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Les politiques des bibliothèques, des services d'information et l'héritage de Ranganathan

1993
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    Les politiques des bibliothèques, des services d'information et l'héritage de Ranganathan

    Par Eric de Grolier, Conseil international des Sciences Sociales UNESCO
    (Conférence prononcée lors de la séance d'ouverture du 58e congrès général de l'IFLA, New Dehli, 29 août 1992)

    L'IFLA a certainement été bien inspirée de tenir sa 58e Conférence générale dans cette ville, si près de l'endroit où Ranganathan a vécu, enseigné et écrit, et quelques jours seulement après le centenaire de sa naissance dans le sud de son pays. Shiyali Ramamrita Ranganathan est considéré à juste titre comme le "Père fondateur" du mouvement pour les bibliothèques en Inde - mais dans une perspective plus large, il peut à bon droit figurer aussi dans le cercle, finalement assez restreint, des "Pères fondateurs" de la science de l'information, dont la bibliothéconomie fait partie. Ranganathan eut le privilège, assez rare, de combiner les qualités d'un homme d'action et d'un homme de science, plus peut-être qu'aucun de ses prédécesseurs dans la galerie des "grands ancêtres" dont les portraits ou les bustes mériteraient de figurer dans quelque salon d'honneur du siège de l'IFLA : comme (pour n'en citer que quelques-uns) Naudé et Morel pour la France, Schrettinger et Hofmann pour l'Allemagne, Otlet pour la Belgique, Edwards et Berwick Sayers pour l'Angleterre, Rubakin pour la Russie, Dewey, Cutter, Wapples et L.R. Wilson pour les Etats-Unis d'Amérique...

    D'un point de vue purement quantitatif, son oeuvre vient assurément au tout premier rang : nul autre que lui ne peut se prévaloir d'une bibliographie aussi étendue - une cinquantaine de livres et plus de mille cinq cents articles ! - sans compter les rapports techniques à diffusion limitée ou inédits, sur tous les aspects, théoriques et pratiques, de la science de l'information et de la bibliothéconomie.

    Je ne puis espérer, en une brève conférence comme celle d'aujourd'hui, pouvoir mettre en lumière toutes les facettes (pour utiliser un des mots-clés de Ranganathan) d'une activité aussi multiforme. J'essaierai seulement de montrer à quel point l'héritage de la pensée ranganathanienne reste aujourd'hui des plus vivants, et l'influence de ses recherches des plus actuelles. En vérité, l'on peut affirmer que Ranganathan a anticipé presque tous les développements récents dans le domaine de l'organisation des bibliothèques et des autres sciences d'information et de documentation, en dépit du fait qu'il ait disparu avant que s'y réalise tout l'impact des "nouvelles technologies de l'information".

    Ranganathan était profondément "nationaliste" - au meilleur sens du terme, c'est-à-dire qu'il se préoccupait en priorité de développer et de moderniser les bibliothèques et autres services d'information dans son propre pays, l'Inde. Mais il avait aussi déployé une grande activité au plan international - à l'UNESCO, à la FID, à l'IFLA - et l'influence de ses idées s'est en fait étendue bien au-delà des limites du sous-continent indien.

    Le cadre conceptuel des politiques des bibliothèques et des services d'information

    Avant de devenir bibliothécaire - assez tardivement, dans sa trente-deuxième année - Ranganathan enseigna les mathématiques et fut trésorier (à partir de 1928, et jusqu'à 1934) de la Société indienne des mathématiques. De 1916 à 1928, il publia dans le Journal de cette société une série de "Questions et réponses".

    Sa formation scientifique initiale l'avait profondément marqué, et quand il entrepris, en 1924, une nouvelle carrière comme bibliothécaire, il conçut très vite le projet de fonder la bibliothéconomie sur une base scientifique. La bibliothéconomie telle qu'on l'enseignait à l'Ecole de bibliothécaires de l'université de Londres, où il était allé étudier en 19241925, lui avait paru trop empirique, trop attaché à des "recettes". Au cours des quatre ou cinq années qui avaient suivi son retour à l'université de Madras, durant lesquelles il avait organisé de fond en comble la bibliothèque universitaire et commencé déjà à donner des cours techniques à des instituteurs et/ou professeurs (à l'université en 1928, à la Madras Library Association - qu'il avait fondé - à partir de 1929), il avait entrepris un travail de réflexion théorique qu'il allait bientôt systématiser et qui aboutit à son premier livre : The five laws of library science (les cinq lois de la bibliothéconomie), paru en 1931, où il expose toutes les idées de base développées dans ses écrits ultérieurs.

