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    Principes démocratiques et expérience sociale

    Par François DUBET, Sociologue, chercheur au Centre d'analyse et d'intervention sociologique (CADIS - EHESS), professeur Université de Bordeaux II

    Il m'a été demandé de parler de la démocratie et de la lecture. Les deux termes sont souvent associés de manière quelque peu rhétorique et l'on pourrait essayer d'y voir plus clair en commençant par définir la démocratie.

    Qu'est-ce que la démocratie ?

    Je ne vais pas faire un cours de Sciences-Po, mais il faut rappeler que la démocratie est l'agencement d'éléments contradictoires. La démocratie c'est d'abord le droit des gens, les droits de l'homme, c'est-à-dire la capacité d'avoir une sphère privée, une indépendance de pensée et de ne pas être ennuyé, persécuté par l'Etat, et d'une certaine façon, la démocratie c'est le droit de ne pas participer. Les démocraties populaires, par exemple, n'ont jamais été des démocraties parce qu'elles obligeaient les gens à participer. Donc, la démocratie c'est d'abord ce quant-à-soi des droits naturels et de la conscience privée.

    La démocratie c'est aussi l'accès des citoyens à un marché politique, et j'utilise le mot marché de manière très volontaire, car ce n'est pas du tout un mot obscène, sur un marché politique dans lequel on peut voir ses intérêts représentés.

    La démocratie est représentative et on y porte des intérêts sociaux. La vie politique a été organisée par la représentation des fonctionnaires, des ouvriers, des paysans, etc. La démocratie est liée à l'existence d'associations et de partis politiques. La troisième dimension de la démocratie qui est un fait plus qu'un principe, mais un fait dont on voit mal comment on pourrait s'en passer, c'est que la démocratie est toujours nationale. La démocratie se déroule dans le cadre d'une nation, c'est-à-dire dans le cadre d'une communauté de citoyens ayant au fond des principes communs, ou ayant des appartenances communes ou un imaginaire partagé.

    Ce qui fait que la démocratie est loin d'être quelque chose de naturel ou d'évident puisqu'elle nous oblige à la fois à respecter le droit des gens, à leur demander de participer, à en faire des individus et à en faire les membres d'une communauté, ce qui est le mariage de l'eau et du feu. Quand un président de la République, récemment, dit qu'il est à la fois pour la liberté et l'égalité et la fraternité, il a l'air de dire des choses simples, il croit peut-être qu'il dit des choses simples, en réalité il dit des choses extrêmement compliquées.

    Le rapport de la démocratie et de la lecture ?

    Il est évidemment dans la formation du citoyen. Car le coeur de cet imaginaire politique, c'est évidemment un sujet capable d'exercer sa raison, capable d'exercer ses choix, capable de s'informer, capable d'être autonome, et c'est là évidemment que, historiquement, la lecture et la citoyenneté sont liées. Elles sont liées d'abord par le rapport inauguré par le protestantisme au livre. Il faut rappeler que ce qui nous fait rentrer dans ce type de représentation c'est le fait que les croyants peuvent lire la Bible euxmêmes dans leur langue vernaculaire, dans leur langue à eux, et qu'ils n'aient plus besoin de clercs pour interpréter les textes sacrés à leur place. Et ne sont citoyens, dans la République de Genève, que ceux qui savent lire. Ne sont citoyens dans la pensée politique du XVIIIesiècle que les lettrés, et le monde des Lumières est un monde qui associe l'enchantement de la raison, du salon, de la discussion éclairée, et le mépris du peuple incapable d'exercer un jugement sain, tant qu'il n'a pas été éduqué, formé, ce qui fait que très longtemps d'ailleurs les démocraties on été censitaires et que dans un grand nombre de cas ne pouvaient voter que ceux qui étaient capables de signer leur nom, donc supposés capables de lire. De la même manière, que ne pouvaient voter que les propriétaires c'està-dire ceux qui pouvaient exercer leur jugement en toute indépendance.

