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    Les bibliothèques comme institutions

    Par Philippe Urfalino, Directeur de recherche CNRS CERAT/IEP Grenoble

    Avant même de répondre à la question qui nous est posée - quel peut-être l'apport des bibliothèques à la citoyenneté ? 1 - il ne me paraît pas inutile de s'interroger sur les conditions de l'émergence d'une telle question.

    Depuis une dizaine d'années, le thème des bibliothèques est apparu et s'est peu à peu imposé dans les discours généraux sur la politique cultu-relie française. La multiplication de colloques pouvant avoir pour intitulé «Bibliothèque et citoyenneté" ou "Bibliothèque et démocratie" l'atteste. C'est là un fait nouveau. Pour appréhender cette nouveauté, il faut clarifier la notion de politique culturelle et, à cette fin, poser une distinction entre politique culturelle et politiques publiques de la culture. Ces dernières sont des ensembles de mesures touchant des biens, des activités, des professions ou des institutions réputés "artistiques" ou, plus lâchement, «cul-turels". Le terme général, et souvent utilisé au singulier, "la politique culturelle est plus ambigu. Il peut renvoyer à la totalité des politiques publiques sectorielles de la culture, du seul ministère de la Culture ou de l'Etat français. Mais, de fait, l'expression est souvent utilisée pour évoquer le cadre normatif et intellectuel devant justifier et orienter ses politiques publiques. J'ai essayé de montrer que, ainsi entendue, la politique culturelle n'apparaît véritablement qu'avec la création du ministère des Affaires culturelles en 1959. Les politiques publiques de la culture sont évidemment bien antérieures. Ce qui apparaît avec André Malraux, c'est l'association, à un ensemble de mesures et de dispositifs disparates, d'un discours plus ou moins cohérent sur le rôle que l'Etat peut faire jouer à l'art et à la culture pour transformer ou préserver la société. Depuis la naissance du ministère, ce discours a utilisé différents «modèles empruntés à des secteurs artistiques et des politiques publiques particulières. Ainsi le théâtre populaire fut le support de la « problématisation » d'une politique culturelle centrée sur l'idée d'une démocratisation de l'accès à l'art. Depuis une quinzaine d'années et l'émergence du thème «économie et culture, ce sont davantage le cinéma et l'audiovisuel qui ont servi de modèle implicite. On peut se demander si les bibliothèques ne pourraient pas devenir bientôt à leur tour un support privilégié du discours sur l'action culturelle des pouvoirs publics.

    Le risque de grandiloquence

    Il est possible de se réjouir d'une telle éventualité, favorable à la poursuite des efforts de l'État et des collectivités locales dans ce domaine. A l'inverse, on peut craindre que les bibliothèques soient contaminées par l'habituelle grandiloquence du discours sur la politique culturelle française. Il n'est pas toujours souhaitable que soit prêtés à des institutions culturelles des enjeux politiques et sociaux disproportionnés avec leur réelle influence. Je reprends l'exemple du théâtre, pour lequel les colloques du type «Théâtre et démocratie" n'ont cessé de fleurir. Parfois invité à ces colloques, où l'unanimité se fait autour de la conviction que le théâtre est nécessaire à la démocratie, j'ai dû avouer, un peu gêné, que je ne voyais absolument pas en quoi, l'art dramatique, comme les autres, était indispensable à la démocratie. Constat qui, dans mon esprit, n'enlève rien à l'intérêt de cet art et à son éventuel besoin de soutien public. Plus, on pourrait sans doute avancer que le rôle politique des institutions artistiques décroît avec la consolidation des démocraties. Ainsi, si, au XVIIe au XVIIIe et encore au XIXesiècle, le théâtre eut un rôle politique au point de subir la censure, c'est justement parce que la démocratie n'existait pas ou était encore fragile et parce que les faibles «lumières» de la masse de la population, illettrée, faisaientt des scènes dramatiques des équivalents fonctionnels de nos modernes journaux télévisés, c'est-à-dire le lieu privilégié d'émission d'un discours sur la société. De la même manière, dans les pays soumis à l'étouffement totalitaire, les institutions artistiques et l'art en général pouvait revêtir une dimension politique en tant que lieu ou support d'expressions, ailleurs impossibles.

    Ainsi, le rôle politique éventuel des institutions artistiques a toutes les chances de décroître avec l'affermissement de la démocratie dans une nation. Il n'est pas nécessaire de s'en plaindre. Toutefois, ces institutions gardent indirectement un rôle : celui de signal d'alerte. Comme on a pu l'observer récemment, elles sont très sensibles au non respect du pluralisme. Quand certains des principes de la démocratie sont menacés, les institutions artistiques, parce qu'elles peuvent être les premières atteintes, sont d'utiles signaux. Ce qui ne veut pas dire forcément qu'elles sont de bons instruments de lutte contre ce qui les menace.

    Les dimensions de la citoyenneté

    Ces précautions prises contre la grandiloquence, essayons de répondre à la question posée : quels liens peut-il y avoir entre les bibliothèques et la citoyenneté ? Encore faut-il savoir ce que recouvre la notion de citoyenneté.

    En suivant un texte très précis et très éclairant du professeur Jean Leca (1) , j'évoquerais trois dimensions de la citoyenneté. On verra que les bibliothèques n'ont que des relations très faibles avec les deux premières.

    La citoyenneté est d'abord tendue entre une participation à la vie politique et un assujettissement à des devoirs collectifs. Elle implique une sorte de division du travail politique, un mélange de participation et d'obligation. Deuxième dimension, la citoyenneté suppose une séparation entre appartenance sociale et appartenance à une communauté politique. Le citoyen n'existe comme tel que si il est capable de s'émanciper, dans le moment de sa participation à la communauté politique, de son attachement local, que celui-ci soit familial, professionnel ou territorial.

