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Un atelier d'écriture dans une raffinerie de pétrole

1996
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    Un atelier d'écriture dans une raffinerie de pétrole

    Par Johanne Klein, Écrivain

    Deux cent vingt-cinq hectares entourés de murs de béton de deux mètres cinquante de haut et de barbelés. Une cheminée de cent soixante-dix mètres qui fume sans arrêt. Une mauvaise odeur qui reste dans les vêtements. Un Meccano géant, des passerelles de bateaux, des rampes de lancement appelées Cracking Catalytique, Reforming, Toping, et des kilomètres de canalisations, de veines, d'artères où circule un sang noir qu'on ne voit jamais mais surveillé à chaque seconde à l'aide de cadrans, de manomètres de niveau, d'appareils de contrôle, car l'usine est dangereuse. Normes de Seveso. Casque blanc obligatoire, lunettes, chaussures de sécurité, gants, et à certains endroits, panneaux rectangulaires jaunes avec tête de mort noire sur tibias croisés.

    À l'entrée, passé le poste de garde, sur la droite, des blocs de béton. À l'intérieur la bibliothèque du CE. C'est dans cette bibliothèque, à l'intérieur même de la raffinerie Shell, à Petit-Couronne, en Haute-Normandie, qu'avait lieu l'atelier d'écriture.

    Je me suis rendue dans les collèges des communes avoisinantes pour exposer le projet de l'ABF : « Portraits de Famille, lire et écrire l'entreprise de ses parents ». Sur l'ensemble des jeunes rencontrés, 14 ont accepté de vivre cette aventure.

    Ils avaient entre treize et quinze ans. Du 1er février au 30 juin 1995 ils sont venus librement à l'atelier d'écriture, tous les mercredis matins. Certains, même pendant les vacances scolaires. À la fin, quand il fallait terminer leur livre, ils sont restés de 10 heures à 16 heures.

    La raffinerie se trouve au bout de la commune ; ils s'y rendaient en car, parfois à pied sous la pluie.

    Avant tout ils voulaient écrire un livre. Ils pensaient qu'avec l'aide d'un écrivain, c'était possible. Leur confiance en moi était sans faille. Comme un bon capitaine, en dépit des difficultés, je saurais mener le navire.

    Ils voulaient raconter une histoire. Ils ne la connaissaient pas encore, mais ils la découvriraient en l'écrivant. Une véritable histoire avec un personnage principal qui leur ressemblerait. Un garçon dont le père ne parle jamais de son travail et évite de répondre aux questions qu'on lui pose.

    L'histoire du livre est née du mutisme de leurs pères. S'ils connaissaient vaguement le métier de Papa, ils étaient incapables de le décrire, même de dire ce qui se faisait à la raffinerie. L'atelier d'écriture leur permettait d'entrer là où « il » travaille, où leurs grands-pères et parfois même leurs arrière-grands-pères ont travaillé toute leur vie. Au début, dans leurs écrits, la raffinerie était Un dragon qui crache du feu et souffle des fumées par les naseaux. Un monstre dont l'haleine empoisonne l'air, et les déchets polluent la Seine et la terre », Très vite, elle est devenue une réalité : une usine qui emploie 650 personnes. Dans le cadre de l'atelier, ils pouvaient interroger des responsables, comprendre que les énergies de rechange, le soleil, le vent l'atome, l'électricité ne sont pas encore prêtes à prendre la relève. Et que, sans pétrole, aujourd'hui, comment faire ? Avec le gaz, on se chauffe, les bitumes, on recouvre les routes, l'essence, on roule et le plastique, on s'habille. Que nous vivons l'ère du pétrole et que la raffinerie donne du travail à la région. Enfin que Ceux de la Shell sont des spécialistes tout à fait conscients des responsabilités qui leur sont confiées envers leurs camarades et les habitants des communes avoisinantes. Il peut y avoir aussi de bonnes nouvelles : aujourd'hui, grâce à la nouvelle station de retraitement des eaux de l'usine, alors qu'il n'y avait plus de poisson dans la Seine, les épinoches sont revenues. Le travail des pères, s'inscrivaient dans une réalité qui avait son sens et sa dignité.