    Les "cinq lois" sont devenus classiques - ce sont :

    • 1. Les livres sont fait pour être utilisés (Books are for Use) ;
    • 2. A chaque lecteur son livre (Every Reader his Book) ;
    • 3. A chaque livre son lecteur (Every Book his Reader);
    • 4. Economiser le temps du lecteur (Save the Time of the Reader) ;
    • 5. La Bibliothèque est un organisme destiné à se développer (Library is a Growing Organism).

    La bibliothéconomie étant une science sociale, ses "lois" ne sont pas des "lois de nature" : ce sont, écrit-il, des principes normatifs auxquels doivent se conformer toutes les mesures d'organisation et toutes les opérations techniques. Et, en effet, l'ouvrage montre dans le détail comment l'administration des bibliothèques, leurs catalogues, leur classement, la sélection des documents, l'aide aux lecteurs, le service du prêt, celui de "référence" (reference service, élargi plus tard en long-range référence service, correspondant à ce qu'on désignerait plutôt aujourd'hui comme "servi-ce de documentation") sont en quelque sorte "gouvernés" par l'application cohérente des "cinq lois". Ce sont ces mêmes lois qui doivent inspirer les règles d'organisation des systèmes (réseaux) de bibliothèques à l'échelle locale, régionale et nationale - donc les "politiques nationales des bibliothèques et des services d'infonnation", citées dans le programme de cette conférence de l'IFLA.

    En 1957, les Five laws furent l'objet d'une deuxième édition, augmentée d'un chapitre additionnel (le 8e) sur le développement de la méthode scientifique appliquée à la bibliothéconomie, face aux changements intervenus dans les 36 années écoulées depuis la première édition. [...]

    Organisation et planification des systèmes nationaux de bibliothèques

    Dès 1930, à la section des bibliothèques de la première All Asia Educational Conference, Ranganathan avait présenté un "modèle de loi de bibliothèques pour l'Inde" qui lui servit de base pour le projet de "loi sur les bibliothèques publiques pour Madras" (1934), aboutissant à la promulgation de cette loi 14 ans plus tard (1948).

    En 1947, il publiait un "Plan de développement, comprenant un projet de loi sur les bibliothèques pour la province de Bombay", suivi entre 1949 et 1961 par des plans analogues pour six autres états.

    Cependant, Ranganathan, tout en s'attachant au problème de la planification du système des bibliothèques à l'échelon qu'on pourrait qualifier de régional (celui de la province, devenu "Etat" après l'indépendance"), ne perdait nullement de vue qu'il fallait l'insérer dans un cadre plus vaste : celui de l'Inde dans son ensemble. D'où trois publications successives : "La reconstruction des bibliothèques en Inde après la guerre" (1944), "Un système national de bibliothèques : plan pour l'Inde" (1946) et, plus complet, le "Plan de développement des bibliothèques en Inde", s'étendant sur trente ans, publié par l'université de Delhi en 1950.

    L'aboutissement des études de Ranganathan dans ce domaine fut le "Plan de développement des bibliothèques publiques pour la période du 4e plan" (en fait, couvrant aussi les 5e et 6e plans) établi par lui avec le concours de quatre de ses disciples, qui occupe un numéro entier de Library Science (Vol. 1, n°4, décembre 1964). Sur la base du recensement de 1961, on y trouve des projections détaillées sur les objectifs à atteindre en 1980 en ce qui concerne le "système des bibliothèques municipales'" (pour les agglomérations urbaines d'au moins 100 000 habitants), le "système des bibliothèques rurales" (desservant les villes secondaires, les villages et les hameaux, à partir de 315 "bibliothèques centrales rurales'), 8 090 succursales et 241 366 "stations services rurales qui formaient un réseau de 12 067 "librachines" (= le nom donné par S.R.R. aux bibliobus). Le plan comprend des études spéciales sur le personnel requis, le financement annuel, les investissements pour les bâtiments et leur équipement, et les mesures à prendre pour "augmen-ter le personnel des bibliothèques" et un "projet de loi modèle pour les bibliothèques publiques".

    Ranganathan avait une théorie très "pragmatique" de la planification des systèmes de bibliothèques, basée sur les deux concepts complémentaires de "système unifié de bibliothèques" (unitary library system) et de "système fédéral de bibliothèques" (fédéral library system).

    Selon ses propres définitions :

    Un système unifié de bibliothèques est géré par une seule direction, ayant un financement autonome, des activités techniques (impersonal) centralisées telles que l'acquisition et la préparation des livres, mais par ailleurs différents éléments de services aux lecteurs, tels que des succursales (branch library) et des stations de prêt (delivery stations).

