Ces trois citations montrent la contradiction dans laquelle les bibliothécaires se trouvent dès lors qu'ils essaient de définir leur instrument de présentation face au public, leur catalogue. Le bibliothécaire conçoit le catalogue comme la liste détaillée des pièces composant une collection établie suivant un ordre déterminé pour en faciliter la recherchez (2) ». L'utilisateur au contraire, renforcé par l'autorité de tutelle, le conçoit comme le point d'accès vers la réponse à sa demande... de renseignement, le bibliothécaire ayant d'évidence, vu la place qu'il occupe, lu tous les livres et sachant quel livre doit contenir les réponses, ceci étant certifié par l'indexation qu'il a placée sur chaque ouvrage.
Nous aurons beau expliquer que le catalogue est un outil spécifique, distinct des banques de données bibliographiques (qui indiquent les documents répondant à des questions précises) ou des annuaires et répertoires (qui donnent directement l'information) ou encore des systèmes d'information en texte intégral (qui proposent directement le document à la lecture)... le public n'aura de cesse de vouloir y trouver la réponse directe à sa demande d'information (3)
Face à ce tropisme du public, le bibliothécaire peut adopter diverses attitudes :
Ces attitudes sont d'évidence des caricatures, qui ne servent qu'à la démonstration, la réalité étant toujours plus souple. Car le problème est d'ampleur, et loin de se simplifier avec l'irruption de nouveaux instruments techniques, il se complexifie.
Le premier coin dans l'ordre traditionnel qui définissait la place et la fonction du catalogue date de 1973. Cette année là, le congrès de l'IFLA-FIAB avait pour thème « L'accès universel aux publications (4) Le catalogue ne pouvait plus être simplement la synthèse des ouvrages disponibles dans la collection locale, mais devait s'ouvrir au monde pour permettre aux bibliothécaires des autres lieux de repérer la localisation d'un quelconque ouvrage recherché, afin de remplir les exigences de l'AUP. Un aspect que l'on retrouve avec ferveur dès que l'Internet a permis de connecter les bibliothèques du monde : chacune se chargeait de proposer son catalogue pour que les autres puissent connaître la richesse de son fonds... mais aussi en profiter au travers du prêt interbiblio-thèques. Le meilleur moyen de résoudre les exigences de l'AUP fut de construire des catalogues collectifs à l'instar de celui de l'OCLC. Travail immense, et surtout onéreux, et peu souple. On en est venu à l'idée d'interconnecter les catalogues locaux. C'est le projet de base du Catalogue collectif de France, mais aussi des systèmes de connexion locaux, à base d'antéserveurs, ou proposant les divers catalogues d'une même ville en tous les points des bibliothèques du réseau. Cela fait resurgir la question primaire : si l'utilisateur ne trouve pas dans le catalogue de sa bibliothèque, ira-t-il consulter le catalogue de la voisine ?
Dans la logique de l'AUP, l'idée qu'un utilisateur distant puisse consulter le catalogue d'une bibliothèque dans laquelle il ne mettra pas les pieds est tout à fait cohérente. C'est ce qui a poussé très tôt les décideurs à demander l'ouverture des catalogues sur le réseau mondial de la recherche.
Parallèlement, la décennie 70, et plus encore les années 80, ont vu le développement des banques de données bibliographiques et en texte intégral. Avec ces accès électroniques, la question de la recherche par sujet a été posée : comment décrire un document pour permettre de le retrouver, de retrouver tous les documents intéressant une recherche et seulement ceux-ci, évitant le bruit documentaire autant que le silence ? Les recherches sont toujours sur le chantier, car le langage, ce coquin, s'est ingénié à jouer des tours à ceux qui croient que les concepts peuvent aisément s'exprimer, et pourquoi pas dans une langue universelle, que l'on nommerait naturallanguage", histoire d'en indiquer l'origine (5) .., Un des acquis de cette période, c'est qu'au sein des approximations qui sont nécessaires pour faire fonctionner les systèmes d'accès à l'information, la capacité à définir un point d'accès pour chacun des termes d'un document électronique est certainement la méthode la plus souple, même si dans certaines circonstances (trop de documents, ou des recherches précises) elle peut s'avérer aléatoire (6) .
Face à l'accroissement des documents numériques (d'abord les banques de données en texte intégral, les agences de presse, maintenant les documents du Ouebbe), il a fallu peaufiner ce modèle : pondération statistique (WAIS), pondération associée à la place du mot dans le document (SWISH pour les documents HTMI (7) ), lemmatisation des termes, ou au contraire extraction de syntagmes nominaux (apports de la linguistique informatique), pour finalement valoriser deux approches.
