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    Les catalogues et le mythe de la bibliothèque universelle

    Du Moyen-Age à nos jours

    Par François Dupuigrenet-Desroussilles, Directeur ENSSIB

    Les problèmes rencontrés par les catalogues modernes se sont-ils déjà posés pour les catalogues anciens ? Vous m'avez demandé de répondre à cette question, de façon à dresser une toile de fond historique sur laquelle se déploieront les différentes interventions de cette journée consacrée aux catalogues du futur.

    Je voudrais présenter deux périodes : tout d'abord, la période médiévale, celle des catalogues monastiques, afin de montrer que les problèmes du catalogage ne tiennent pas au fait que les livres sont imprimés ou manuscrits ; ensuite, un mouvement plus récent qui débute au XIXesiècle aux États-Unis et aboutit à l'adoption du Contrôle bibliographique universel et à l'échange bibliographique général.

    Aux origines du catalogage

    Le catalogage est aussi ancien que le livre - ou le document. Les tablettes d'argile de la bibliothèque d'Assurbanipal à Babylone étaient recensées dans une liste gravée sur un mur proche de la porte du palais. De même, une collection de tablettes astronomiques, conservée à Gênes, était décrite dans un catalogue sur tablettes. Le lecteur pouvait les commander au bibliothécaire simplement par leur numéro.

    On attribue au poète Callimaque de Cyrène les fragments d'un ouvrage quelque peu mystérieux intitulé Table des personnages remarquables de toutes les époques et de leurs écrits composé à la bibliothèque d'Alexandrie vers le milieu du IIIe siècle. Le poète rassemble en huit chapitres des informations sur les auteurs les plus importants, sur leur vie, leurs oeuvres et le nombre de lignes que comprenaient chacune d'elles. C'est en somme la première tentative de bibliographie à vocation universelle contenant des indications de type autorité. Ces deux catalogues, celui de Babylone et celui d'Alexandrie, correspondent aux deux principaux modèles des catalogues anciens : le simple inventaire d'une collection privée, comme au palais d'Assurbanipal, et la liste bibliographique des ouvrages nécessaires au savant, comme à Alexandrie, les tables de Callimaque.

    La conception médiévale et renaissante

    Pour la période du Moyen Âge occidental, nous ne possédons pas de règles de catalogage conservées par écrit. La pratique de rédaction du catalogue nous est connue par les catalogues ou inventaires eux-mêmes, ces règles se transmettant sans doute oralement d'armarius à armarius - le « gardien de l'armoire c'est le nom que l'on donne alors au bibliothécaire. Le rôle assigné à ces inventaires est essentiellement d'assurer la pérennité de la collection en la protégeant contre les pertes et les vols. Si le but des catalogues médiévaux diffère de celui des catalogues modernes, les éléments d'identification des textes et des volumes sont souvent précis et nombreux.

    Lorsque l'oeuvre est anonyme, on donne les premiers mots du texte, l'incipit. Dès les xine-xivesiècles, on donne les premiers mots ou les mots commençant telle partie précise du texte dans le deuxième ou le troisième feuillet, sachant que les premiers feuillets étaient susceptibles de disparaître. Cette méthode semble avoir commencé en France à la bibliothèque de la Sorbonne. Rappelons également la pratique qui consistait, à cause du prix important des matériaux de l'écriture, à combiner dans un même manuscrit des textes d'auteurs et des sujets parfois tout à fait divers. Comment le copiste pouvait donner accès à chacun de ces textes et non au seul volume qui les contient? Il indiquait généralement la liste du contenu soit sur le premier feuillet, soit à l'intérieur, au verso du plat supérieur. Le premier texte est toujours identifié, mais parfois, comme dans les catalogues de Lorch, sont indiqués également l'ensemble des incipit des textes contenus dans le volume factice.

    Les catalogues médiévaux contiennent, outre les incipit, des notes abondantes concernant le texte, sa valeur, son intérêt, également des notes sur la condition du volume ou sur les prêts qui peuvent en avoir été faits. De façon exceptionnelle, on peut trouver des notes sur la décoration du volume ou sa reliure. Les notations concernant le format sont rares, sauf pour les ouvrages de très grands formats comme les fameuses bibles dites atlantiques copiées à l'université de Bologne.

