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    Le bibliothécaire / Lo bibliotecari

    Par Jean Ganiayre
    Par Jean Sibille, trad

    Cela fait aujourd'hui cinquante ans, six mois et dix-huit jours que je suis le gardien de la bibliothèque de La Source Profonde. Comment je suis arrivé ici, cela n'intéresse personne : il vous suffira de savoir que jusqu'à cet après-midi, pendant tout ce temps, j'ai été heureux, de façon simple et tranquille, un peu comme le gardien d'un cimetière où l'on n'enterre plus personne, mais où il faut continuer, longuement et patiemment, le travail contre l'ortie, le lierre et le liseron sauvage. Mon chiendent à moi, cela a été la poussière, les toiles d'araignées et les vers, dont j'ai guetté le petit bruit dans le silence des nuits. Oh ! mes livres, vous ai-je aimés, vous silencieux, qui luisiez placidement dans vos cuirs, vos fermoirs ! Ai-je aimé les douces caresses que vous donniez à mes paumes timides, les senteurs presque vivantes du parchemin ou du vélin de vos pages ! Car vous ne pouviez me donner que votre extérieur, livres écrits dans des langues inconnues, avec des caractères étranges, et ceux d'entre vous que j'aurais pu lire parlaient de choses tellement élevées que mon esprit s'y cognait comme un papillon sur une lampe allumée.

    Pendant ces cinquante années, j'ai appris à vous connaître un par un, à vous retrouver les yeux fermés le long des corridors. Combien de fois me suis-je imaginé que quelqu'un viendrait me demander tel ou tel d'entre vous : « Nepourriez-vouspas me trouverle vieux savoir de Pierre de Morte-mer ? ou bien La connaissance véritable de Raymond de Corogne ? Et moi je partais en glissant à travers les salles immenses, puis je revenais, serrant sur ma poitrine le livre élu, qui allait servir à quelque chose. Mais c'était pour rire, car une des particularités de la bibliothèque de La Source Profonde, c'est que jamais personne n'y est venu chercher le moindre volume parmi les deux cent mille qui y dorment ; et chaque soir, dans le grand registre, à la rubrique « Sorties du jour ", j'ai écrit le mot « rien », comme l'avaient fait avant moi les trente-cinq autres bibliothécaires qui s'étaient succédé à ce poste.

    Les premiers temps que j'étais ici, plusieurs fois, comme avaient dû le faire les autres, je guettai le bruit de la grande porte ; mais jamais personne ne la poussa, et peu à peu, j'abandonnai tout espoir que quelqu'un entrât, et je m'enfermai dans les bruits du dedans. Parce que des bruits, il y en avait : le frémissement des lampes, le craquement du vieux bois, le claquement des fermoirs qui s'ouvraient tout seuls, comme si les livres, fatigués de ne servir à rien, étaient pris du désir de se lire. Mais le bruit le plus terrible, celui que mon oreille guettait jour et nuit, c'était le grignotement aigu des milliers de vers qui trouvaient leur nourriture dans les pages sacrées ; et mes mains tremblaient à l'idée que quelque part une bestiole horrible se rassasiait de savoir, de beauté, et que chacune de ses morsures était un pas de plus vers l'effacement définitif de la parole des hommes. La seule consolation qui demeure pour moi ce soir, c'est de savoir que j'ai toujours fait du mieux que j'ai pu pour empêcher cette goinfrerie funèbre, plus funèbre encore que celle qui met un terme à l'existence humaine. Combien de fois, l'oreille tendue, le coeur battant trop fort, le pas suspendu, me suis-je campé au milieu d'un corridor pour surprendre un grignotement tout près de moi, puis sauter sur le livre menacé dans sa chair, l'ouvrir, en tourner les pages rongées et en retirer la bestiole du diable qui y menait sabbat. Combien d'entre vous, vers, j'ai lentement écrasé entre mes doigts ! Si j'avais pu trouver, en fouillant dans la vomissure et la dernière chiure qui accompagnaient votre mort, tout ce que vous aviez volé à ces livres estropiés, je crois que je l'aurais fait. Mais déjà vous n'étiez plus rien, qu'une trace de poussière argentée que j'essuyais au revers de ma redingote.

