C'est bien un fait indiscutable : les pays industrialisés produisent trop de livres, et sont amenés à en organiser régulièrement la destruction : environ 40 millions de livres ont été détruits aux Etats Unis en 1992, et si en France ces chiffres semblent difficiles à obtenir, le recours au pilon est par contre systématique. Le don de ces surplus est tout à fait ponctuel et exceptionnel.
La demande de livres se manifeste souvent clairement du côté des pays en voie de développement, en particulier des pays d'Afrique qui ont du mal à mettre en place une production de l'écrit qui assurerait la couverture des besoins de la seule alphabétisation de leur population et le recueil de leur propre culture, le plus souvent de tradition orale. La demande vient aussi, phénomène plus récent, du côté des pays de l'Europe de l'Est dont la production s'est trouvée désorganisée depuis des dizaines d'années.
Pour le donateur commercial, le don ne présente aucun avantage, si ce n'est de vider ses stocks au profit de "pauvres" plus ou moins identifiés, il peut aussi être l'amorce de nouveaux marchés, ou l'occasion d'avantages fiscaux (législation américaine).
Pour le donateur non commercial, donner ou organiser le don c'est avant tout tenter de répondre à une demande.
L'offre est constituée par le surplus des livres invendus chez les éditeurs, les diffuseurs ou les libraires , les doubles neufs ou usagés des bibliothèques, les spécimens non utilisés de livres pédagogiques, les livres usagés et réformés des bibliothèques, les livres défraîchis des éditeurs.
L'offre se présente le plus souvent en grande masse : des tonnes, des mètre-cubes, des bennes, des containers, des cartons. Seules quelques grandes organisations les répertorient et en proposent des listes.
Si elle est immense dans sa probabilité la demande est en fait très précise dans la définition du contenu et de la qualité des ouvrages qui sont attendus.
Ne sont utiles en milieu scolaire que les ouvrages appropriés aux programmes d'enseignement, ne sont utiles en milieu peu alphabétisé que les ouvrages accessibles aux enfants et adolescents scolarisés.
Selon les lieux, on cherche à constituer en milieu rural ou dans les quartiers de grandes agglomérations, de petites bibliothèques de livres pratiques, des bibliothèques scolaires, ou encore des fonds spécialisés dans les bibliothèques universitaires ou dans les centres de documentation spécialisés.
On attend en premier lieu des publications : livres et périodiques, mais aussi des documents audiovisuels, des jeux éducatifs, des supports informatiques.
On attend de tous ces documents qu'ils ne soient pas inadaptés, périmés, dépareillés, abîmés.
Il faut encore savoir que pour la plupart des organismes demandeurs, la faiblesse des moyens est parfois telle qu'elle interdit le simple traitement des documents reçus en dons : absence de fiches et de fichiers, de fournitures simples permettant d'établir des systèmes de prêt, absence de mobilier, de matériel de reproduction, de machines à écrire, de matériel de réparation ou de reliure. Absence aussi d'outils de travail bibliothéconomique : bibliographies, manuels, tables de classification...
Absence encore de savoir-faire professionnel : Certaines régions souffrent d'un manque flagrant d'écoles de bibliothéconomie, ou d'absence de statuts professionnels. Quand il ne manquent pas, les interlocuteurs sont de niveau et de statut très variables.
Les dons se mettent en place dans des cadres divers qui en permettent l'organisation, le financement , l'évaluation. Le passage se fait ou non par les structures officielles nationales ou locales des pays d'accueil.
Certains dons résultent d'accord internationaux sous l'égide de l'UNESCO par exemple ou de la Conférence des Chefs d'Etats ayant en commun l'usage du français.
D'autres émanent directement des Etats, et s'organisent dans le cadre de coopération bilatérale. Toutes les ambassades et tous les ministères des affaires étrangères ont des services culturels chargés de diffuser des livres à plus ou moins grande échelle. Certains pays ont des services spécifiques chargés de diffusion linguistique : Alliance Française, British Council, Goethe Institut, United State Information Agency... Dans la plupart des pays les Bibliothèques Nationales distribuent leurs doubles exemplaires issus du dépôt légal dans le cadre de dons ou d'échanges selon les possibilités de leurs partenaires.
En France, dans le cadre de ses relations avec l'Afrique, le bureau du livre du Ministère de la Coopération exerce une mission très spécifique de diffusion du livre et d'aide au développement des bibliothèques.
Les collectivités territoriales procèdent très souvent à des dons d'ouvrages dans le cadre d'activités d'échanges internationaux et de jumelages : la bibliothèque et le livre sont une clause parmi d'autres de la convention de jumelage ; la présence et le poids des professionnels sont le gage indispensable de la pertinence et de l'efficacité des dons.
Depuis quelques années, un certain nombre d'agences ou d'organisations non gouvernementales organisent le don à très grande échelle, elles sont essentiellement d'origine anglo-américaines.
Citons : Code, siège à Ottawa (Canada) et à Oxford (Grande-Bretagne) qui distribue environ 600 000 livres par an, essentiellement livres d'enfants et de pédagogie en Afrique et dans les caraïbes.