    Cette histoire est évidemment fondamentale parce qu'elle commande notre rapport à la lecture sur un mode éducatif et prescriptif. La France républicaine a été faite par un système scolaire dans lequel était affirmé, que ne devenait français que ceux qui savaient lire, écrire, compter, surtout lire, et que la République serait éducative ou ne serait pas. Il s'agissait, à travers l'apprentissage de la lecture, non pas de donner l'accès à une ressource, mais de fabriquer des citoyens. Ce qui fait que les maîtres de la lecture, les instituteurs, les professeurs, les bibliothécaires, ont toujours été des gens qui avaient une idée extrêmement précise de ce qu'était la lecture, de ce qu'était la littérature et très vite cette représentation très précise de ce qu'a été la lecture ou la littérature était extrêmement normative. Quitte à vous surprendre, je vous rappellerai qu'au début du siècle les instituteurs se battaient contre la lecture libre des enfants. - aujourd'hui où tout le monde regrette que les enfants ne lisent pas ! Eh bien, au début du siècle, on regrettait qu'ils lisent. N'importe quoi ! Dans les internats que j'ai fréquentés on n'avait pas le droit de lire. Donc on lisait le soir, avec une lampe de poche sous les draps, ce qui est évidemment un avantage formidable, ça permet de sublimer et ensuite d'écrire des livres à son tour. Mais ne nous berçons pas d'illusions, on voulait que les gens lisent mais qu'ils lisent Victor Hugo et pas la collection Harlequin. Et aujourd'hui il est à peu près clair, sans faire les pires des procès d'intention, que cette image très normative de ce que c'est que de lire reste absolument dominante.

    Ce qui a changé évidemment, c'est qu'aujourd'hui les citoyens ont accès à mille manières de s'informer, qui ne dépendent plus de la lecture, et que le monde du livre, le monde de l'école en particulier, le vôtre peut être, se vivent très souvent comme des forteresses assiégées devant le monde des médias. Un peu comme les curés ayant le monopole du latin ne supportaient pas qu'on lise la Bible en français. C'est-à-dire que l'on accède directement, sans leur intermédiaire, à d'autres moyens de s'informer qu'à ceux qu'ils pouvaient contrôler.

    Nous vivons dans une sorte de dualité aujourd'hui, entre une image de la lecture fortement enracinée sur une conception de la citoyenneté et un accès à des informations de masse. c'est-à-dire à des informations que le citoyen choisit comme il veut. et dont on pense tous peu ou prou, mais plutôt prou que peu, que ce sont les formes modernes de la manipulation. Cette distance se manifeste par l'écart entre l'offre de lecture faite pas les bibliothèques et les pratiques de lecture des lecteurs. Une de mes étudiantes s'est amusée à voir ce que les gens empruntent et peuvent emprunter à la bibliothèque et ce qu'ils lisent en réalité chez eux. Il y a une grande distance entre l'image du public cultivé et la réalité du public de masse.

    Et toute notre rhétorique professionnelle vise évidemment à opposer la littérature à la sous-littérature de masse, le bon goût au mauvais goût. le sérieux au ludique, etc. dans la continuité de l'effort scolaire du début du siècle.

    Le public de masse

    Je voudrais dire simplement, que cette tension est inévitable, mais qu'il ne faut pas caricaturer son adversaire pour mieux l'abattre. C'est-à-dire, que le public de masse n'est pas ce qu'on croit : toutes les études qui sont faites, et il y en a beaucoup, sur la réception par exemple de la télévision, montrent que le plus analphabète des auditeurs de télévision a une attitude active à l'égard de ce qu'il reçoit, qu'il se forme son opinion et que la propagande ne marche pas. Que le lecteur, excusez-moi, que le téléspectateur supposé idiot est exactement comme vous et moi. Il regarde ce qui l'amuse, et il sait que ce qui l'amuse est débile, il le sait, et les enquêtes montrent d'ailleurs, que de ce point de vue là, les cadres supérieurs et les ouvriers regardent à peu près les mêmes choses, simplement les premiers s'imaginent avoir une supériorité nette parce qu'ils pensent savoir que ce qu'ils regardent ne vaut rien. Donc faisons très attention. Aucune enquête n'a jamais démontré que la masse était cette sorte de monde complètement informe et soumis.

    Il y a aujourd'hui un enjeu essentiel pour la lecture qui est certainement sans rapport avec ce public qui lui échappe parce qu'il va trouver ailleurs une autonomie dont la lecture n'a plus le monopole. Ce qu'il faut comprendre c'est que contrairement aux images qu'on peut avoir, les publics de masse sont à la fois des publics très homogènes - tout le monde regarde trois chaînes de télévision, tout le monde lit le même journal, à peu près, et en même temps - sont très hétérogènes. Plus ils se diversifient, plus il se créé, dans cette homogénéité, des publics particuliers. Les amateurs de musique baroque, les amateurs de musique classique, ceux qui aiment la musique sans commentaires (radio-classique), ceux qui veulent de la musique avec commentaires (France-Musique), ceux qui aiment le surf, ceux qui aiment tel type de théâtre, tel type de lecture, tel type de bricolage, tel type de jardinage, tel type de maison On voit apparaître évidemment des publics très divers, de femmes, de jeunes, eux-mêmes diversifiés, de communautés culturelles.

