Si plus personne ne songe désormais à mettre en cause la qualité de « patrimoine appliquée à l'écrit, surtout lorsqu'il s'agit de correspondances et de manuscrits, même récents, d'auteurs et de créateurs (2) , il faut noter que l'on considère très majoritairement, la partie immédiatement visible, émergée, de ce patrimoine, c'est-à-dire les collections publiques appartenant aux musées, aux services d'archives et aux bibliothèques.
Cette attitude est compréhensible car il faut mesurer combien, jusqu'à il y a peu, seules ces traces étaient effectivement reconnues donc quantifiables et qualifiables.
Pourtant, je voudrais parler ici d'un territoire, patrimonial au plein sens du terme, encore presque entièrement vierge puisque demeuré souterrain, enfoui, secret, héros inconnu du patrimoine écrit, du patrimoine littéraire en particulier : les archives des maisons d'édition.
Initialement sécrétées et conservées par des structures privées et pour leur seul usage, souvent temporaire, les archives des maisons d'édition recouvrent des réalités très diverses et des fortunes qui ne le sont pas moins.
Mais d'abord, de quoi parle-ton à propos d'« archives d'éditeurs » ? La réponse à cette question est sans doute plus complexe qu'il n'y paraît parfois même pour les premiers intéressés que sont les producteurs, les détenteurs d'archives, qui désignent souvent leur production éditoriale, la matérialité de leur catalogue publié, comme première archive et seule mémoire. Et si, au gré de déménagements et de restructurations, une large part de l'histoire écrite des maisons a disparu ou a été dispersée, les « bibliothèques " des éditeurs ont été, en général, conservées, parfois exposées en position prestigieuse dans de riches meubles qui ornent des salles de réception, plus souvent classées sur des rayonnages en magasins », quelquefois encore stockées dans des locaux industriels. Ce patrimoine-là est donc plus ou moins aisément reconstituable.
Les maisons d'édition, surtout s'il s'agit d'entreprises littéraires, de maisons héritières d'un long passé, ont aussi, fréquemment, réservé un sort particulier à leurs « archives éditoriales ». De nombreux manuscrits ont été conservés, dans leurs premières versions ou en versions corrigées, et plus encore, les lettres que les auteurs ont adressées à leur éditeur au cours de leur histoire commune. Histoire de chair, d'esprit, d'argent aussi, histoire passionnée et souvent passionnelle, quoi qu'en écrive Louis-Ferdinand Céline à Robert Denoël après le succès éditorial de Voyage au bout de la nuit: « Nous avons fait très bien nos affaires mutuellement. Tout est donc pour le mieux { . . .} . Je hais tout ce qui ressemble à de l'intimité, amitié, camaraderie, etc. [ ... Considérez-moi comme un excellent placement, rien de plus, rien de moins (3) . »
Les dossiers iconographiques peuvent aussi prétendre à prendre place parmi cette aristocratie archivistique : aquarelles, lithographies, lavis, signés Gavarni, Georges Roux ou Louis Benett (illustrateurs de Jules Verne pour les éditions Hetzel), épreuves de Bicot Président de club illustrées par Branner (1925, éditions Hetzel), maquettes des aventures de Félix le chat par Pat Sullivan, planches originales de Pinchon pour les albums de Bécassine aux éditions Gautier-Languereau, trouveraient légitimement leur place aux côtés des autographes de la comtesse de Ségur, d'Émile Zola, de Jules Verne, de Colette, de Charles Maurras, de Georges Courteline ou de Camille Saint-Saëns qui figurent dans les fonds Hachette et Flammarion.
Au-delà de ces premiers ensembles, relativement homogènes et bibliophiliques, dont la conservation va de soi et dont l'exploitation scientifique, et même muséo-graphique, est aisée à concevoir (4) , il existe encore un autre patrimoine d'archives, celui de la «fabrique éditoriale (5) à à proprement parler : contrats, dossiers d'édition, notes et rapports de lecture, projets de collections ; dossiers de fabrication avec ébauches, plans et maquettes ; archives comptables comprenant livres de comptes, relevés de droits d'auteurs, bilans financiers ; états du patrimoine mobilier et immobilier ; archives juridiques, procès-verbaux d'assemblées générales et de conseils d'administration ; archives administratives internes et externes, miroir des relations au sein de l'entreprise et des relations entre l'éditeur et ses fournisseurs ; enfin, archives relatives à la « réception » des oeuvres publiées, dossiers de presse, correspondances de lecteurs... Dans ces archives « ordinaires au sens marchand, « quotidiennes des maisons d'édition se trouvent aussi des élements essentiels de leur mémoire, des sources insoupçonnées pour l'écriture de leur histoire et de l'histoire culturelle en général.