    Un système fédéral de bibliothèques est composé de plusieurs bibliothèques indépendantes et/ou de plusieurs systèmes unifiés de bibliothèques, coopérant entre eux pour des activités décidées d'un commun accord - telles que la coordination et la spécialisation dans le choix des acquisitions, la classification et le catalogage opérés par un personnel commun (Op. cit., p.289).

    Mais il y a, dans la conception raghanathanienne, un troisième concept, qui est peut-être le plus important : celui de "zone viable" (viable area). C'est la zone suffisamment étendue pour que ses ressources propres permettent d'établir un "système unifié de bibliothèques" avec le niveau requis d'efficacité : dans les conditions de l'Inde des années 60, c'est une zone urbaine d'au moins 100 000 habitants ; pour les zones rurales, Ranganathan et son collaborateur Sugra Beghum ne donnent pas les critères qui leur ont permis d'en établir l'étendue, mais il ressort de leur étude qu'il faudrait, pour l'Inde, 315 "systèmes ruraux" autonomes, groupant au total 6 580 "succursales" (rural branch library) et non moins de 12 067 bibliobus.

    Le plan de développement de 1964 prévoit en outre une bibliothèque centrale (State Central Library) par Etat, chargée d'acquérir et de prêter aux systèmes locaux les livres d'un prix élevé qui ne sont pas l'objet de demandes fréquentes et, au sommet, une bibliothèque nationale centrale (National Central Library). Le plan reste assez général pour ce qui est de l'articulation de ces systèmes de bibliothèques publiques avec "les autres systèmes de bibliothèques" : il prévoit seulement (Op. cit. p. 296) le développement d'un réseau de bibliothèques spécialisées (lui-même probablement divisé en plusieurs sous-systèmes) et un autre de bibliothèques académiques (universitaires, de collèges et scolaires : pour ces dernières, Ranganathan écrit qu'il ne faut pas imiter la mauvaise solution retenue en Occident, consistant à créer deux réseaux séparés - bibliothèques scolaires d'une part, bibliothèques pour les enfants (children libraries) d'autre part.

    Il indique que font partie des fonctions de bibliothèques centrales des Etats et de la bibliothèque nationale centrale la gestion du dépôt légal et la publication de la bibliographie nationale - ce qui suppose une coopération et une division du travail entre celle-ci et celles-là, qui doit être prévue dans les lois de bibliothèques (Op. cit. P. 305-7).

    Le plan ne contient pas de prévisions détaillées sur les étapes de réalisation. Ranganathan s'en explique (Op.cit. p. 284) : il eut fallu, pour cela, écrit-il, "des données détaillées, pour chaque ville, district, Etat et pour le pays dans son ensemble, concernant les finances publiques, le revenu national, le taux de d'alphabétisation, l'éducation, et les services de bibliothèques existantes" - des données qui n'étaient pas disponibles. [...]

    Le rôle des différentes catégories de bibliothèques (publiques, académiques et spécialisées)

    La carrière de Ranganathan s'est déroulée dans les universités de Madras d'abord (1924-45) puis Banaras (194547), à Delhi ( 1947-54) et enfin de nouveau à Madras (1962-72).

    Il n'est pas douteux que la théorie bibliothéconomique ranganathanienne telle qu'elle est exposée dans de nombreux ouvrages, a été élaborée à partir de son expérience pratique, acquise en particulier par la réorganisation complète de la bibliothèque universitaire de Madras (1925-1930). Mais il est évident que dès le début de cette activité théorique, il ne s'est pas limité au seul cadre des bibliothèques "académiques". A Londres, il effectue un stage prolongé aux bibliothèques publiques de Croydon (alors parmi les plus évoluées d'Angleterre, sous l'impulsion de Berwick Sayers, son "mentor" à l'Ecole de bibliothéconomie) et visite des bibliothèques de toutes catégories. De retour en Inde, il se dépense sans compter pour promouvoir les bibliothèques publiques, mais aussi les bibliothèques scolaires [... puis milite en faveur de la participation active des bibliothèques au mouvement d'éducation des adultes. [ ...1

    En 1950, la Rockefeller Foundation invita Ranganathan pour une mission d'étude de 18 mois aux Etats-Unis, au cours de laquelle il put constater l'impressionnant développement des bibliothèques spécialisées, dont il avait déjà étudié les méthodes dans les pays scandinaves en 1948. A partir de ces deux expériences, on le voit alors consacrer de plus en plus d'efforts dans le domaine de la documentation spécialisée, au service des chercheurs. [...] En 1963, il édite avec l'aide de 31 de ses disciples et amis, un important recueil d'études sur la documentation et ses facettes.

