Description : Le cliché d’un Japon divisé entre attachement à la tradition et marche forcée vers la modernité est l’un de ceux qui a le plus contribué à forger notre image d’un pays si lointain qu’il fut facile de nous en contenter durablement. Il permettait de concilier le Japon des samouraïs, des temples et des cerisiers en fleurs avec celui du boom économique et de la technologie triomphante. Ce grand écart maintenu, chacun restait libre de fantasmer son propre Japon, celui des usages les plus étranges dans tous les domaines de la vie domestique comme des pratiques collectives – Amélie Nothomb ne dit-elle pas y avoir vécu de cours de baise-main ?… Mais l’élément commun à tous ces Japons imaginaires tenait en un mot qui les résumait tous : la recherche de la perfection – de l’art des bouquets à l’art de la guerre. Il est pourtant une dimension essentielle à la culture de ce pays, qui tient à une fatalité géographique. Archipel de plus de trois mille îles situé dans une zone d’intense activité sismique, la catastrophe est inscrite en son coeur même. Fragilité secrète, menace régulièrement réactivée par les blessures de l’Histoire que la modernisation n’a pu effacer. Bien au contraire, sa progression « rapide et tout en distorsions » a comme intériorisé ces conflits tectoniques. C’est là l’arrière-plan du paysage bibliothéconomique ici dressé, où se révèle à la fois une exigence de sens exacerbée par le traumatisme de la guerre – les bibliothèques comme symboles de la démocratie – et les contradictions historiques qui les ont semble-t-il trop longtemps reléguées en marge de cette course à la modernité. De l’histoire des bunko à l’actualité des bibliothèques universitaires dont les stratégies sont affectées par les sérieux soucis démographiques auxquels le pays est en butte, en passant par le maillage tardif du territoire par les établissements de lecture publique, ces distorsions éclatent au plein jour. Enfin, c’est un autre Japon, celui des marges, qui a su donner à cette sourde conscience du désastre une expression dynamique, voire explosive. C’est l’art – musique, danse, cinéma, littérature, poésie – qui en rend le mieux compte : et pour le saisir à l’oeuvre, nous l’avons abordé à la fois in situ et dans ses échos lointains, en France, dans ce que nous avons appelé l’« effet-Japon ». Cette tension maintenue dans ces pages aura été notre façon d’être fidèle aux vibrations du « monde flottant », en suivant du regard « une fissure dans le cosmos, qui attire les yeux comme des ex-voto ».