Ces « papiers représentent des entités de contenus et de volumes très divers, selon les maisons, en fonction de ce qui a été recueilli dans les différents services. Parmi les fonds d'archives réunis aujourd'hui à l'OMEC, les éditons Hachette, par exemple, avaient conservé, avant leur déménagement du boulevard Saint-Germain, un ensemble de dossiers occupant deux niveaux de sous-sols, d'où ont été extraits, après analyse, près de deux kilomètres linéaires d'archives scientifiquement exploitables (6) . Ce chiffre ne prend pas en compte la superbe bibliothèque de l'éditeur, qui représente à elle seule plus d'un kilomètre linéaire.
Les éditions Larousse ont longtemps possédé un important service d'archives, géré par un personnel spécifique, accueillant les chercheurs mais aussi le public cultivé, curieux de se documenter sur l'éditeur des dictionnaires La restructuration de l'entreprise l'a amenée à conserver sa bibliothèque mais à renoncer à gérer elle-même ses archives.
La production éditoriale des éditions Bordas représente, aujourd'hui, environ quatre cents mètres linéaires, tandis qu'une trentaine de boîtes suffisent à contenir les dossiers retrouvés. Mais il s'y trouve des manuscrits et des correspondances d'auteurs pour la période 1942-1955, en particulier, lorsque Pierre Bordas et son frère éditaient des « beaux livres et des ouvrages littéraires : par exemple, L'Antitête de Tristan Tzara, paru en 1949 en trois volumes avec des eaux-fortes de Max Ernst, Yves Tanguy et Joan Mirô.
Les éditions de la Table ronde et les éditions Aubier-Montaigne ont également conservé une grande partie de leur bibliothèque et de leurs archives éditoriales.
Le fonds des éditions Flammarion, initialement composé de leurs seules archives éditoriales, va bientôt s'enrichir d'une part importante de la bibliothèque de l'éditeur, aujourd'hui reconstituée.
Des éditions Gauthier-Villars, fondées à Paris en 1790, ne subsistent plus, semble-t-il, que les ouvrages et revues publiés. Il en est de même pour les éditions Dunod qui comptent plus de deux siècles d'existence.
Il s'agit là de quelques exemples de fonds d'archives dont la gestion ne dépend plus, aujourd'hui, de leurs propriétaires (7) . Il faut bien sûr mentionner les entreprises qui possèdent encore un service d'archives constitué et exploité : les éditions Gallimard en sont un exemple majeur dont l'important réservoir d'archives est géré par des archivistes qui reçoivent chercheurs et étudiants.
On ne saurait toutefois parler des archives des éditeurs sans évoquer aussi la bibliothèque technique du Cercle de la librairie. Créé en 1847 pour fédérer les représentants des industries et du commerce du livre, le Cercle de la librairie ouvrit en 1864, à l'initiative de Louis Hachette, une bibliothèque «professionnelle pour accueillir ouvrages, revues et « littérature grise sur ces activités. Le fonds, confié à l'IMEC en 1990 (8) , est riche d'environ dix-sept mille titres et comprend également une importante collection d'ex-libris, un bel ensemble de catalogues de maisons d'édition, de nombreux fichiers thématiques, des monographies et des archives sur la vie du Cercle de la librairie et sur les associations et les syndicats qui furent hébergés dans ses locaux.
Depuis que le processus de restructuration et de concentration de l'édition française provoque le déménagement de nombreux éditeurs de leurs locaux originels, les enserre dans des budgets et des lieux plus exigus où force est de donner la priorité aux secteurs immédiatement productifs, la mémoire éditoriale, généralement vouée à la seule conservation, alimentée de façon devenue parfois aléatoire, s'est trouvée peu à peu en grand danger d'être sacrifiée.
Dans certains cas, les archives « historiques ont été confiées à des institutions publiques (les Archives de France possèdent ainsi, dans le département des archives privées, des papiers d'éditeurs). Parfois aussi, des membres fondateurs, des directeurs de collections, des auteurs, ont donné à des bibliothèques, avec l'ensemble de leurs papiers, des archives éditoriales.
Mais aucune solution globale n'avait été envisagée pour la conservation systématique et pour l'exploitation scientifique des archives d'éditeurs.
