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    Lecture et documentation dans le tiers-monde

    Par Dominique Diguet, Bibliothèque du Conservatoire National des Arts et Métiers

    C'est devenu un truisme que d'affirmer que les pays en voie de développement occupent une place sans cesse croissante sur la scène internationale. Dans tous les domaines de la vie publique, les pays développés ont pris conscience qu'il leur fallait de plus en plus compter avec le Tiers-Monde. Le microcosme des bibliothèques et de la documentation parle lui aussi de plus en plus d'une "coopération" avec ces pays. Mais comment coopérer avec eux sans connaître avec précision la situation dans laquelle ils se trouvent, sans faire l'inventaire de ce qui sépare le Nord du Sud et de ce qui peut éventuellement les rapprocher ?

    Le présent article veut entreprendre un travail de ce type pour un pays déterminé, l'Inde. L'Inde présente trois caractéristiques fondamentales : c'est un pays qui a connu la colonisation occidentale - et même, d'ailleurs, d'autres types de colonisation avant celle-là - ; c'est un pays du Tiers-Monde mais aussi, au sein du Tiers-Monde, l'un des plus puissants économiquement, avec le Brésil ; c'est un Etat qui vit dans une tension permanente entre des éléments d'éclatement et des éléments unificateurs, où l'on rencontre en même temps de profonds contrastes et un grand potentiel de regroupement : cette situation ambiguë se trouve comme symbolisée par la structure fédérale de l'Etat indien.

    Toutes ces caractéristiques ont influé à des degrés divers sur l'élaboration du système bibliothéconomique et documentaire de l'Inde pour le façonner tel qu'il se présente aujourd'hui.

    Le poids d'un passé colonial : un pays qui ne s'est pas appartenu à lui-même

    L'Inde et l'Occident connaissent leur existence mutuelle depuis l'Antiquité. Mais le fait de civilisation fondamental qui permet de comprendre les structures actuelles de l'Inde réside bien évidemment dans la colonisation britannique.

    Outre sa langue - point qui est d'une extrême importance et qui sera développé plus bas - le colonisateur britannique introduisit en Inde une conception de la recherche scientifique, une armature bibliothéconomique liée à cette recherche, une expérience de la formation propre aux techniques de la documentation ; la question se pose de savoir s'il tenait réellement à y introduire également une part de sa culture.

    Epistémologie et bibliothèques

    L'histoire des bibliothèques d'une civilisation est toujours conditionnée par l'histoire de la pensée de cette civilisation, par la vision du monde sous-jacente à la forme qu'y prend l'organisation du savoir.

    La tradition bibliothéconomique indienne remonte au quatrième millénaire avant Jésus-Christ. Elle était à l'origine intimement liée à la religion : on trouve une bibliothèque dans chacun des quatre grands temples situés aux quatre points cardinaux, et un maharajah comme Chola King Rajaraja (Ile siècle) passa sa vie à rassembler les textes intégraux des hymnes sacrés.

    Les Musulmans, qui occupèrent l'Inde à partir du 8e siècle, cultivaient aussi l'amour des livres. Les bibliothèques faisaient partie intégrante de leurs palais ; au 17e siècle, le sultan Tippu (qui régnait sur l'actuel Karnataka) demanda à son père en cadeau de mariage une bibliothèque qui abriterait "tous les livres de toutes les nations".

    Quant à la science proprement dite, elle existait bien évidemment en Inde dès avant l'arrivée des Britanniques. Des témoignages archéologiques montrent que les peuples du bassin de l'Indus connaissaient une science florissante avant même l'invasion aryenne (vers 1500 av. J.C.), contrairement à ce que l'on a longtemps pensé. La mentalité indienne, fascinée par le nombre et le cosmos, faisait la part belle surtout aux investigations mathématiques et astronomiques, mais aussi à la médecine. L'arrivée des Arabes, entre 700 et 1200 ap. J.C., entraîna un infléchissement des schémas de pensée indiens, en important à la fois une philosophie et une configuration scientifique différentes. Ces deux conceptions épistémologiques coexistèrent plus ou moins pacifiquement jusqu'au 18e siècle, mais d'un point de vue bibliothéconomique débouchèrent sur une même situation : le morcellement territorial faisait que, selon que les détenteurs du pouvoir politique local appartenaient à l'une ou l'autre religion (maharajahs hindustanis et sultans musulmans), ils encourageaient un développement scientifique relevant de l'une ou de l'autre vision du monde, et dans tous les cas ils constituaient de superbes bibliothèques mais qui n'étaient pas ouvertes au public. Ces mécènes faisaient venir des livres de très loin : c'est ainsi que des livres persans, anglais, français, arrivèrent en Inde pour enrichir des collections déjà importantes ; ils entretenaient en outre des équipes de traducteurs.