IBB (International Book Bank) siège à Baltimore (USA) et Ottawa (Canada) qui transporte entre 1 million et 1,5 million de livres par an, dans le monde entier.
IBB envoie à ses correspondants des listings informatiques avec notices et analyses qui leur permettent de faire la sélection des livres demandés.
La Ranfurly Library Service siège à Londres qui traite environ 1,5 million de livres et de périodiques par an, travaille beaucoup en liaison avec des bibliothécaires et un réseau couvrant le monde entier.
La Fondation Sabre, siège à Somerville (USA) distribue 500 000 livres par an, dans les pays d'Europe de l'Est de l'ancienne Union Soviétique, ainsi qu'en Afrique de l'Est.
L'ACPAD, fondation australienne distribue plus de 100 000 livres par ans.
Ces organisations ont des budgets qui approchent le million de dollars, du personnel permanent, des locaux, des moyens de transport, des correspondants appointés dans les pays récipiendaires. Elles réfléchissent ensemble aux moyens d'accroître l'efficacité des programmes de dons de livres.
En témoigne la réunion organisée par International Book Bank à Baltimore en septembre 92, réunissant d'autres organisations similaires, des bailleurs de fonds et des utilisateurs finaux (Cf. encart). Personne en France ne travaille à cette échelle et à ce niveau d'organisation.
Et c'est en fait une structure de cet ordre que suggéraient les conclusions du rappport que la Direction du Livre et de la Lecture avait fait réaliser sur la réutilisation des livres voués au pilon et l'amélioration de la pratique du don (Cf. encart).
Identifier l'offre et la demande, décider que le don est à la fois la solution du problème des surplus et de celui du manque, mettre en place des programmes de dons, c'est tout d'abord se heurter à de nombreux obstacles matériels.
Ceux-ci sont nombreux :
Le financement est aussi un vaste problème, même si les coûts exacts sont difficiles à établir parce qu'en général les ouvrages sont gratuits, qu'il y a une grande part de travail bénévole et de service divers rendus, un financement reste toujours indispensable. Les grandes organisations citées plus haut ont des budgets annuels qui tournent autour de 5 millions de francs mais certains programmes qui donnent des livres normalement achetés mettent en place des financements de cette importance (exemple : Ministère Français de la Coopération).
Le financement est bien entendu fonction du cadre juridique et administratif retenu : dans le cadre d'accords nationaux ou internationaux, les financements sont publics.
Les ONG font appel à des financements privés en même temps qu'à des aides publiques. Mais plus que l'organisation matérielle et logistique des dons et leur financement, le premier problème à résoudre est celui du choix des livres et du contrôle de leur qualité.
Le choix, on l'a vu, est fonction de l'identification d'une demande. Il implique très souvent de devoir résister à une offre inadaptable : stocks trop importants en nombre et en nombre d'exemplaires, niveaux et sujets inapro-priés, problèmes de langues non résolus.
La plupart des organisations de dons de livres revendiquent la possibilité de refuser tout ou partie de ce qui leur est offert, de le redistribuer ou de le détruire.
Un strict contrôle de qualité, avant l'expédition doit permettre de vérifier que les bénéficiaires ne recevront que les livres qui leur conviennent, à défaut de les avoir sélectionnés à partir de listes. Qualité du contenu, qualité de l'état physique du livre, adéquation des quantités.
D'autres écueils sont probablement mal circonscrits, ou leur examen sans cesse repoussé : quel est l'impact de dons massifs de livres, en langue anglaise essentiellement, sur les cultures nationales. Les dons de livres dans les autres langues ne se retrouvant que dans leur ères linguistiques : les livres en français sont distribués en Afrique noire essentiellement, les livres en néerlandais au Surinam, les livres en allemand dans les pays de l'Est, les livres en portugais dans les pays lusophones etc...
Il y a là matière à réflexion et l'extension rapide de la langue anglaise dans les pays d'Europe de l'Est trouve là un début d'explication : par exemple : 80 000 livres par an en provenance des Etats Unis dans les universités de Bulgarie, 140 000 en Pologne.
Autre impact difficile à délimiter : l'influence de ces dons sur le développement de l'édition locale. Il apparaît que ces grands programmes de dons ne sauraient qu'être des solutions à court terme dans une optique d'aide au développement des éditions locales : chaque pays devrait être en mesure de produire dans la langue de son choix, en concordance avec ses propres programmes d'éducation et de recherche les ouvrages qui lui sont nécessaires : voeu pieu ou objectif à long terme, il est cependant raisonnable, de considérer le don comme une aide, un complément, une étape, non comme une fin.
Reste que pour mesurer les résultats, le chemin parcouru, l'adéquation de ce qui est fait par rapport à ce qui est attendu, des systèmes d'évaluation doivent être mis en place.
Les grandes agences s'y emploient, les organismes qui pratiquent le don de façon plus modeste ou plus irrégulière ne sauraient s'y soustraire.