    Qu'est-ce qu'on fait des besoins de lecture des gens qui ont un pied dans le monde musulman et un pied dans le monde républicain français, et qui auront très longtemps un pied dans chaque monde ? Qu'est-ce qu'on fait évidemment des demandes régionales de lecture, sachant les succès de la nostalgie paysanne corrézienne. Il y a des diversités de publics qui aujourd'hui nous interdisent de voir ce monde là simplement comme inculte, soumis et désordonné, comme on le postule trop souvent, en affirmant les liens de la démocratie et de la lecture et les menaces qui pèsent sur l'une et l'autre.

    Je voudrais terminer en disant que, quand on regarde les pratiques, il apparaît que les individus vivent dans plusieurs mondes, vivent dans plusieurs médias. Et le grand risque qu'entraînerait une logique de défense crispée de la lecture, je l'ai vue dans mes expériences de travail à l'école, consisterait à laisser croire que le monde du livre est un monde artificiel, et que le monde des médias est un monde réel. Au fond, les enseignants n'aiment pas la télé et laissent croire aux enfants que d'une certaine façon la télé, c'est le reflet immédiat de la réalité. Un professeur de français explique très facilement comment Flaubert écrit Madame Bovary, et ne se croit pas obligé d'expliquer comment Poivre-d'Arvor fait un journal télévisé puisque c'est idiot. Or, l'apprentissage de la capacité critique, c'est de montrer à un élève que de la même manière que Racine organise des tragédies, un journaliste organise les événements pour en faire quelque chose qui n'est pas la réalité, qui est une manière de l'écrire et de la construire. Et si le monde du livre n'apprend pas à parler avec le monde des médias, on va à ce moment là courir un risque très grave pour la démocratie, celui d'une coupure croissante, que montrent les statistiques évidemment, entre le public lecteur qui se rétrécit et qui lit de plus en plus, et un public non-lecteur qui s'élargit et qui lit de moins en moins. Il me semble que l'on doit, de ce point de vue là, comprendre que la démocratie dans la formation de la citoyenneté c'est la capacité de permettre à des gens de vivre dans plusieurs univers médiatiques, dans plusieurs registres de médias et donc de faire passer de l'un à l'autre. Quand Pivot faisait «Apostrophes nous étions tous très contents de pouvoir parler avec la télé. Aujourd'hui on voit bien qu'on parle de moins en moins et que d'une certaine façon ce n'est pas la dualité de la démocratie et de la masse qui se met en place, c'est plutôt la défense des clercs et un public de masse qui s'organise.

    Je crois donc qu'il y a nécessité de passer de l'idée de service public, donc d'un projet éducatif, à l'idée d'un service du public. C'est-à-dire que la bibliothèque soit au service des gens comme ils sont, et non pas au service des gens comme ils devraient être. Dans ce service des gens comme ils sont avec les goûts qu'ils ont, les horaires qu'ils ont, les manières de lire qu'ils ont, et pas au service d'un public qui devrait être conforme à ce que l'idéal de la lecture suppose qu'ils doivent être. Cela, rassurez-vous, laisse un très large espace de revendications professionnelles, car cette orientation implique d'ouvrir les bibliothèques quand les gens ne travaillent pas, le soir et la nuit, elle suppose de les ouvrir le dimanche, elle suppose un accès direct au livre, car il n'y a rien de plus insupportable que de demander la permission à quel-qu'un d'accéder à un livre, alors que je peux zapper sur mes quatorze chaînes de télévision sans rien demander à personne.

    Le risque aujourd'hui c'est peut-être la crispation sur un imaginaire démocratique qui ne peut être qu'un imaginaire car, de fait, la masse,, n'est pas ce qu'on croit qu'elle est et la lecture n'est peut être plus ce qu'on croit qu'elle est.

    Pour répondre d'un dernier mot à ce qui m'était demandé, je crois que les problèmes de la lecture, à part les folies de quelques mairies fascisantes du midi de la France, ne sont pas un problème de droit, mais un problème de fait.