire les demandes qui s'appuient sur un véritable plan de développement des collections, lui-même fondé sur une analyse des fonds et une identification des besoins. De même, les bilans que les BU fournissent lors de l'expiration des contrats (c'est à ce moment-là que nous sommes appelés à les inspecter) laissent généralement, du point de vue des acquisitions, les lecteurs sur leur faim. Mais, au fond, il n'y a rien là de très particulier aux acquisitions ; c'est, d'une manière générale, l'habitude de construire des projets et plus encore de rendre compte qui reste à développer, dans les bibliothèques comme ailleurs.

    Les données permettant de délimiter la proportion des domaines dans les collections et dans les acquisitions ayant été fournies, le cas échéant, aux inspecteurs, il leur resterait encore à vérifier la qualité des documents. Par exemple, tel ouvrage d'histoire estil, sur telle question et compte tenu du public visé, le meilleur que l'on puisse se procurer ? Il faut y insister : évaluer sans risque de se tromper une politique documentaire représente un travail considérable. Faute d'être en mesure de l'effectuer, nous faisons de notre mieux, comme on dit. Nous examinons à titre d'échantillon un secteur précis, nous laissons notre oeil parcourir les rayons. S'il n'est pas toujours possible de s'assurer en détail de l'équilibre et de la qualité des collections, en revanche il ne faut pas longtemps, avec un peu d'expérience, pour se rendre compte qu'une bibliothèque ne renouvelle pas suffisamment ses fonds.

    ABF: Quelles remarques d'ordre général les collections et les acquisitions des bibliothèques appellent-elles, le cas échéant, de votre part ?

    J.-L. G.-G. : Une me vient à l'esprit, relative aux BM. Mais j'hésite à la formuler, tant elle n'est que le fragment d'une réflexion globale qu'il resterait à développer et à structurer. Il s'agit à nouveau de l'encyclopédisme.

    Il est assez généralement reconnu aux BM, à côté de leur « vocation culturelle ", une « vocation sociale . Mais celles-ci sont souvent vécues sinon comme étant en opposition, du moins comme tirant dans des directions différentes. Jusqu'à quel point la vocation sociale peut-elle être prise en compte, ne sera-ce pas au détriment de la mission culturelle ? Dilemme classique. Or, dans le domaine des acquisitions, il me paraît que la vocation dite culturelle et la vocation dite sociale sont plus aisément réconciliables que dans le cas des services : elles le sont au sein d'un même encyclopédisme, pour peu qu'il soit véritable. L'est-il toujours ?

    Cet encyclopédisme revendiqué, les bibliothèques l'appliquent-elles toujours dans toute sa complétude, même celles que leur budget ne condamne pas ou condamne moins à effectuer des choix drastiques ? Pour ne prendre que cet exemple, les sciences (vocation culturelle) sont-elles suffisamment représentées dans les collections ? Et y trouve-t-on toujours, et dans des éditions à jour ainsi qu'il est indispensable pour qu'ils puissent remplir leur objet, ces ouvrages « pratiques » (vocation sociale) - je pense notamment aux ouvrages de droit - qui permettent de s'orienter dans le maquis de la vie sociale ?

    ABF: Il est beaucoup question de désherbage. Vous semble-t-il que cette pratique s'est non pas répandue, car on a toujours éliminé, mais rationalisée, qu'elle est devenue régulière et obéit à des critères réfléchis ?

    J.-L. G.-G. : Seule une enquête approfondie permettrait de répondre à votre question. Sur ce point encore, je puis seulement vous proposer quelques observations dont il resterait à vérifier la représentativité ; elles ne concernent que les bibliothèques territoriales.

    En premier lieu, il n'est pas rare de trouver, dans les meilleures bibliothèques, des ouvrages franchement obsolètes. Récemment encore, devant me rendre à Moscou, j'ai tiré des rayons d'une bibliothèque que je me trouvais visiter un guide de cette ville : il datait du temps de l'URSS (dont il émanait d'ailleurs et du régime de laquelle il faisait une apologie touchante). Or, d'une part, il y a un nombre respectable d'années que la Russie n'est plus soviétique ; d'autre part, s'il est un type de document qui demande à être à jour, c'est bien un guide de voyage. J'ignore si le fait que ce livre ait été oublié sur les rayons (je n'ose pas penser qu'on l'y a maintenu !) est révélateur d'une pratique encore insuffisante du désherbage ; mais il est sûrement caractéristique de cette attitude ambiguë, déjà évoquée, des bibliothèques à l'égard des ouvrages pratiques. Si elles ne proposent pas les éditions les plus récentes, c'est, disent-elles, faute de crédits suffisants. Mais à quoi peut bien servir un ouvrage pratique si les informations qu'on y trouve sont périmées ?