C'est donc bien dans une vision de court terme que doivent aujourd'hui s'inscrire les programmes de dons de livres.
Il serait d'ailleurs indispensable que le programme de don s'inscrive dans un programme d'échange : seul l'échange permet la réciprocité des dialogues, l'évaluation des besoins et permet de vaincre les distances et les conjonctures difficiles. Les échanges doivent reposer sur le professionnalisme même dans un contexte de bénévolat ; ils impliquent à la fois l'absence de toute censure, de tout détournement au profit de personnes privées, de tout prosélytisme politique ou religieux, le respect des mentalités et des usagers. Inscrit dans une dimension culturelle élargie et cherchant à établir des courants de réciprocité, les échanges permettront alors de passer de l'assistance au partenariat.
Du 14 au 16 septembre dernier se tenait à Baltimore (Maryland - USA), un atelier international intitulé "Dialogue entre par-tenaire", sur les programmes de don de livres.
Organisé par IBB (International Book Bank), avec l'aide de l'UNESCO et de CODE (Organisation canadienne pour l'éducation au service du développement) cette réunion d'une centaine de personnes a aussi bénéficié du soutient de la BIEF (Banque Internationale de l'Information sur les Etats Francophones) de l'USIA (United States Information Agency) de la Bibliothèque du congrès, de l'IBC (International Book Comittee) de la Banque Mondiale etc...
Une centaine de personnes représentant 44 pays se sont donc, pendant 3 jours réunis en groupe de travail pour répondre à un certain nombre de questions posées autour de cinq thèmes :
Le travail avait été très bien préparé avec l'envoi à chaque participant des textes d'intervention présentant une ou deux études de cas sur chacun de ces thèmes, et par la liste d'une quinzaine de questions à examiner dans chacun de ces groupes de travail.
L'excellente préparation, l'organisation parfaite, l'accueil chaleureux et le programme très strict, ont permis une exploration très technique de chacun de ces thèmes. Chaque participant invité, membres correspondants pour la plupart de l'IBB, ayant cherché avec beaucoup de conscience à répondre aux quinze questions posées dans chaque groupe de travail.
Les problèmes qui ont été bien identifiés sont les suivants :
Ceux-ci étaient présents en grand nombre, ils ont formulé un certain nombre des demandes :
Cependant, les questions de fond, celles qu'il aurait fallu poser au préalable de toutes les questions d'ordre technique qui ont fait l'objet des discussions des groupes de travail, ont été posées dans l'un des groupes au même titre que les autres au lieu de servir de plate-forme ou de préambule aux débats.
Comment répondre aux besoins locaux ?
Ce qui est donné est-il directement utilisable ?
Faut-il des textes intégraux ou des résumés ?
Faut-il aider les libraires ?
Quels liens peut-on avoir avec l'édition locale ?
Comment la culture d'un pays influe-telle sur l'utilisation qui est faite des dons ?
Quel est le pourcentage de livres en anglais qui sont demandés ?
L'anglais est-elle la première, la deuxième ou la troisième langue du monde ?
Ces questions qui étaient des questions politiques ont été traitées sous l'angle technique, apportant des réponses très matérielles ou renvoyant aux mêmes questions posées dans les autres groupes (exemple de réponse : ce qui est donné est directement utilisable si le contrôle de qualité a été respecté au départ).
De retour de ce séminaire, mon impression personnelle est une impression de frustration. Pourquoi avoir fait cet effort d'organisation de contact et de financement en réunissant l'ensemble des partenaires si ce n'était pas pour susciter un débat de fond ?
Cependant un malaise persiste. Les questions que l'on s'offre de résoudre sont d'ordre technique et les recommandations formulées s'inspirent d'une vision commune de la meilleure exploitation possible des programmes relatifs aux dons de livres on ne sait à quel niveau, des organismes qui totalisent 3,5 millions de volumes donnés par an, font l'analyse des besoins réels des collectivités récipiendaires. Où se fait la réflexion sur les problèmes de langue, sur l'impact de ces dons en matière de culture, de programmes d'enseignement, de transferts d'information et de technologie ?
Quelle sorte d'évaluation fait-on autre que portant sur le nombre de titres, les ouvrages envoyés et leurs points de livraison ?
Quels sortes de projets et d 'objectifs ?
Pour donner une suite positive à cette intéressante initiative propose la constitution d'un réseau international du dialogue entre partenaires.
Le secrétariat en serait assuré par IBB au Canada qui offrira des services bilingues de consultation, d'animation et de communication à des membres adhérents du réseau qui auraient versé une cotisation.
Il assumerait la publication trimestrielle de monographies régionales sur les programmes relatifs aux dons de livres, ainsi que de fiches d'information sur les pays, et il tiendrait à jour une liste d'adresses de membres et personnes ressources.
Il s'agit d'une très intéressante proposition à laquelle l'ABF répondra positivement.
Pour plus de renseignements :
Rosamaria Durand Banque internationale du livre 321, rue Chapel Ottawa-Canada Kin 722 Télécopieur : 613-565-2176