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    Parcours d'un médiateur à Vaulx-en-Velin

    Par Marguerite Marx-Backès, Bibliothèque municipale de Vaulx-en-Velin
    Par fohnny Méjean, Bibliothèque municipale de Vaulx-en-Velin

    Cet article a commencé d'être écrit avant Noël. À cette époque, il y avait (il y aura de nouveau) quatre bibliothèques et un bibliobus à Vaulx-en-Velin. La nuit de Noël, un incendie criminel a entièrement détruit une des annexes et le centre social qui la jouxtait. Difficile, dans ces conditions, d'être vraiment optimiste, même si l'on a envie d'affirmer que pendant les incendies la lecture publique continue. Il est presque impossible de se réjouir (se vanter ?) de la réussite actuelle du parcours du médiateur du livre dans ce contexte. Mais il est possible de le raconter.

    La manière un peu abrupte (cela dit sans esprit polémique vis-à-vis de quiconque) dont s'est faite la mise en place du dispositif Médiateurs du livre dans les quartiers - (par la DLL et ATD Quart-Monde en 1992) n'avait pas permis une réflexion construite en amont de cette entreprise. Tout cela s'est développé avec l'arrivée du médiateur-stagiaire et ce dans l'urgence : le propre de nos villes n'est-il pas que tout s'y fait dans l'urgence ?

    La formation était « expérimentale ». Beaucoup trop de choses le sont dans nos quartiers, définis, au choix, comme difficiles, défavorisés, en difficulté, sensibles... qui en font des laboratoires où l'on teste des initiatives restant souvent sans lendemain.

    C'est ainsi que l'on voit nos banlieues en cette fin de siècle : des planètes en dehors du monde, au-delà de quelques trous noirs, où les voitures brûlent sans fin, les équipements parfois aussi et où l'on expérimente. Tout cela exerce une sorte de fascination-répulsion sur qui ne les regarde qu'à la télévision.

    Johnny, le médiateur, reste et restera parmi nous à la bibliothèque : son travail s'inscrit donc dans la durée, ce qui n'avait rien d'évident au départ et constitue pourtant une condition essentielle au succès de son action.

    L'intérêt de l'expérience de Vaulx-en-Velin, et sûrement de plusieurs autres dans le dispositif, c'est qu'elle se poursuit relativement bien (ce n'est déjà plus une expérience) alors qu'elle avait plutôt mal commencé et a été souvent mal vécue (par Johnny, par l'équipe en place à son arrivée). Si malgré un démarrage difficile, Johnny, s'est intégré à Vaulx-en-Velin et ses bibliothèques, c'est sans doute d'abord parce qu'il est lui-même et ensuite parce que les bibliothèques de Vaulx n'ont jamais eu un fonctionnement classique (on le déplore parfois). La décentralisation des équipements de lecture publique dans les différents quartiers est ancienne (vingt ans) et, sur le Mas du Taureau, les relations entre le secteur Enfants de la bibliothèque Georges Perec et la bibliothèque de rue d'ATD Quart-Monde préexistaient à l'arrivée du médiateur. La préoccupation de voir les bibliothèques fréquentées par tous les publics, y compris par les plus exclus, était présente dans l'orientation des élus et la pratique du personnel et, de ce point de vue, Johnny n'avait pas à souffrir de trop d'incompréhension.

    Reste qu'il fallait préciser ensemble sa fonction et ses objectifs avec pour tout bagage le peu que l'on savait de la médiation et des médiateurs.

    Le médiateur du livre se définit comme une passerelle entre les enfants des quartiers défavorisés (dont il est lui-même issu) et les bibliothèques. Il tire de sa propre histoire la faculté de comprendre les mécanismes de l'exclusion culturelle et entreprend, à partir des bibliothèques de rues le plus souvent, d'amener les enfants à lire et à fréquenter les équipements de lecture publique.