Ces deux modèles sont rendus possibles par le développement du concept de l'hypertexte (9) : la recherche documentaire mécanisée se rapproche de la recherche générale et de ses méthodes cognitives de va et vient, d'approximations successives, de hiérarchisation. Le même outil de lecture et de navigation permet de combiner les diverses approches. Le travail de sélection est rendu entre les mains de l'utilisateur qui peut constituer son « panier de la ménagère en piquant dans les rayons électroniques les documents qui le concernent suivant un mode qui associe la découverte par hasard et la recherche précise. Le catalogue joue alors le même rôle que la bibliothèque elle-même. D'outil d'accès, il est devenu métaphore... et l'on retrouve le mythe de l'accès au catalogue remplaçant l'accès à la bibliothèque physique.
Ce concept d'hypercatalogue (10) peut se décliner suivant diverses voies :
Pour permettre à ces hypercatalogues de se développer, il convient d'améliorer notablement la description catalographique, et aussi d'ajouter des outils de linguistique informatique (13) dans le processus (dictionnaires, thésaurus, multilinguisme...). On peut ainsi travailler sur plusieurs éléments (14) :
Pour être menées à bien, ces améliorations sont très gourmandes en temps et demandent donc des emplois nouveaux. Mais elles jouent pleinement dans le travail de métaphore souligné ci-dessus. Le catalogue est souvent l'instrument central qui permet de sélectionner un livre parmi la masse des ouvrages proposés à chaque lecteur. Il faut lui donner des outils de recherche documentaire, mais aussi de présélection et de choix, que le simple titre ou la notoriété de l'auteur n'apportent pas toujours.
L'évolution des catalogues part de l'évolution du contenu des notices. On ne peut faire fonctionner des systèmes d'aide « intelligents qu'en leur fournissant de l'information à traiter. Mais l'évolution doit aussi se faire dans le domaine des interfaces d'interrogation. Le modèle cliquez partout pour faire surgir plein de fenêtres » n'est pas toujours très adéquat pour une opération qui demande de la concentration et du raisonnement (15) Il convient au contraire de travailler à une approche plus cognitive, qui permette de guider réellement l'utilisateur dans sa recherche d'information, sans accentuer le travail de repérage et de lecture à l'écran, qui est en lui-même très prenant. Les interfaces par formulaire du service W3 sont un bon exemple dans ce sens. même si dès qu'elles s'appliquent aux catalogues de bibliothèque, on se retrouve comme « paralysé par le modèle traditionnel.
On doit aussi se pencher sur une rhétorique propre des hypertextes quand ils sont utilisés dans les catalogues de bibliothèque ou dans les banques de données. Ainsi, quand on visualise une notice à l'écran, comment mettre en valeur les « ancres » vers d'autres informations complémentaires ? Si l'accès à un extrait sonore est confondu avec la possibilité de voir la pochette d'un disque, si l'accès à la biographie d'un auteur prend la même forme qu'un accès aux autres ouvrages du même auteur contenus dans le catalogue, on ne saura pas utiliser les nouvelles fonctions qui sont offertes à notre imagination pour mieux répondre aux attentes du public. Même si ce problème dépasse les catalogues, pour s'imposer dans tous les débats sur l'hypertexte (16) , nous devons apporter des réponses singulières... et éviter aujourd'hui de confondre les notices avec des simples systèmes de renvoi (chaque mot est « cliquable et relance une question, sans maîtrise par l'utilisateur).
Enfin, nous devons raisonner sur l'intégration des catalogues de bibliothèques dans le service W3 (le Ouebbe). Alors que les versions actuelles des catalogues sont construites sur des applications de type terminal connecté (soit physiquement, soit au travers d'une application Telnet), on ira de plus en plus vers des systèmes clients-serveurs. Deux hypothèses sont en place : une norme spécifique pour les systèmes bibliographiques (Z39.50) ou bien une utilisation du protocole http (comme à la bibliothèque universitaire de Lyon 2 (17) ). Ce protocole est en mode non connecté, si bien qu'à chaque requête, le poste du lecteur envoie une demande au serveur, qui répond puis se déconnecte. Cela possède un inconvénient : il n'y a pas de notion de « session », le serveur doit gérer l'historique des questions, ce qui est difficile avec des postes « publics ». Mais qui est aussi un avantage : si l'utilisateur est distant (18) , il peut ouvrir une fenêtre de son visua-liseur HTML qui resterait en permanence branchée sur le service de la bibliothèque, sans pour cela utiliser de ressources, ni sur son serveur, ni même sur son poste de travail. Le va-et-vient entre la production documentaire et la recherche documentaire en serait grandement facilité. Nous raisonnons trop sur le modèle d'un utilisateur debout devant un terminal dans le hall d'entrée de la bibliothèque. D'évidence, cet utilisateur-là ne sera pas enthousiaste envers les services connexes qui peuvent se développer autour du nouveau catalogue. Il lui faudra mettre un casque pour écouter les extraits sonores, se faire presser par les autres s'il veut voir un extrait vidéo, et n'aura pas de moyen d'enregistrer, de recopier (à titre privé, et pour des motifs de recherche) les informations qu'il va lire à partir du catalogue...