    Cet encouragement officiel disparut avec la dissolution de toute forme de pouvoir politique à l'occasion des guerres incessantes qui déchirèrent l'Inde tout au long du 18e siècle. C'est à cette époque que débuta la colonisation anglaise.

    L'arrivée des Anglais constitua pour la pensée indienne une nouvelle "strate épistémologique", si l'on ose dire. Ils introduisirent en Inde des conceptions philosophiques et scientifiques occidentales, ainsi que des cadres institutionnels typiquement occidentaux, mais ne développèrent sur place que ce que l'on pourrait appeler une "recherche de type colonial", visant essentiellement à dresser l'inventaire du réel, dans une intention surtout utilitaire, dans un pays nouvellement conquis : en atteste l'appellation de la plupart des sociétés savantes fondées en Inde au 19e siècle, telles que la Zoological Survey, la Botanical Survey, la Geological Survey etc. Ils prirent toutefois également en compte le goût des Indiens pour les mathématiques en fondant la Trigonométrie Survey. Tout ce qui faisait la spécificité de la culture indienne, et que l'on trouvait dans les bibliothèques des temples, des monastères, des monuments religieux, ne suscita guère d'intérêt qu'auprès de quelques orientalistes isolés. Cet aspect des choses retenait plutôt l'attention des érudits allemands que des colons anglais; mais les érudits allemands ne détenaient pas le pouvoir.

    Les Anglais introduisirent en outre en Inde une politique éditoriale résumée par l'adage "Publish or perish" : ils fondèrent un nombre impressionnant de revues scientifiques en anglais qui ont survécu à l'Indépendance ; l'Inde est aujourd'hui au premier rang des pays du Tiers-Monde et au 8e rang mondial pour ses publications scientifiques et techniques.

    Bibliothéconomie anglo-saxonne et mentalité indienne : un singulier recouvrement

    Si partiale et partielle que fût cette "recherche de type colonial", elle n'alla pas sans l'implantation de structures bibliothéconomiques analogues à celles qui existaient dans la "métropole". La rigueur et l'efficience bien connues de la bibliothéconomie anglo-saxonne séduisirent les Indiens, parce qu'il se trouvait de manière purement fortuite qu'elles correspondaient. d'une certaine façon, à leur mentalité : une société reposant sur la division en castes, et dont la religion se complaît à énumérer par le détail la succession de toutes les incarnations de ses dieux, ne pouvait demeurer insensible à l'esprit de systématisation et de catégorisation qui caractérise la gestion documentaire anglo-saxonne. Les Indiens adoptèrent donc celle-ci avec enthousiasme, et cherchèrent même à la pousser jusqu'à ses conséquences ultimes : en 1937 le mathématicien Ranganathan élabora la Colon classification, d'une extrême complexité mais qui répondait mieux aux exigences des Indiens, en fonction de leurs traditions culturelles, que la classification de Dewey. pur produit de la mentalité américaine.