    Johnny, il faut le dire, est un amoureux de la lecture, éconduit autrefois et qui, chassé par la porte, est rentré par la fenêtre. Un jour de son enfance, il a lu une partie de L'oreille cassée d'Hergé qu'il avait trouvé dans une poubelle. Il a mis un certain temps à le retrouver entier pour en lire la fin. Avoir envie de connaître la fin de l'histoire, cela aide à vivre et donne l'idée de se battre pour le droit de lire.

    C'est en cela que le rôle du médiateur et celui des bibliothécaires est profondément le même : partager des livres avec des lecteurs (actuels ou potentiels). Aimer lire, c'est bien la première aptitude (en est-ce une ?) à signaler dans le profil de poste d'un médiateur. Il ne faut surtout pas croire qu'un jeune parce qu'il est issu d'un quartier défavorisé et connaît bien les enfants et les jeunes peut « faire médiateur du livre » si « lire, ça le gonfle (comme dit Johnny).

    Les bibliothèques de Vaulx-en-Velin (comme beaucoup d'autres) sont vécues par les enfants, les adolescents et les jeunes adultes davantage comme des lieux de vie que comme des équipements culturels. L'acte de lire y paraît très secondaire, relié au travail scolaire : «Madame ! j'ai une fiche-lecture à faire, vous avez pas un livre tout petit ? Madame Le Père Goriot, c'est gros comme ça? Vous l'avez pas en cassette ? » ou bien à des centres d'intérêts bien précis (lecture difficile mais intensive de certaines revues et des quotidiens). Johnny dit souvent : les enfants ne viennent pas tous pour lire; certains veulent parler d'eux, de leur vie, après on peut leur montrer des livres.

    Les bibliothécaires ont déployé depuis longtemps beaucoup d'énergie en matière d'animation autour du livre : d'abord en direction des enfants puis des adolescents et des adultes. Au total des dizaines d'expositions, de lectures-spectacles, d'ateliers de poésie, des milliers d'heures du conte, de séances d'animation autour des livres pour enfants ; la prise en compte de la multiculturalité, des acquisitions de livres en langues étrangères, leur mise en valeur... et aussi un travail suivi avec les écoles, les collèges, le LEP aujourd'hui. L'arrivée de Johnny a fait se multiplier les interventions des bibliothèques dans la rue. La rue est le champ d'action du médiateur et c'est là que son travail diffère de celui des bibliothécaires.

    Les rencontres entre les enfants et les livres dans la rue font partie intégrante des tâches de Johnny et de son temps de travail. D'autres membres de l'équipe peuvent donner un coup de main ponctuel mais c'est surtout autour de lui que s'organise cette action. Johnny ne s'adresse pas seulement aux enfants mais aussi à leurs familles : il va chercher les enfants chez eux pour la bibliothèque de rue ou la bibliothèque municipale, pour les emmener au cinéma ou au musée et les parents sont impliqués dans cette démarche. Cela s'appelle tisser des liens. Le médiateur peut ainsi améliorer régulièrement les relations entre les enfants, leurs familles et les institutions. Johnny : « Il faut bien connaître la bibliothèque, son fonctionnement et aussi bien connaître les familles et leurs aspirations, et puis faire le lien entre tout cela Le médiateur aurait le rôle d'une interface (si l'on peut dire) entre des familles les plus marginalisées, les plus éloignées de la société organisée et les institutions, dans ce cas les bibliothèques.

    Cela donne un mélange d'animateur de quartier et de personnel de bibliothèque. La sensibilité d'animateur de Johnny facilite les rapports (déjà très cordiaux) avec les travailleurs sociaux. Les éléments, très positifs, de la médiation, présentent un danger certain : Johnny, très connu et apprécié sur la ZUP de Vaulx-en-Velin pourrait devenir un peu l'homme-orchestre des quartiers, sollicité à tout propos pour des initiatives où l'on ne retiendrait que le premier terme de sa fonction : « médiateur » en oubliant le second : « du livre ».