    Oui, j'ai fait cela pendant plus de cinquante ans. Bien sûr, ce n'est pas cela qui peut effacer l'horrible trahison de cet après-midi, ce qui aurait pu être la gloire non pareille, l'Événement dans l'histoire de La Source Profonde, et qui a été, par ma faute à moi, le manquement le plus terrible.

    Je ne l'ai pas entendu entrer. La porte fermée s'est ouverte sans faire le bruit que j'avais tant attendu autrefois. Il n'y a pas eu de coup de tonnerre, ni de musique céleste. Non, il était là, tout simplement, lorsque j'ai levé la tête de dessus mon registre : un petit homme aux cheveux roux, au visage rond et souriant, qui m'a demandé, d'une voix bien douce : « Ne pourriez-vous pas me trouver Le livre de la nuit de Geoffroy de Bourdeille ? » Je l'ai regardé un moment, bouche bée, à travers mes lunettes. Il a répété : « Le livre de la Nuit...

    Je suis parti le long des corridors ; mais ce n'était plus le glissement de mon rêve ; c'était un lent trébuchement, qui me lançait d'un côté, de l'autre, le souffle court, les jambes molles. J'ai mis très longtemps pour arriver à la galerie recherchée. Mes lunettes embuées m'avaient induit en erreur à deux reprises. Au milieu de l'échelle, tout à coup ma tête s'est mise à tourner, j'ai dû prendre appui. Je suis resté là, agrippé au barreau, les yeux fermés, les oreilles qui sifflaient, et l'envie de vomir. Livre de la Nuit, quelqu'un t'a demandé ! Quelqu'un veut te lire, Livre de la Nuit! Viens, viens vite !

    Il n'est pas venu dans ma main tendue, le livre imbécile, sourd, qui n'avait pas compris mon appel. Il a fallu que je le trouve à tâtons, ce livre qui aurait dû pleurer de joie, et qui pourtant n'a rien dit lorsque je l'ai finalement tiré de l'immobilité des siècles. Courons, livre de vie, courons ! Quelqu'un nous attend, quelqu'un va t'emporter ! Tu es la raison d'être de La Source Profonde, du sacrifice de trente-six vies passées à chasser les araignées et les poissons d'argent. Comme tu es lourd, mon vieux livre ! Comme il est long, le corridor où mes jambes et mon esprit tremblent de joie ! Mais cela ne fait rien, ce voyage est celui de l'Accomplissement !

    Lorsque nous sommes arrivés dans la grande salle, il n'y avait plus personne. L'homme était parti, ne laissant qu'un rayon de soleil à la porte qu'il avait mal fermée. Ô, Livre ! Nous avons mis tellement de temps que sa patience s'est lassée ! J'ai appelé deux ou trois fois ; puis, sans y penser, pour la première fois depuis cinquante ans, je suis sorti à la lumière du soleil, mon livre dans les bras. J'ai descendu quelques marches dont je n'avais pas gardé le souvenir, puis la clarté trop vive m'a ébloui. Aveuglé, je me suis arrêté. Quelques ombres sont passées tout près de moi ; l'une d'entre elles m'a ramené doucement jusqu'en haut de l'escalier. Et la porte s'est refermée sur moi.

    Cet après-midi j'ai lu Le livre de la Nuit. Pour une fois j'ai compris ce qui était écrit. Dans ce livre au titre étrange on ne parle que de lumière, de vie, de soleil qui ne brûle pas les yeux. Compagnon qui va prendre la relève, lis-le dès demain matin, avant de t'asseoir parmi toutes ces vieilleries. Et si, après en avoir lu une seule page, tu as encore envie de rester ici, c'est qu'alors tu es plus digne que moi d'accomplir ce travail. Sinon tu pourras peut-être vivre cette vie que je ne viens, moi, que d'entrevoir.

    Encore un mot, Compagnon : ce livre, ne le cherche pas au fond des corridors sombres. Je ne l'ai pas remis à sa place : c'est sur lui, maintenant, que pour m'endormir pour de bon, je vais poser mon front.