    Le côté mathématique et pour ainsi dire abstrait du travail de classification constitue paradoxalement, aujourd'hui, un obstacle à la modernisation des bibliothèques indiennes. D'une part en effet la coexistence de deux systèmes de classification (Dewey/Ranganathan) entrave les possibilités d'échanges de données bibliographiques en ligne, d'autre part les bibliothécaires indiens, profondément attachés à cet aspect de leur travail, n'arrivent pas à concevoir leur mission de promotion de la lecture, comme en témoignent les revues professionnelles de portée nationale et internationale dont les thèmes privilégiés sont les classifications et l'informatisation plutôt que l'équipement, la construction et le développement des bibliothèques publiques. Ce qui pouvait apparaître au départ comme un atout pour l'Inde, l'introduction d'une bibliothéconomie performante et rigoureuse, s'est donc révélé à terme un handicap, par suite, pourrait-on dire, d'une espèce de surenchère de l'élève sur le maître. L'histoire coloniale est pleine d'effets pervers de cette sorte. (1)

    M Les spécificités du Tiers-Monde

    Les pays du Tiers-Monde souffrent à peu près tous des mêmes types de problèmes : fossé croissant entre une élite d'argent qui tient tous les leviers de commande et une énorme majorité qui s'engouffre de plus en plus dans la paupérisation, insuffisance des infrastructures techniques, incapacité à assurer une maintenance des équipements faisant appel aux technologies de pointe (ce qui induit un gaspillage auquel l'économie de ces pays ne peut faire face), situation d' "assistanat", de sujétion économique et technique vis-à-vis du monde développé et d'organisations non-gouvernementales comme l'UNESCO. L'Inde ne fait pas exception à ces traits communs à tout le Tiers-Monde.

    Les "inégalités du sous-développement"

    Les conditions socio-économiques de l'Inde sont loin d'être harmonieuses : la population se subdivise en une élite peu nombreuse mais riche et puissante et une masse réduite à une quasi-misère ou à une totale misère (analphabétisme, bidonvilles...). Cette inégalité sociale existe aussi au niveau institutionnel : d'importants centres de recherche disposent de budgets leur permettant de bénéficier de services d'information compétents tandis que petites et moyennes entreprises et universités peu ou pas subventionnées doivent s'en priver.

    Cette situation a entraîné un "exode des cerveaux" très préjudiciable à la recherche indienne : beaucoup d'Indiens font leurs études en Occident, y découvrent un niveau de vie supérieur à celui qu'ils pourraient connaître dans leur pays et préfèrent donc rester travailler dans les pays industrialisés.

    L'Inde souffre en outre d'un surpeuplement particulièrement alarmant. Nourrir cette population constitue le problème primordial de chaque instant ; l'alphabétiser est déjà passablement secondaire ; quant à entretenir chez elle le goût de la lecture, c'est considéré purement et simplement comme un luxe.

    Absence d'infrastructures, carences de la maintenance

    Comment s'informatiser dans un pays où l'électricité est coupée plusieurs fois par jour ? Comment s'équiper en CD-ROM quand on ne dispose pas sur place de personnel capable d'en assurer la maintenance ? Pourtant, à la fin des années 70 l'Inde a misé à fond sur les nouvelles technologies. Mais l'effort financier à fournir pour équiper en matériel informatique la plupart des centres de documentation et des bibliothèques dépassait les forces nationales, si bien que rares sont aujourd'hui les bibliothèques convenablement informatisées.

    L'interrogation des banques de données internationales illustre tristement bien les difficultés auxquelles sont en butte les pays du Tiers-Monde. Le serveur Dialog a implanté un représentant à Bangalore et jouit d'un quasi-monopole de fait en Inde ; cette situation lui permet de sur-facturer les demandes d'accès aux banques de données émanant de l'INSDOC, situé à New Delhi, en raison de l'éloignement géographique...

    Le leurre de l'Indépendance

    La colonisation de pouvoir a fait place à un néocolonialisme plus insidieux, moins visible mais tout aussi réel. Comme les autres pays du Tiers-Monde l'Inde a dû, pour pallier le manque de ressources de ses bibliothèques publiques et de recherche, faire appel aux pays développés ainsi qu'à des organisations non-gouvernementales.

    Elle a notamment sollicité l'UNESCO à diverses reprises pour préparer, mettre en place et/ou subventionner de nombreux services d'information (par exemple lors de la création de l'INSDOC en 1952 ou du NISSAT en 1977). Mais une aide internationale ponctuelle qui ne fait pas l'objet d'un suivi rigoureux ne peut déboucher sur un résultat concret à long terme : ainsi, le taux de consultation des banques de données internationales s'est effondré chaque fois qu'une de ces organisations (l'UNESCO en 1976, l'ESA en 1980) a cessé sa politique incitative.