    Au cours de cette action et des réflexions qu'elle lui a inspiré, Ranganathan s'est forgé une sorte de "doctrine" sur les rapports entre bibliothéconomie et documentation (que l'on appelait pas encore "science de l'information"). On peut la résumer ainsi : il n'y a pas de différence de nature entre l'une et l'autre, mais une différence de méthodes, qu'il ramène à la distinction entre "macro-documents" et "microdocuments" : les premiers sont les "livres" (monographies), les seconds les articles de périodiques, rapports techniques, brevets, normes, etc). Cette différence fondamentale implique pour ces "micros-documents" d'autres techniques, à la fois pour leur sélection, leur traitement ("classification en profondeur", depth classification) et - surtout - pour les services à rendre aux utilisateurs (chercheurs, ingénieurs, techniciens) à qui il faut offrir ce que Ranganathan appelle un long-range service : littéralement "service de référence à longue portée", autrement dit une documentation personnalisée, fournissant toutes les informations correspondant à l'objet de leur recherche. [...]

    M Les usagers et leurs besoins

    Tenir le plus grand compte des besoins des utilisateurs des services de bibliothèques et de documentation/information était le leitmotiv de Ranganathan.

    Il est intéressant de remarquer à cet égard que trois des cinq "lois bibliothéconomiques" (les première, deuxième et cinquième) concernent directement ces besoins, et les méthodes à mettre en oeuvre pour assurer un service optimum, adapté à chacune des multiples catégories de lecteurs. On peut aussi noter que Ranganathan a été un pionner des enquêtes sur les habitudes des usagers, avec son étude statistique sur les utilisateurs de la BU de Madras "Qui lit quoi ?" (Who reads what ?) publiée en 1940 dans la revue South Indian Teacher.

    Mais il était très loin de considérer les lecteurs comme de froides entités statistiques, ne figurant que comme des chiffres sur des tableaux de pourcentages et des courbes de fréquences. Bien que n'ayant pas, à ma connaissance, publié d'études portant spécifiquement sur la psychologie des lecteurs (comme l'avaient fait Hofmann et Rubakin) on trouve, disséminées dans ses écrits , bien des remarques, voire des anecdotes, montrant qu'il portait une grande attention à la personnalité de chaque lecteur, et dans les comptes rendus de séminaires publiés, on voit qu'il considérait comme essentiel d'apprendre à ses étudiants à établir avec les utilisateurs des relations de confiance et des rapports individualisés. (1) [...]

    Les politiques nationales et leur impact sur le développement

    De toute évidence, pour Ranganathan, le développement des bibliothèques (publiques, scolaires, universitaires...) et des services d'information/documentation spécialisés est indissolublement lié au développement scientifico-technique, économique, social et culturel. Et cela dans les deux sens : dans l'histoire des bibliothèques, telle qu'il la présente à ses élèves à plusieurs reprises (notamment dans son séminaire de juin 1964 : voir Library Science, sept. 1965, p. 279-292), celles-ci se développent au fur et à mesure de ce qu'on appellerait aujourd'hui la "modernisation" de la société (en l'espèce, en Angleterre, choisie pour sa valeur exemplaire).

    Mais, inversement, un système de bibliothèques publiques efficaces est indispensable dans une société qui se veut démocratique :

    "Notre démocratie ne peut fonctionner avec succès, en vue de conduire à un bien-être social toujours plus grand, qu'avec le concours vigilant de l'ensemble des citoyens, éclairés et bien informés. Cela rend nécessaire un système de bibliothèques publiques. (Library Science, décembre 1964, p. 289)".

    Et, par ailleurs, le développement économique dépend des progrès de la recherche scientifique et technique ; celle-ci à son tour requiert le développement des services d'information/documentation spécialisés adéquats : en leur absence, on doit redouter un gaspillage considérable de ressources (Library Science, décembre 1970, p. 291-298). [ ...1

    Le rôle de la coopération internationale et régionale

    Bien qu'il fût resté profondément indien, de culture et de sentiments, Ranganathan était devenu en quelque façon, au fil des années, une sorte de "citoyen du monde". A partir de 1948 et jusqu'à ce que, dans ses quatre ou cinq dernières années, son état de santé lui eut interdit les déplacements à longue distance, il avait beaucoup voyagé : en Angleterre, aux Etats-Unis, dans les pays scandinaves, en Russie, et s'était même établi pendant trois ans (1955-57) à Zürich.