    Si l'on se penche sur la façon dont ces inventaires sont organisés, on rencontre une très grande variété. L'organisation des inventaires peut simplement reproduire la façon dont les manuscrits sont disposés dans l'armoire. Fréquemment, le catalogueur médiéval a adopté une organisation de type systématique. Cet ordre place alors en premier la Bible, puis les fragments séparés de la Bible, les Pères de l'Église, les théologiens, les auteurs anciens et enfin les arts libéraux. C'est le type de classement que l'on trouve au XIIIe siècle à la bibliothèque de la Sorbonne. Ce classement systématique varie d'une bibliothèque à l'autre. Si l'on rencontre des traits communs à l'ensemble de l'Occident, il serait toutefois faux de parler d'un modèle systématique médiéval de représentation des connaissances en dépit du prestige d'une bibliothèque comme celle de la Sorbonne.

    En dehors de ces inventaires chargés d'identifier les ouvrages et les textes, apparaissent au Moyen Âge les catalogues collectifs. Les bibliothécaires et responsables de bibliothèques tentent de s'informer mutuellement du contenu de leur collection, en particulier à l'intérieur d'un même ordre. Ces informations leur permettaient de faire circuler les ouvrages, de les prêter, d'en faire des copies. Depuis l'époque carolingienne, les catalogues - ce que l'on appelait le brevis voluminum - étaient eux-mêmes très demandés et circulaient beaucoup. Loup de Ferrières (805-862) atteste déjà de l'importance du prêt et de la circulation des manuscrits.

    Au XIIIesiècle, toujours à la Sorbonne, était développé un catalogue collectif de l'ensemble des bibliothèques de collège de Paris. Pour donner un autre exemple, l'abbé Albert du monastère bénédictin de Saint-Emerham avait demandé que soit établi un catalogue collectif des bibliothèques de l'ordre dominicain, mais également franciscain et des augustins pour la ville de Regensburg.

    Au début du xvie, à Wittenberg, on peut citer un catalogue collectif de l'ensemble des monastères de cette ville et des monastères proches s'étendant jusqu'à Nuremberg. Dans ce cas, il s'agissait simplement d'une accumulation. Les catalogues n'étaient pas refondus entre eux. Mais il existe aussi des cas, au Moyen Âge, où nous avons affaire à un véritable catalogue collectif et non à un simple rassemblement de catalogues. Le premier connu a été établi en Angleterre, au milieu du XIVesiècle. Il s'agissait du Registrum librorum angliae qui rassemblait, dans une liste unique arrangée par ordre alphabétique d'auteurs, l'ensemble des ouvrages conservés dans les bibliothèques des franciscains anglais, mais également des ouvrages de 186 bibliothèques hors de l'ordre franciscain conservés en Angleterre. Ce catalogue, commencé au milieu du XIVesiècle a été poursuivi pendant tout le XVesiècle et au début du XVIesiècle ; nous en avons encore un exemplaire conservé à la bibliothèque de Trinity College à Oxford.

    Cet exemple, et il y en a d'autres, notamment aux Pays-Bas au début du xvie siècle, montre que l'idée d'un contrôle bibliographique n'est pas du tout liée à l'imprimé, et qu'elle est fort ancienne.

    Le dernier exemple de cette pratique, qui est aussi un mythe, de la bibliothèque universelle date du xvte siècle. À la bibliothèque idéale devrait correspondre un catalogue idéal de livres réels. C'est la Bibliotheca universalis de Conrad Gesner, parue en 1541. Le but de Gesner était essentiellement pratique. Il s'agissait d'éviter aux bibliothécaires de rédiger quelque sorte de catalogue que ce soit, puisqu'il suffisait de reprendre les notices fournies et d'y ajouter sa propre cote, l'ouvrage donnant par ailleurs des indications précises sur la manière de composer cette cote. Mais Gesner dont on fait souvent un précurseur m'apparaît plutôt comme l'héritier d'une tradition. Il ne fait, un peu moins d'un siècle après les débuts de l'imprimerie, que mettre en oeuvre et systématiser une pratique déjà fort ancienne.

    La réponse américaine

    Si l'on fait un bond de quelques siècles en avant pour considérer cette période de l'Ancien Régime en la regardant de haut, ce qui est frappant est que ce rêve de contrôle bibliographique universel, qui naît au Moyen Âge, a été impossible pendant les trois grands siècles de l'imprimerie ancienne, xvie, xviie, xwie siècles. Nous avons au contraire affaire alors à l'éclatement des catalogues. Chaque catalogue de bibliothèque se constitue en entité à vocation universelle, avec son classement systématique - la bibliothèque du Roi en est un très bon exemple -, et en renonçant de fait à la possibilité de faire correspondre à cette visée universaliste dans l'organisation un accès universel au contenu des autres bibliothèques d'Europe.