    Dès 1971 l'UNESCO a aidé l'Inde à mettre en place sa politique documentaire, avec ses programmes UNISIST puis PGI. Elle a également favorisé l'implantation du logiciel CDS/ISIS (on dénombre aujourd'hui 604 applications de ce logiciel en Inde). Plus récemment, elle a établi des listes fondamentales de périodiques qui servent au repérage de l'information dans plusieurs domaines scientifiques. L'Inde bénéficie également du projet pilote ASTINFU, créé sous les auspices de l'UNESCO : projet qui permet depuis 1989 de se procurer des photocopies d'articles dans le cadre d'un réseau entre les pays d'Asie et la Bibliothèque nationale d'Australie. L'UNESCO prend en charge, pour l'instant, les deux tiers du prix de l'article. D'autres contrats ont été passés afin de fournir l'information venant de l'étranger que l'Inde ne peut acquérir, mais ce n'est souvent qu'à titre incitatif et provisoire.

    Un pays tiraillé entre forces de dispersion et forces unificatrices

    L'Inde est depuis toujours une terre de contrastes violents, une mosaïque d'éléments divers tant au point de vue ethnologique que culturel, linguistique et religieux ; pourtant la civilisation indienne constitue une entité et porte en elle un fort potentiel unitaire.

    Multiplicité des langues et langue de culture unique

    Le parti-pris qui a présidé à la délimitation des contours géographiques des Etats visait à respecter le plus possible les frontières linguistiques. On aboutit donc à une mosaïque de 25 Etats et 6 territoires, où 2 langues ont un statut de langue officielle fédérale, l'hindi et l'anglais, et 14 autres langues sont reconnues comme langues officielles locales, sans compter les dialectes. Un document de synthèse en langue kannada (Karnataka) est bien souvent incompréhensible pour le voisin du Tamil Nadu qui lit le tamoul. Les langues dravidiennes du sud n'ont pas de ressemblance avec celles du nord. Cette situation restreint considérablement les possibilités d'échange de documents. Certains centres de documentation et de recherche ont des équipes de traducteurs et publient leurs rapports en hindi, anglais et langue locale. L'hindi, que le gouvernement central voulait imposer en 1967, n'est ni parlé, ni compris dans la plus grande partie de l'Inde.

    Toutefois la colonisation britannique a introduit en Inde un précieux instrument de travail avec la langue anglaise, qui s'est très vite répandue parmi les élites des castes supérieures (celle des brahmanes et dans une moindre mesure celle des commerçants). Mais le fort taux d'analphabétisme que connaît l'Inde empêche l'anglais de jouer à plein le rôle de langue de communication qui pourrait être le sien compte tenu de la complexité de la géographie linguistique indienne. Un pour cent seulement de la population parle et lit l'anglais. Ce facteur potentiel d'unité n'est donc pas en mesure, dans l'état actuel des choses, de lutter contre les facteurs d'éclatement.

    L'anglais est cependant langue de culture; c'est la langue de l'enseignement supérieur. Les nombreuses publications scientifiques indiennes sont éditées en anglais ; mais, si elles sont de ce fait bien représentées sur la scène internationale, elles ne sont pas utiles à la recherche indienne locale lorsqu'elles ne sont pas traduites en langues vernaculaires - d'autant que les sujets abordés sont bien souvent trop pointus par rapport aux besoins réels du pays, en raison du désir des chercheurs indiens de se faire remarquer au niveau international et d'apparaître dans les banques de données comme celles de l'ISI.

    Structure fédérale : atout ou handicap ?

    Avant même que l'Etat indien n'accédât à l'Indépendance, ses dirigeants prirent conscience, pendant la Seconde Guerre mondiale, de la nécessité d'élaborer une politique globale de la recherche scientifique et de centraliser les données disponibles dans ce domaine. C'est ainsi que le Premier ministre Nehru créa en 1942 le Council of scientific and industrial research (CSIR), homologue de notre CNRS.

