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    Un paradoxe de la conservation, les marginalia

    Par Maud Espérou
    (Ces réflexions sur les marginalia ont une double origine ; le don fait par son fils à la bibliothèque de la MSH d'une collection de livres ayant appartenu à Lucien Febvre, et un séminaire de Roger Chartier à l'EHESS en 1997.)

    Quel bibliothécaire n'apas été pris d'une sainte colère devant des soulignements et des commentaires laudatifs ou injurieux laissés dans les marges d'un livre par un anonyme peu scrupuleux ? Dans le meilleur des cas, l'ouvrage ou le numéro de périodique a pu être remplacé par un nouvel exemplaire vierge de trace indésirable ; une simple gomme, parfois, a effacé la glose dont quelques-uns avaient déjà profité ; il arrive aussi que cet hypertexte soit resté, agrémenté de nouveaux commentaires, au grand dam du bibliothécaire soucieux de la bonne conservation des documents et du lecteur peu enclin à apprécier de tels enrichissements.

    S'il prenait l'envie à un chercheur un brin pervers de vouloir évaluer la réception d'une oeuvre discutée, quelle belle moisson de marginalia ferait-il en examinant tous les exemplaires de ce texte conservés dans les bibliothèques de France et de Navarre ! Il arriverait, peut-être, que ces annotations ne rencontrent pas les jugements de la critique académique et contredisent parfois les conclusions faites à partir de la consultation des Citations index.

    Cette pratique ancienne d'écriture sur les marges des livres imprimés a ses lettres de noblesse : elle se situait dans un dessein pédagogique et d'érudition ou dans les livres de pratique des médecins et chirurgiens, qui enregistraient leurs propres observations. Au cours des siècles, cet usage a été si commun qu'un recensement des livres annotés et de leurs glossateurs a pu être fait dans les collections de la British Library (1) . Les marginalia de Voltaire sont les plus fameuses : notes, phrases soulignées, interjections polémiques, petits papiers ont été retrouvés dans sa bibliothèque et ont fait l'objet d'une publication savante bien connue des dix-hui-tièmistes (2) .Elles complètent l'oeuvre et certaines - comme « pernicieux » face à un texte d'Holbach - nous réjouissent encore.

    Toutes les marginalia de ceux dont on reçoit ou dont on hérite les bibliothèques ne nous procurent pas autant de plaisir ; elles ne méritent pas d'être recensées, et encore moins d'être publiées. Toutefois, en enregistrant la bibliothèque ou une partie de la bibliothèque d'un auteur qui a marqué son temps, peut-on ne pas tenir compte des envois, des croix en marge, des lettres et des prospectus laissés dans des livres ? Des pages non coupées d'un ouvrage dont l'envoi se veut flatteur en disent plus long qu'un jugement critique écrit. Le donateur ou ses héritiers demandent parfois que soient gommées ou blanchies, dans la mesure du possible, toutes les traces laissées dans les livres ; ils exigent aussi que les envois n'apparaissent plus, en particulier quand ceux qui les ont écrits sont encore vivants. La situation est délicate et réclame un certain tact quand la page de titre doit être supprimée, ainsi que des parties du livre.

    Quand en revanche le don est fait sans aucune recommandation, ces marques, envois, fiches et prospectus publicitaires deviennent un gisement de renseignements pour une connaissance plus approfondie de l'oeuvre de l'ancien possesseur de la collection donnée. On lit à travers ces annotations une généalogie ; on voit se profiler des influences qui ne semblaient pas évidentes ; on distingue des différences dans des sensibilités intellectuelles à l'intérieur d'une même école de pensée. Les marginalia dévoilent aussi l'homme dans son intimité, dans ses goûts et ses rejets cachés (3) ,