    Les anciens aussi étaient conviés à l'atelier d'écriture et venaient raconter. Ceux du tout début, de la construction de la raffinerie en 1929, ceux de 1936, de la deuxième guerre mondiale, de la Résistance, ceux qui sont revenus des camps de concentration. Ils invitaient les jeunes à une autre traversée, celle de la mémoire. Les jeunes écoutaient leurs témoignages et posaient des questions. Ils pouvaient prendre dans leurs mains le petit livret bleu des conventions collectives de 1936. C'était émouvant. Des vraies rencontres. Soudain l'histoire des pères s'enracinait dans celle de la Normandie, de la France. Et leur propre histoire ne commençait pas avec eux-mêmes. Dans le monde du travail ils découvraient leurs racines. Un sentiment d'appartenance à une région, à son développement, à son histoire qui les rendait fiers.

    L'enthousiasme devenait de plus en plus fort. Le livre avançait sans grande difficulté. Documentation. Structure par chapitres. Travail et retravail du texte.

    Il y avait aussi l'épopée du pétrole qui commence à l'aube de l'humanité. Dans la Bible, c'est avec du bitume que Noé n'oublie pas de calfater l'Arche. Les briques de la Tour de Babel, elles aussi, sont jointes avec du bitume.

    Au mois de juin, c'est avec plaisir qu'ils restaient toute la journée du mercredi pour finir leur livre : La Merveilleuse Histoire de l'huile de pierre, qui s'achève ainsi:

    « Cette nuit, Papa est de quart. Il est vingt heures quarante, par la fenêtre de ma chambre Cédric et moi on le regarde partir. Arrivé à la grille du jardin il se retourne, nous voit et nous sourit; on lui répond d'un signe de la main. Comme tout a changé entre nous depuis l'histoire de l'huile de pierre. Il referme la grille et s'éloigne dans la rue. Ce soir, mon Papa n'est plus le même. Je repense à tout le temps qu'il nous a consacré, je me souviens de l'Arche de Noé, des coquillages de Marcus Shell, de Jeanne d'Arc et des pots-de-feu. Je sais qu'il ne reviendra que demain, qu'il dormira la majeure partie de la journée et que je ferai attention en rentrant du collège à ne pas faire de bruit, car maintenant j'ai compris. J'ai compris qu'il travaille dur et beaucoup pour Maman, Cédric et moi, et puis aussi pour que la flamme de la raffinerie ne s'éteigne pas, et je suis fier de lui. »

    Publié aux Éditions Médianes, aujourd'hui ce texte est la dernière page d'un vrai livre.

    En automne 1995, lors du Salon du Livre pour la Jeunesse à Rouen, un stand a été réservé à l'atelier d'écriture du CE de la Shell. Pour le tenir, les jeunes de l'atelier et leurs parents se sont relayés pendant deux jours.

    Grâce à l'ABF, ce fut une forte aventure d'écriture, d'enthousiasme, de pères et d'enfants, que chacun, moi comprise, n'est pas prêt d'oublier et, à travers elle, un peu de celle, immense, du monde du travail.

    Une expérience que FR3 Normandie, les journaux et radios locaux ont suivie.

    Un travail qui a permis à la bibliothèque du CE Shell d'être reconnue dans le réseau des bibliothèques et des archives de la région rouennaise.

    La Merveilleuse Histoire de l'huile de pierre est publiée aux Éditions Médianes, 72, rue d'Amiens, Rouen. Pour tous renseignements, s'adresser à la bibliothèque, raffinerie Shell, MmeJeanine Devars, téléphone : (16) 35 67 46 86.