    Cette volonté politique de centralisation fut intensifiée après l'accession à l'Indépendance en 1948. Il était indispensable de l'accompagner d'une volonté de politique documentaire unifiée.

    Grâce à la persévérance de Ranganathan, on peut citer deux institutions qui semblent témoigner de la réalité de cette volonté : l'une avait purement un rôle de bailleur de fonds (l'University Grant Commission (UGC), fondée en 1948) et l'autre constituait un premier jalon vers l'établissement d'un réel réseau (l'Indian National Scientific Documentation Centre (INSDOC), créé en 1952).

    L'UGC existe encore aujourd'hui ; son rôle est loin d'être négligeable puisqu'elle subventionne les bibliothèques universitaires pour les acquisitions d'ouvrages et les abonnements de périodiques. Elle travaille à l'heure actuelle sur le projet INFLIBNET, consistant à rassembler toutes les BU indiennes en un seul réseau. On ne peut pour le moment rien présager du succès de cette entreprise, qui n'en est encore qu'à un stade embryonnaire.

    L'INSDOC centralise toute l'information scientifique et technique indienne (périodiques, rapports, thèses, brevets...) et est chargé d'en assurer la diffusion (voir annexes).

    La profession aussi s'est organisée : les bibliothécaires confrontés à la demande de plus en plus pressante des chercheurs du CSIR prirent l'initiative de créer l'Indian Association of Special Libraries and Information Centres (IASLIC) en 1955 à Calcutta. L'IASLIC bénéficia du soutien d'éminents scientifiques et connut un grand et rapide succès. En relation avec la FID et l'IFLA dès sa création, cette association se veut le point de contact entre tous les professionnels de l'information.

    Tous ces nouveaux centres de documentation en pleine expansion se trouvaient à court de personnel qualifié, ce qui nécessita la création de programmes de formation dans les universités et d'écoles de documentalistes (cours de l'INSDOC, création en 1962 du Documentation Research Training Centre, dont l'instigateur est encore une fois Ranganathan).

    Sur les conseils de l'UNESCO, le gouvernement central instaura en 1977 un système comparable à celui de nos CADIST : le NISSAT (National Information System for Science and Technology). Ce système consistait à établir des centres qu'on ne pourrait définir autrement que comme "centres d'acquisition et de diffusion" de la documentation dans un secteur donné. Cette initiative, louable en soi au départ, n'a guère débouché que sur des effets pervers : faute de moyens, ces centres n'ont été créés qu'avec une très grande lenteur ; ils ont été implantés auprès de centres de recherche déjà existants et qui se trouvaient dans des villes industrialisées, ce qui ne fit qu'accentuer les disparités économiques régionales ; enfin, si ces centres s'acquittent consciencieusement de leur fonction d'acquisition, la fonction de diffusion, elle, laisse sensiblement à désirer...

    La situation est encore plus inquiétante dans le domaine de la lecture publique.

    Le gouvernement central ne s'est guère impliqué jusqu'à maintenant dans la promotion de la lecture publique, ni dans le développement des bibliothèques. Dès 1957, le Comité des Bibliothèques, présidé par Ranganathan, avait pourtant proposé un plan de développement pour les bibliothèques, articulé en plusieurs échéances : les Etats devaient se doter chacun d'un acte législatif prévoyant d'établir des bibliothèques d'abord au niveau national, puis au niveau des districts, enfin au niveau des villages (du fait du surpeuplement, ce que l'on appelle "village" en Inde désigne rarement un groupement humain inférieur à 2 000 âmes...). À l'heure actuelle 9 Etats seulement ont rédigé cet acte législatif... Le gouvernement central n'a toujours pas approuvé le plan d'action proposé en 1986 par l'Empowered Committee (comité relevant de la National Policy for Library and Information System).