(9) En 1988, la réflexion menée, depuis un certain temps, sur la question de la conservation et de la mise en valeur du patrimoine fragile des maisons d'édition par Olivier Corpet (10) et Pascal Fouché (11) rejoignait un mouvement en ce sens amorcé par une partie de la communauté des historiens et aboutissait, avec l'appui de Jean Gattegno, alors directeur du Livre et de la Lecture, à la création de l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine (IMEC). La mission principale de l'IMEC, association régie par la loi de 1901, est la recomposition, la conservation, le traitement et la mise en valeur par tous les moyens à sa disposition des archives des maisons d'édition et des différents acteurs de la vie de l'écrit à l'époque contemporaine (12) . Ces actions se font sur la base de contrats de dépôts d'archives privées, émanant de personnes ou d'institutions, qui instaurent une véritable politique de partenariat entre l'IMEC et les « déposants de fonds.
Constitué en centre de recherche et véritable observatoire des structures et des mouvements de la vie du livre, de la vie littéraire, intellectuelle et artistique au xxe siècle, centré sur la problématique essentielle des rapports auteurs-éditeurs, l'IMEC, en dix années d'existence, a ainsi rassemblé sur un total de près de quinze kilomètres linéaires plus de cent quatre-vingts fonds d'éditeurs et d'auteurs, écrivains, philosophes, critiques, graphistes, revuistes, hommes de presse, metteurs en scène et artistes de ce siècle. Les archives d'éditeurs représentent à elles seules, aujourd'hui, un tiers des fonds réunis pour un volume des deux tiers de l'ensemble (13) .
En même temps que l'édition française se restructurait et que les contours de l'IMEC se dessinaient, du noyau même de la communauté scientifique, sous l'impulsion en premier lieu d'Henri-Jean Martin et de Roger Chartier (14) , puis de Jean-Yves Mollier (15) , de Pascal Ory (16) , de Patrick Fridenson (17) entre autres, qui travaillaient eux-mêmes depuis longtemps sur ces terrains, de nouveaux questionnements sur l'histoire du livre et des ses métiers ont émergé, orientant la recherche vers l'époque contemporaine en particulier et vers l'histoire économique et l'histoire culturelle.
L'on commence à voir, depuis une dizaine d'années, les résultats fructueux de telles initiatives : le nombre des travaux universitaires se multiplie (18) , des instituts universitaires de technologie ont ouvert des sections « métiers du livre des DESS " édition ont été créés et font le plein d'étudiants (19) - Au niveau international, des institutions scientifiques commencent à travailler en réseau (20) .
Depuis que l'IMEC a mis à la disposition de la recherche scientifique une large part des archives des éditeurs français, les travaux universitaires ou éditoriaux ont connu une dynamique nouvelle. Les sujets sont extrêmement diversifiés. Les recherches sur l'histoire globale d'une maison d'édition ont une importance certaine, mais les demandes sont devenues peu à peu plus spécifiques : elles portent désormais fréquemment sur une collection, sur un secteur (les dictionnaires, la poésie, les livres pour la jeunesse, l'édition religieuse, l'édition scolaire) ou sur une période (de nombreuses recherches s'intéressent à l'entre-deux-guerres ou à la période de la Seconde Guerre mondiale), et l'économie de l'édition est aussi très représentée (l'exportation, les droits dérivés, les stratégies de développement...). Il s'agit là de quelques exemples qui illustrent l'effervescence, la vivacité d'une recherche en plein essor à partir d'un patrimoine revivifié.
Il serait cependant restrictif et inexact de limiter les archives éditoriales au seul patrimoine archivistique des maisons d'édition.
"J'ai [.. une façon défaire des compliments aux auteurs de tous les manuscrits que je refuse (mais il me semble que les critiques y sont, et bien plus graves, du fait que je les refuse) j'ai aussi une façon défaire des éloges exagérés de tous les ouvrages "en train" qu'on me fait lire (mais il me semble que l'éloge, s'il n'est pas trop mal placé, est ici une façon d'aider) qui peuvent être assez déplaisantes (21) . »
Comment, en effet, ne pas évoquer les auteurs, dont beaucoup furent eux-même éditeurs ou directeurs de collection membres de comités de lecture, revuistes influents ? Comment passer sous silence, pour le seul xxe siècle, l'oeuvre d'éditeur de Jean Paulhan, d'Albert Camus, de Raymond Queneau ou d'Alain Robbe-Grillet, par exemple, dont témoignent tant de documents classés à l'intérieur de leurs archives d'auteur, si étroitement mêlés à elles ?
C'est à cet endroit que s'opèrent la jonction, la confusion des genres, que s'écrit l'histoire des relations auteurs-éditeurs, que se fait un livre qui n'est jamais l'aventure d'un seul être mais bien la réunion de génies et de talents complémentaires, sur quoi l'IMEC, à partir de la mosaïque forméed'ores et déjà par ses collections,par le patrimoine écrit qu'il a réuni,a fondé l'essentiel de sa problé-matique.