    Il n'y a guère de prise, dans ce qu'on vient d'évoquer, pour un rôle remarquable, ou quelque peu spécifique, des bibliothèques. Le lien est cependant un peu moins distendu avec la troisième dimension.

    La citoyenneté suppose que les individus aient les capacités nécessaires à l'exercice de la démocratie. Trois conditions de cet exercice méritent mention :

    • l'intelligibilité du monde politique qui exige la capacité de comprendre, de lire et qui rappelle l'idéal des Lumières;
    • l'empathie, c'est-à-dire la capacité de comprendre l'intérêt et les justifications invoquées par les autres;
    • enfin, la civilité, soit des manières de gérer la tension inévitable entre la différenciation sociale, présente dans toute société, et l'appartenance à une même communauté politique.
    • - Sur les trois premières conditions, l'intelligibilité du monde et l'empathie, je n'ai pas grand chose à ajouter à ce qu'a dit François Dubet. La bibliothèque, en tant que source d'information et plus largement en tant que lieu d'accès aux savoirs, participe à la formation et au maintien d'une citoyenneté. Mais d'une manière et selon une ampleur qui ne peuvent être saisies qu'en la situant parmi d'autres sources et dans un champ concurrentiel. J'insisterai davantage sur la troisième condition, la civilité. Comme toute institution publique, la bibliothèque est le lieu d'exercice d'une civilité. C'est en effet un lieu d'apprentissage de règles communes plus ou moins contraignantes sensées s'appliquer à tous, quelles que soient les différences d'origines, de pratiques ou d'habitudes de ses usagers. Apparaît alors la dimension proprement institutionnelle de la bibliothèque, sur laquelle je souhaite m'arrêter.

    Une institution culturelle

    Une des caractéristiques marquantes de la politique culturelle française, depuis son apparition en 1959, est qu'elle n'a jamais fait de la notion d'institution un outil mental. Cela tient à des raisons philosophiques propres à Malraux, mais aussi au contexte de sa création.

    La politique culturelle a toujours été conçue comme un projet s'opposant à des institutions, comme un mouvement réformateur, moderniste et social devant s'opposer à la tradition et aux pesanteurs attachées à l'idée d'institution. L'action de l'Etat dans ce domaine a gardé cette opposition comme une sorte de «pattern". J'ai essayé de montrer ailleurs que certains «grands travaux" de François Mit-terrand, et notamment ce qu'on a appelé un temps la «Très Grande Bibliothèque", reproduisaient cette opposition. Une contribution possible des bibliothèques à la réflexion sur la politique culturelle française serait justement de réintroduire et de réhabiliter l'idée d'institution, ce par deux chemins.

    Pour saisir le premier, il faut rappeler deux caractéristiques de la démocratie dont j'emprunte la formulation à nouveau à Jean Leca (2) . La démocratie est à la fois un populisme et un constitutionnalisme.

    Elle est un populisme en ce qu'elle fait appel au peuple pour changer les gouvernants, et non pour gouverner. La démocratie est d'abord et, malgré l'étymologie, bien avant l'idée peu réaliste d'un gouvernement par le peuple, une manière pacifique de changer les élites gouvernantes.

    Mais c'est aussi un constitutionnalisme : des règles, et au premier chef celles qui sont rassemblées dans une Constitution, limitent le droit, pour la nouvelle majorité, de renverser tout ce qu'a établi l'ancienne et notamment tout ce qui touche directement ou indirectement aux conditions de la démocratie. Elle est bien, par l'élection, le règne de la règle de majorité, mais tempéré par des volants d'inertie. Avec les constitutions politiques, les institutions sont de tels volants d'inertie. Elles ont souvent un certain retard par rapport au mouvement de la société et par rapport aux évolutions politiques. Mais ce retard n'est pas qu'une pesanteur, il peut être positif.

    Deuxième chemin, malheureusement illustré par l'actualité, par lequel les bibliothèques peuvent rappeler les vertus de l'idée d'institution : dans la société, tout n'est pas politique. Si on considère que tout est politique, le terrorisme et le totalitarisme ne sont pas loin. Le respect de la notion d'institution est le pendant d'une autolimitation du politique.

    Sont politiques, par exemple, les choix d'arbitrages budgétaires entre le développement d'une bibliothèque et celui d'autres organismes. Mais ce qui ne doit pas être politique, ce sont les conditions pour être un bon ou une bonne bibliothécaire. A cet égard, le fait que certains textes aient du mal à s'imposer dès lors qu'ils ne sont plus respectés par le fait d'un simple consensus, tels que la charte du Conseil supérieur des bibliothécaires ou que la définition des missions des conservateurs territoriaux de bibliothèque (missions définies dans le décret du 2 septembre 1991) -, textes qui explicitement différencient, tout en les articulant, d'une part les décisions globales de choix budgétaires et d'orientations générales et, d'autre part, les décisions d'achat -,montre bien que la notion d'institution n'est pas suffisamment prégnante dans la pratique et dans les conditions juridiques des politiques culturelles.

    1. Jean Leca, -Individualisme et citoyenneté-, in Sur l'individualisme de Pierre Birnbaum et Jean Leca, éd. Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1986, pp. 159-211. retour au texte

    2. Jean Leca, -La démocratie à l'épreuve des pluralismes-, Revue française de science politique, vol. 46, n°2, avril 1996, pp. 225-279. Un article qui, à ma connaissance, est la meilleure analyse disponible en français des tensions travaillant les démocraties modernes. retour au texte