    Les bibliothécaires sont dans l'expectative. Les Etats sont de fait livrés à eux-mêmes et adoptent différentes politiques (quand ils prennent la peine d'en adopter une) pour aménager les espaces de lecture. Le sud de l'Inde est bien couvert, notamment le Kerala. Mais la plupart des Etats, en dehors de ceux qui ont bénéficié de soutiens importants (comme le Tamil Nadu favorisé par Ranganathan ou le Bengale où la fondation Raja Rammohan Roy a beaucoup investi), ne sont pas parvenus à construire, équiper ou conserver de bonnes bibliothèques.

    L'absence d'un pouvoir fédéral fort et réellement désireux d'imposer une politique commune aux particularismes locaux ne favorise pas, dans l'état actuel des choses, le développement d'un réseau performant de bibliothèques et de centres de documentation. La structure fédérale, élément unificateur, ne peut constituer, faute de stabilité politique, qu'un potentiel de développement pour l'avenir, mais se heurte trop pour le moment aux volontés antinomiques des Etats fédérés pour mener à bien des réalisations concrètes.

    La tenue du congrès annuel de l'IFLA à New Delhi en 1992 aura été l'occasion de s'exprimer pour un courant de pensée encore minoritaire, mais sans doute appelé à gagner du terrain dans les années à venir, au sein du personnel des bibliothèques de l'Inde. En effet, depuis quelque deux ou trois ans commence à poindre l'idée, chez certains bibliothécaires indiens, qu'il est fallacieux de croire aveuglément aux vertus miraculeuses des nouvelles technologies. L'ordinateur n'est pas Ganesh et n'assure pas à tout coup la réussite. Bien au contraire, dans un pays où l'on n'a même pas les moyens de dresser une carte précise de l'existant, l'importation massive et irréfléchie de ces techniques de pointe, sans effort d'adaptation, n'est qu'une cause d'absurdes gaspillages.

    Mieux vaut une architecture globale des systèmes d'information bien pensée au niveau national qu'une informatisation anarchique. Ces bibliothécaires souhaiteraient qu'une volonté politique émanant du gouvernement central mette l'accent sur les points suivants :

    • plus grand effort dans le domaine de la lecture publique et harmonisation du niveau culturel des populations indiennes en s'attaquant au problème de base de l'analphabétisme mais aussi, projet de plus longue haleine, à l'enracinement durable des habitudes de lecture ;
    • redéfinition du rôle des bibliothèques comme soutien des populations dans leurs démarches administratives mais aussi tous les aspects de la vie quotidienne qui font appel à l'écrit ;
    • établissement d'un recensement exhaustif des sources d'information dans la perspective d'un réseau véritablement efficient ;
    • développement du parc de photocopieurs, aujourd'hui dérisoirement absents des centres de documentation et dont la présence y serait peut-être plus opportune, en tout cas plus urgente que celle de claviers d'ordinateurs.

    L'Inde compte plus de 50 % d'analphabètes. C'est là un fait concret que les instances bibliothéconomiques indiennes doivent garder à l'esprit avant de définir une quelconque ligne politique. L'état d'urgence impose de trouver des solutions qui n'ont rien à voir avec les pratiques occidentales. Il nous faut nous dégager d'un certain paternalisme et admettre qu'il est nécessaire que les pays du Tiers-Monde, pour sortir du cycle infernal de l'assistanat et des remèdes inadaptés imposés de l'extérieur et voués à un échec encore plus désastreux que le mal qu'ils sont censés combattre, se forgent leurs propres réponses. Pour diffuser des connaissances au sein d'une population touchée par l'analphabétisme, il faut prendre en compte la culture orale et populaire et l'impact de l'image. Le cinéma et les "arts de représentation" comme le théâtre dansé (theyyam, kathakali) commencent à être perçus comme vecteurs potentiels de connaissances fondamentales.

    L'expression "pays en développement" fait référence en priorité à une situation économique. Cette dimension ne saurait évidemment être écartée ; mais les problèmes que rencontre un pays comme l'Inde sont sans doute avant tout d'essence politique.

    1. NDLR : Dominique Diguet souligne ici. dans un passage qui été retiré. la faiblesse de la lecture publique, et en pari culer l'indifférence du colonianismc britannique en la matière. retour au texte