    En fait, le moment où l'on rejoint la conception médiévale et renaissante, celle de Conrad Gesner, arrive au milieu du XIXe siècle aux États-Unis, et ceci pour différentes raisons, notamment le fait que la mécanisation facilite la multiplication des notices bibliographiques. Il faut citer ici un nom, celui de Charles Coffin Julliet, bibliothécaire de la Smithsonian Institution à Washington dans les années 1850; il a conçu le projet de faire de cette bibliothèque, qui existe toujours, le centre de fourniture des données bibliographiques pour l'ensemble des États-Unis. Comme étape préliminaire, il a commencé à compiler un catalogue collectif de tous les livres contenus dans les bibliothèques publiques d'Amérique. Il espérait que la Smithsonian Institution entreprendrait l'impression d'un catalogue unique à partir des catalogues de ces bibliothèques elles-mêmes. Chaque bibliothèque devait déposer un exemplaire imprimé de son catalogue qui serait ensuite découpé et reproduit de façon à aboutir au catalogue unique.

    Julliet était un visionnaire. Il n'a pas pu réaliser son projet parce que la technique choisie de reproduction des stéréotypes s'est montrée défaillante, et aussi parce que les désordres de sa vie privée l'ont détourné de cette tâche. Néanmoins cette idée de centraliser un catalogue collectif autour d'une institution précise est demeurée. Autour de la Bibliothèque du Congrès commence, dès la fin du XIXesiècle, la réalisation à l'échelle d'un grand pays de l'utopie de la bibliothèque universelle.

    À partir de 1901, la Bibliothèque du Congrès commence donc à vendre à un prix assez bas des notices bibliographiques qui peuvent être réutilisées par toutes les bibliothèques qui le souhaitent. Cette initiative rencontre le succès. Dès 1902, 212 bibliothèques s'abonnent à ce service et, en 1967, vers la fin de cette période carton », il y avait 20 000 souscripteurs et les ventes de notices bibliographiques atteignaient 75 millions d'unités. Ce modèle d'une autorité centrale diffusant des fiches qui n'ont plus qu'à être reclassées dans les bibliothèques participantes a été simplement étendu au moment de l'informatisation des catalogues.

    En 1969, la Bibliothèque du Congrès a commencé à diffuser non plus simplement des fiches cartonnées mais aussi des bandes magnétiques. Les activités du Machine Readable Cataloging Service, au nom célèbre, commencent en mars 1969. Avec l'introduction de MARC, nous avons affaire à un service qui permet la fourniture et l'échange, du centre vers la périphérie, mais aussi de la périphérie vers le centre, de l'information bibliographique.

    L'existence à partir de la fin des années 1960 de ce nouvel instrument a accompagné et largement conditionné les progrès de la normalisation. Autour du modèle qu'a constitué ce pays, les États-Unis, s'est diffusé le souci de normaliser mondialement l'information bibliographique pour utiliser les nouveaux supports magnétiques. C'est ainsi qu'à partir de la conférence de Paris sur les principes de catalogage, conférence « séminale » comme on dit dans le monde anglophone, sont nés, sous l'égide de l'IFLA, les ISBD ou International Standard Book Description.

    Le premier, l'ISBD(M), décrivant les monographies est paru en 1974. Beaucoup d'autres ont suivi, pour le livre ancien et pour chaque type de support. Ces ISBD et l'utilisation qui en a été faite pour le catalogage informatisé ont amené à reconsidérer la structuration de l'information dans les formats MARC eux-mêmes, qui ont alors suivi une efflorescence remarquable. C'est ainsi qu'a été conçu un format à vocation généraliste et universelle, le format UNIMARC, afin de retrouver l'objectif de l'échange bibliographique qui s'était perdu dans la Babel des formats MARC nationaux.

    Conclusion

    Ce mythe de la bibliothèque universelle, dont les ancêtres datent du Moyen Âge et de la Renaissance, a été largement réalisé au niveau de l'information secondaire avec notamment les efforts accomplis sous l'égide de l'IFLA pour favoriser les moyens de l'échange. Si nous nous situons au bout de ce long cycle qui vient de s'achever, au moins sur le plan théorique, il y a une dizaine d'années, reste entière la question de l'accès à l'information primaire. L'information primaire était déjà le souci de catalogueurs les plus anciens. Après tout, Callimaque, à la bibliothèque d'Alexandrie, donne des indications très précises permettant de repérer tel ou tel rouleau et invente un système de découpage de ces rouleaux en séquences égales afin que l'on puisse s'y repérer plus facilement, mais il donne également des indications très précises sur le contenu, sur les auteurs eux-mêmes et également des jugements de valeur que les bibliothécaires d'aujourd'hui ne devraient peut-être pas s'interdire.

    Les intertitres sont de la rédaction.