Peut-être est-il temps de penser à d'autres modes d'utilisation du catalogue si l'on veut que le catalogue reste bien le point central d'accès à l'information offert par une bibliothèque. Par exemple, il faudra songer à installer des postes de lecture, en situation assise, avec possibilité d'insérer des disquettes... sur les tables de travail (certaines évidemment) ou dans des carrels pour les plus riches. Et il faudra considérer qu'un utilisateur qui fait pleinement confiance à sa bibliothèque au point de se connecter depuis son bureau au catalogue est aussi quelqu'un qui fréquente la bibliothèque, différemment, mais il reste un usager qui aura des désirs à satisfaire, mais aussi des satisfactions qui rejailliront sur la bibliothèque, sa place et son aura seront auprès des décideurs qui, rappelons-le, veulent que les bibliothèques puissent communiquer ce savoir à l'ensemble de ceux qui cherchent.
L'utilisateur souhaite aussi être averti en flux des documents nouveaux que sa bibliothèque peut lui proposer. Le système des profils, exploité depuis longtemps par les centres de documentation (profils informatiques comme revues de presse) s'étend à toutes les informations documentaires. Un enseignant souhaite être averti des nouveaux livres de sa spécialité, un étudiant des thèses reçues, un amateur des achats de livres rares et précieux (19) , un journaliste des articles spécifiques, etc. Plus encore, alors que les documents numériques se développent, s'installent sur le réseau, le lecteur souhaite être averti directement, et si possible personnellement, en fonction de ses centres d'intérêt, des parutions, des découvertes... Cela se retrouve autant pour les documents scientifiques (de nombreux éditeurs proposent ainsi l'envoi sur la messagerie du lecteur des tables des matières des revues, en attendant les pages de sommaire personnalisées) que pour les documents d'actualité (sous l'intitulé trompeur de journal personnalisé). Les bibliothèques doivent s'inscrire dans ce phénomène, à la fois pour que le livre et l'écrit imprimé en général gardent toute leur place dans la culture contemporaine (20) , mais aussi pour garder une place aux services collectifs de collecte et d'accès à l'information documentaire, évitant l'emprise du commerce sur la connaissance en assurant le défi démocratique de l'accès à l'information pour tous.
Les documents électroniques, comme la multiplication des documents (imprimés, sonores, vidéo, etc.) imposent un vaste travail de sélection, de hiérarchisation, d'organisation. Ce travail repose sur le lecteur (on ne peut pas tout lire, quelle que soit notre envie). Quand il constitue son catalogue, surtout quand son catalogue devient une véritable métaphore de sa bibliothèque, encore plus quand la mise en réseau renforce la notion d'un continuum de l'information et d'une collectivité de la pensée, le bibliothécaire remplit un rôle précieux pour faciliter la lecture. La fonction de balayage de l'information que permet le catalogue, la fonction d'aperçu des informations que propose la diffusion sélective de l'information sont deux instants de la pratique de lecture. Ces fonctions sont même appelées à prendre une part de plus en plus importante. Sans faire peser sur le bibliothécaire le poids de la validation du contenu (c'est le rôle de l'éditeur, et cela le restera en grande partie dans l'univers électronique), la conception du catalogue, notamment du catalogue élargi tel qu'il a été présenté dans cette courte intervention, place inévitablement le bibliothécaire dans une position centrale dans le réaménagement de l'organisation sociale de la connaissance qui se déroule sous nos yeux.
Car ne nous leurrons pas : quand la connaissance recule au nom des intérêts mercantiles, quand la collectivité des lecteurs s'efface devant la haine, quand on ne juge plus l'autre que sur son faciès, sa religion, la musique qu'il écoute, quand tout simplement on jette l'opprobre sur la connaissance partagée et les services qui la mettent en oeuvre... alors la guerre arrive, la partition ethnique, le nouveau partage entre les info-riches et les info-pauvres, la domination de la pensée unique de l'image facile, la pornographie collective du journal télévisé et son cortège d'horreurs, de sang étalé à la une.
Quand nous essayons de penser notre catalogue, songeons à deux éléments :
La production des artefacts culturels (livres, disques, vidéo, cinéma...) a engendré une forme d'organisation économique, avec des services surpayés (le show business) et d'autres marginalisés (les bibliothèques). L'irruption du réseau mondial et la numérisation de toutes les formes d'information posent de nouveaux problèmes de répartition sociale de la connaissance, et de définition de l'économie de la connaissance qui va naître. Si l'on prend au pied de la lettre (et de l'image) la notion d'une société de l'information, il nous faut être attentifs aux réorganisations économiques qui s'y déroulent, et à leurs conséquences culturelles. Nous pouvons et nous devons obtenir les crédits, mais surtout les emplois qui nous permettent d'être présents dans cette réorganisation, pour y défendre ce bien public de la connaissance, aussi indispensable à la liberté que l'eau et l'air le sont à la vie matérielle.