    Des livres qui ont appartenu à Lucien Febvre donnent une image assez juste de ce qu'apportent les marginalia. Une petite partie de sa bibliothèque fut déposée par l'École des hautes études en sciences sociales à la bibliothèque de la Maison des sciences de l'homme, qui n'avait pas de vocation patrimoniale particulière. Ce fonds comptait quelque mille cinq cents livres qui avaient été publiés, pour la plupart, pendant la guerre et jusqu'à sa mort en 1956. Plus d'un cinquième du fonds entre dans cette catégorie d'ouvrages avec marginalia. Lucien Febvre n'annotait pas ses livres, mais entre les pages existaient des notes de lecture écrites sur des feuilles 21 x 27, soigneusement découpées en quatre fiches. La pénurie de papier de la guerre et de l'après-guerre a contraint Lucien Febvre à utiliser d'anciens feuillets dactylographiés. Ces notes de lecture paraîtront presque toujours dans les Annales. La précision de la description bibliographique de l'ouvrage commenté aurait mérité de la faire entrer dans un catalogue de bibliothèque. Un commentaire personnel donne à réfléchir ; il s'interroge dans quelques petites fiches manuscrites et écrites à la va-vite sur les problèmes de traduction à propos du livre de Tawney La Religion et l'Essor du capitalisme : « Qu'il est donc difficile de traduire de l'anglais en français ! À vrai dire, c'est impossible. Il faut transposer. C'est la conclusion à quoi je suis arrivé depuis longtemps, en voyant comment, pour des raisons de langue, d'éternels débats sans cesse repris n'aboutissent jamais à rien d'utile. »

    La place éminente tenue par Lucien Febvre dans la vie intellectuelle dès avant la guerre lui a valu les hommages nombreux de ses pairs, de ses élèves, de quelquesuns qui, vingt ans plus tard, occuperont une position similaire à la sienne (4) .

    Tous ceux qui débutaient alors dans la carrière, historiens, sociologues, anthropologues, ne manquèrent pas de lui adresser leurs oeuvres. L'envoi va des très fréquents « hommages respectueux et admiratifs » à des textes plus personnels : « Au grand historien, en souvenir de mon père qui fut votre ami » (Jacques Pirenne). Les plus intéressants de ces envois marquent des complicités savantes : "À mon collègue et ami Lucien Febvre, dont l'approbation m'est toujours précieuse » (André Siegfried). Des filiations intellectuelles : « À Lucien Febvre, historien, sociologue, humaniste, autrement dit à l'Histoire en lui » (envoi d'Ernest Labrousse pour la Crise de l'économie française à la fin de l'Ancien Régime et au début de la Révolution) ou encore : « À monsieur Lucien Febvre, cette étude qui lui doit beaucoup diversement (envoi d'Émile Léonard pour L'Illuminisme dans le protestantisme de constitution récente).

    Ces livres qui forment le fonds Febvre ne relèvent pas par eux-mêmes du patrimoine ; ils sont souvent brochés, mal imprimés, le papier est jauni quand il n'est pas brûlé ; ce ne sont pas des éditions originales, et bien souvent de nouvelles éditions ont remplacé ces premiers tirages. Ce sont ces quelques lignes inscrites en page de garde qui forment une constellation de témoignages de reconnaissance ; elles dessinent une image du paysage intellectuel plus réelle qu'un simple énoncé. Leur portée symbolique leur donne toute leur valeur patrimoniale, .

    1. Alston (R.C.) : Books with manuscript: a short title catalogue of books with manuscript notes in the British Library, including books with manuscript additions, proofsheets, illustrations, corrections. London, British Library, 1994. Cet inventaire permet l'identification des oeuvres annotées et des glossateurs, pour la grande majorité auteurs ou hommes politiques britanniques. retour au texte

    2. Corpus des notes marginales de Voltoire, éd. par L Albina, N. Elaguina et al. Oxford, Voltaire Foundation ; Berlin, Akademie Verlag, 1979. - 5 vol. parus. retour au texte

    3. Cf. infra l'article de Véronique Leroux-Hugon sur les archives Charcot. retour au texte

    4. Des inconnus », dont le livre n'a laissé de traces que dans le Catalogue des imprimés de la Bibliothèque nationale, ne manquaient pas de lui adresser leur oeuvre avec des envois ; on en a quelques exemples dans ce fonds. retour au texte