    Il était convaincu de la valeur universelle des "principes normatifs" établis par lui dans les Five Laws, aussi bien que des "postulats", "canons" et "principes" posés à la base de sa Colon classification. Et, de fait, une grande partie de cet édifice théorique fut accepté assez vite dans le monde bibliothéconomique anglo-saxon, par l'intermédiaire des organisations professionnelles britanniques (ASLIB, CRG, dans une moindre mesure la Library Association).

    Dans ce domaine de la classification - privilégié par Ranganathan - ses idées connurent une diffusion mondiale, en particulier grâce aux onze rapports rédigés par lui en tant que rapporteur de la Commission de théorie générale de la classification (devenue ensuite Commission de recherches sur la classification) de la FID, de 1951 à 1961 et au fait qu'il fut l'un des principaux 'leaders" des deux premières conférences internationales sur les recherches en classification (Dorking, 1957 ; Elsinore, 1964).

    En 1949, Ranganathan participa à un séminaire organisé par l'UNESCO sur l'éducation des adultes en milieu rural et, en 1953, fut publié un important Catalogue collectif des périodiques scientifiques et techniques dans les bibliothèques de l'Asie méridionale, rédigé sur contrat UNESCO sous sa direction (un deuxième volume, prévu pour les périodiques de science sociale, ne put être entrepris). En 1950, l'UNESCO lui avait demandé un rapport sur la mécanisation des recherches documentaires.

    La valeur actuelle de l'héritage ranganathanien

    Vingt ans après sa disparition, que reste-t-il de valable du legs ranganathanien, pour les bibliothécaires de cette fin de siècle ?

    En premier lieu, je dirai : une inspiration et le terme indien de "gourou" me vient spontanément à l'esprit. Ranganathan était bien un "leader charismatique" au sens wéberien du terme. Tous ceux qui l'ont connu - et je l'ai, pour ma part, rencontré peut-être un demi-douzaine de fois - sont resté sous le charme de sa puissante personnalité, et ses nombreux élèves et disciples sont les continuateurs de sa pensée et de son oeuvre, notamment au DRTC. [.,

    Il est très symptomatique que certaines des techniques dont il préconisait l'emploi, comme l'utilisation de "classifi-cation en profondeur" (classified catalogues) fassent aujourd'hui l'objet de nouvelles études, dans l'optique de leur application aux techniques les plus récentes, comme les catalogues "en ligne" (OPACs) et les hypertextes, sans d'ailleurs que les auteurs s'aperçoivent de leur dette vis-à-vis de Ranganathan (voir, à titre d'exemple, le projet d'un "analytic catalog" étudié par Dana Roth et Linda C. Smith au CALTECH (California Institute of Technology).

    Ranganathan nous a quitté avant que se fasse sentir tout l'impact des "nouvelles technologies de l'information". Pourtant, il avait très tôt reconnu l'importance de ce développement, présentant à l'IASLIC, en 1956, un rapport sur la "mécanisation des services de bibliothèque" et accueillant dans sa revue Library Science une série d'articles sous l'étiquette "Méthodes non-conventionnelles pour la recherche documentaire" (Non-conventional methods in document retrieval), continuée après sa disparition par ses disciples.

    Parmi les "leçons" qu'on doit retenir de l'oeuvre ranganathanienne (de ses écrits, mais aussi de son action !) il en est deux sur lesquelles il est sans doute bon d'insister : ce que j'appellerai la "vertu de l'exemple" et la "persévérance".

    La "vertu de l'exemple" : on la voit tout au long de son combat pour promouvoir le développement des bibliothèques en Inde. Il réorganise la bibliothèque universitaire de Madras de façon "exemplaire", dans l'espoir (justifié) que d'autres universités feront de même. Il rédige un projet de "loi de bibliothèque" pour l'Etat de Madras : elle doit servir de modèle pour d'autres états, et finalement pour l'Union indienne dans son ensemble. Il a créé la première école de bibliothéconomie de niveau universitaire comme un exemple pour d'autres.

    La "persévérance" : pour arriver à la création de l'INSDOC, il ne faudra pas moins de six tentatives infructueuses, en dix ans, avant d'arriver au succès final (Library Science, juin 1972, P. 150-153). Avant de trouver une institution capable d'assurer le développement permanent de la Colon Classification (le DRTC), Ranganathan avait approché, sans succès, quelques quatre ou cinq "hôtes" potentiels... [...]

    Ainsi, il mérite assurément une place d'honneur parmi les créateurs d'une bibliothéconomie et d'une science de l'information qui, à l'aube du 21e siècle, doivent devenir "planétaires".

    1. NDLR : Eric de Grolier rappelle ensuite le rôle de Ranganathan dans le domaine de la formation et du perfectionnement du personnel. retour au texte