    À la fin de sa formation, Johnny était tout à fait sorti de l'anonymat et les médias se sont jetés sur lui : médiateur du livre, cela plaît, même sans définition élaborée du contenu. Là encore, il faut éviter la perte de sens, lutter contre la pensée que deux ou trois solutions de ce genre arrangeront tout. Évidemment, l'idée est à creuser de la formation de jeunes issus des quartiers pour des missions de médiation dans d'autres secteurs que le livre. Manifestement, l'histoire personnelle est un outil d'analyse précieux. Johnny a rencontré, dans les débuts de la bibliothèque de rue de l'Écoin, des jeunes de ce quartier, très méfiants à son égard : « Ils me prenaient pour un flic, j'ai dit ce qu'il fallait parce que je sentais bien ce qu'ils avaient dans leur tête, mais toi, tu n'aurais pas su »

    Est-ce qu'une origine sociale, l'amour de la lecture et un don pour le contact avec les autres suffisent à faire un médiateur du livre ? Si oui, on pourrait presque dire : on naît médiateur, on ne le devient pas.

    C'est dans la durée qu'on peut juger de l'importance qu'a eu la formation dispensée conjointement par ISIS-CREAI et l'ABF sur le parcours de Johnny. Son succès auprès des enfants peut s'expliquer par ses talents personnels mais aussi par les deux années de formation qui l'ont aidé à les exploiter. C'est bien dans les ateliers d'écriture qu'il a trouvé les mots et cette manière assez redoutable d'exprimer sa pensée. Le fonctionnement du groupe de médiateurs-stagiaires (et son encadrement) ont facilité l'intégration dans notre équipe de travail et plus largement dans la nébuleuse des intervenants sur la commune. La formation bibliothéconomique, qui apparaissait dangereusement plaquée au départ (un peu le souci de « faire lire »), s'est révélée essentielle à la fin ; la connaissance du travail de base d'une bibliothèque est la condition de la connaissance du fonds de livres et c'est là le point d'ancrage du travail de tout le personnel. Évidemment une formation théorique plus proche, géographiquement, du stage pratique serait plus adaptée. Cela éviterait les ruptures au stagiaire et de prodigieux agacements au tuteur professionnel. Mais dans ce cas, comment les stagiaires ver-raient-ils le Louvre, les expositions Matisse et les Impressionnistes, visites qui furent de grands moments de cette formation ?

    Une plus grande proximité pourrait garantir une meilleure collaboration entre la bibliothèque, site du stage, et les formateurs. Disons que les visites des deux coordinatrices de la formation ont laissé un bon souvenir : elles figurent parmi les rares personnes venues nous voir à Vaulx-en-Velin sans donner l'impression de tourner pour l'émission « Ushuaia : le magazine de l'extrême ". Qu'elles en soient remerciées !

    Et maintenant ? La fonction de médiateur évoluera, de même qu'a changé et changera le métier de bibliothécaire. Un point positif: la possibilité de recruter sans concours les agents du premier grade de la catégorie C permet l'intégration du médiateur dans la filière culturelle, mettant fin à une précarité incompatible avec la nécessaire durabilité de son action. Touchant la profession de bibliothécaires, et plus largement les publics des bibliothèques, cette expérience Médiateurs du livre » aura fait apparaître, à l'évidence, l'existence d'une lecture publique à deux vitesses, l'une pour les centre ville, l'autre pour leurs quartiers sensibles. Cette évolution est-elle souhaitable et inéluctable ?

    L'activité, même très importante, des bibliothèques municipales, renforcée par la présence d'un médiateur du livre n'est, disons-le, qu'un très modeste élément de réponse à la crise de nos quartiers. Pour ce qui nous concerne dans l'attente du plan banlieue (le nouveau !), il nous reste à tenir face aux dérives et aux menaces qui nous entourent. On voudrait prendre le temps de se poser la question : tenir pourquoi ?

    Peut-être seulement parce que la situation serait cent fois pire si ce que nous avons fait et faisons n'existait pas ?