    En second lieu, comme je l'ai déjà dit, quand il y a désherbage, c'est souvent une démarche disjointe, au moins dans un premier temps, des acquisitions ; elle ne s'inscrit pas dans l'application d'une politique documentaire. Pourtant, décider de conserver ou non un document, le faire passer d'une phase de consommation immédiate à celle d'une conservation à durée déterminée ou indéterminée, s'inscrit bien dans une telle politique, dans le cadre de l'offre qu'une bibliothèque donnée se propose d'assurer à long terme.

    En troisième lieu, quand elles définissent des orientations en matière de désherbage, les bibliothèques tiennent-elles assez compte des ressources externes? J'entends par là les autres bibliothèques, ce qui nous renvoie à la question toujours urgente, souvent décevante, de la coopération et de l'organisation d'une conservation partagée. Je pense aussi à la documentation en ligne ; si les BU ont commencé à tirer les conséquences de son existence, il n'en est pas encore de même des bibliothèques territoriales.

    Si nous en avions eu le temps, votre question sur le désherbage aurait pu donner lieu à un essai d'exploration des rapports des bibliothèques contemporaines au vieux et au neuf. D'un côté, comme nous l'avons vu, il reste beaucoup à faire pour que l'aggiornamento des collections devienne une pratique permanente (et raisonnée). D'un autre côté, il est des bibliothèques où l'on s'étonne de ne pas remarquer une plus forte proportion d'ouvrages plus ou moins anciens. Les acquéreurs n'ont-ils pas tendance à vivre seulement au rythme des parutions récentes ? Or, tous les ouvrages qui méritent de figurer dans les collections, de constituer un fonds, ontils été publiés récemment ?

    Il ne s'agit pas seulement de faire preuve de prudence dans les éliminations. Sur le bureau des acquéreurs, ne devrait-on pas voir figurer plus souvent, à côté des listes de nouveautés, des catalogues d'ouvrages disponibles plus anciens ou même de livres épuisés ? De ce point de vue, certaines "librairies électroniques qui s'offrent à fournir des livres épuisés, la faculté de demander des rééditions à l'unité, procurent de riches possibilités.

    ABF : Avez-vous quelque chose à ajouter?

    J.-L. G.-G. : Dans quelques années, il faudra probablement mettre en garde contre les effets pervers que n'aura pas manqué d'entraîner ici ou là, ni plus ni moins que toute entreprise dans l'effervescence des débuts, la formalisation des politiques documentaires : excès de normativité, tendance à privilégier, pour assurer la représentation prédéfinie des domaines, une logique de « quotas au détriment de la qualité des titres, etc. Après avoir incité les bibliothécaires à se saisir de leur plume (pour ainsi dire), il faudra sans doute les inviter à lever le nez de leurs feuillets. Après leur avoir demandé de mettre de la rigueur dans leurs choix, il sera sans doute nécessaire de leur conseiller de redonner sa part (pas plus que sa part) au critère aujourd'hui infamant de la subjectivité.

    Mais n'allons pas trop vite. Il pourrait bien être contre-productif d'adopter sans délai cette posture critique. Des bibliothécaires, on le sait, résistent encore à la formalisation des politiques documentaires au nom de la supériorité des poètes sur les géomètres. Vous voulez, disent-ils aux formalisa-teurs », mettre le « jugement le « goût en équation - tâche impossible, inopportune. Il y a du profit à retirer de leurs avertissements ; une politique documentaire ayant été déterminée, il reste à l'exécuter pertinemment, notion pour l'application de laquelle ni le jugement ni le goût » ne sont de trop.

    Mais, par ailleurs, la mise en avant exclusive de ces vertus comme critères d'acquisition est courte : la somme de choix subjectifs n'est pas nécessairement une politique cohérente. Elle est également trop propice à la conservation d'un vieux privilège (mon pouvoir, tel qu'il s'exerce à travers les acquisitions, s'impose d'autant plus sûrement qu'il est mystérieux) pour ne pas éveiller la méfiance. Exposons publiquement nos politiques documentaires, justifions-les et, pour ce faire, soumettons-les à l'aune d'un minimum de rationalité. Aux géomètres forcenés qui en rajouteront dans la planification, il sera temps, ensuite, d'opposer les droits de la poésie ».

    1. Dans le cas d'une BM possédant des annexes, la politique documentaire de la centrale tiendra compte d'elles et réciproquement. Mais elles forment une même entité administrative, ce qui n'est pas le cas pour les partenaires des BDP et des BU dont il va être question. retour au texte

    2. Je réserve le cas particulier des sites extrémistes et pornographiques. On pourrait y ajouter les sites commerciaux. retour au texte