Index des revues

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    Les écrivains et leurs manuscrits

    Remarques sur l'histoire des collections modernes de la Bibliothèque nationale

    Par Roger Pierrot
    Nous publions ici avec l'autorisation de M. Alain Gourdon, administrateur général de la Bibliothèque Nationale, le texte revu et complété d'un article paru précédemment dans le « Bulletin de la Bibliothèque Nationale», 48année, n" 4, décembre 1979, p. 165-177.

    ON ne trouvera pas ici l'esquisse d'une histoire des collections de manuscrits littéraires modernes de la Bibliothéque Nationale. Il s'agit simplement de quelques remarques sur la constitution de nos fonds littéraires les plus importants et aussi de quelques réflexions préliminaires à une étude (à faire) : l'histoire de la conservation des manuscrits d'auteurs depuis l'invention de l'imprimerie.

    En essayant d'esquisser ces deux aspects du sujet, je m'attacherai, bien sûr, aux collections du Département dqnt j'ai la charge, sans m'interdire parfois, quand cela sera utile pour évoquer l'histoire de la conservation, de faire allusion à d'autres fonds.

    Du livre manuscrit au livre imprimé

    L'apparition en Occident du livre imprimé à l'aide de caractères mobiles au milieu du XV siècle - après des essais sensiblement antérieurs en Corée - constitue une révolution capitale dans l'histoire de la production intellectuelle en général et littéraire en particulier. Cette rupture est essentielle, car elle a permis très vite une large diffusion de l'écrit en de très nombreux exemplaires identiques (ou quasiment identiques), mais cette rupture constitue aussi un simple relais pour la transmission du legs culturel de l'Antiquité et du Moyen Age. L'édition des livres n'est pas née avec l'imprimerie, ce sont simplement les techniques de la fonction éditoriale qui ont été révolutionnées.

    Depuis l'Antiquité - je pense aux scoliastes alexandrins - et pendant tout le Moyen Age, on a édité des textes littéraires les copiant et recopiant de génération en génération. Mais les guerres, les révolutions, le fanatisme ou l'ignorance nous ont privés définitivement d'une part énorme du legs de la production antique et médiévale. Souvent entre l'acte d'écriture et le plus ancien témoin manuscrit conservé se sont insérés les siècles ou même les millénaires, avec toutes les distorsions, omissions, interpolations, transformations volontaires ou involontaires que l'on imagine facilement. En voici quelques exemples : Platon (429-347 avant notre ère), le plus ancien manuscrit conservé le codex A (B.N., grec 1807) est du IXesiècle.

    Sophocle (vers 495-vers 405 avant notre ère) a écrit un nombre considérable de tragédies, sept ont survécu en entier, le plus ancien témoin est daté des environs de 1300 (B.N., grec 2712). Le Pro Murena de Cicéron, discours prononcé en 63 av. J.C., nous est connu grâce à un manuscrit du XVe siècle. En dehors des papyrus plus ou moins fragmentaires, les manuscrits d'auteurs classiques grecs et latins antérieurs au VIesiècle peuvent se compter sur les doigts des deux mains...

    Nous n'avons évidemment pas de manuscrits autographes de l'Antiquité et encore moins d'« avant-textes» ou de brouillons. Pour le Moyen Age la situation est trop souvent semblable à celle de l'Antiquité ; parfois il offre aussi d'heureuses surprises : on connaît des copies d'oeuvres de saint Thomas avec des révisions autographes et plusieurs volumes de la main de Moïse Maïmonide ou de celle de Pétrarque.

    Dès qu'on disposa de l'imprimerie, un réflexe assez naturel, lié à l'émerveillement provoqué par ce nouveau moyen de communication, joua. A quoi bon conserver des manuscrits reproduits fidèlement en assez grand nombre ? Et cela d'autant plus que le système de composition impliquait la division du manuscrit à imprimer en feuillets isolés placés au-dessus de « la casse dans le «visorium» tenus «par le mordant», très souvent après composition le manuscrit était taché, portait de la main du chef d'atelier des annotations diverses : nom du compositeur, indications sur les différents caractères à employer, marque de cessation de travail sur une feuille manuscrite, par soulignage du dernier mot composé et indication du numéro de la page suivante du livre en cours d'impression, ainsi que le numéro d'ordre de cette page dans le cahier. Bref, de l'atelier revenait un papier sali, froissé, annoté ; pourquoi le conserver puisqu'on avait à la place un imprimé harmonieux bien tiré sur un papier de qualité ?

    C'est là sans doute une explication de la disparition de la plupart des manuscrits littéraires des XVI, XVIe, XVIIesiècles qui avaient fait l'objet d'éditions imprimées.

    Bien sûr il y a des exceptions, mais elles sont assez rares et on les trouve surtout pour des écrivains appartenant à la Noblesse ou à l'Eglise : deux ordres ayant la stabilité et le goût (ou l'obligation) de conserver des archives : la conservation d'un grand nombre de manuscrits de Brantôme peut servir de témoin de ces exceptions.

    Aux XVIe et XVIIe siècles

    Il faut naturellement distinguer l'écrit littéraire, publié par l'auteur, de celui laissé inédit à sa mort et mis au jour par ses héritiers. Deux exemples célèbres entrent dans ce schéma. L'exemplaire dit de Bordeaux de la 38édition des Essais de Montaigne, utilisé par Mlle de Gournay pour l'édition posthume, augmentée des ajouts autographes marginaux de Montaigne. Devenu une relique, le volume annoté a été conservé dans les archives familiales avant d'entrer à la Bibliothèque de Bordeaux. Pascal avait laissé inachevé son grand traité d'Apologie de la Religion chrétienne. Le manuscrit, ou plutôt les liasses des Pensées furent soigneusement conservées, recopiées et éditées par la famille. C'est maintenant l'un des joyaux du Département des Manuscrits, le Français 9202.

    Beaucoup de manuscrits de Mémoires - souvent d'« Outre-Tombe » - ont survécu, des vers aussi, mais fort peu d'oeuvres théâtrales ou romanesques publiées par leurs auteurs. Est-il besoin de rappeler ici que nous n'avons pas une ligne de pièce de théâtre de la main de Molière ou de Corneille et que, de Racine nous ne sommes guère mieux pourvus.

    Des «autographes» de Fables de La Fontaine ont circulé ces dernières années, mais il convient ici d'être prudent et de mettre des points d'interrogation après le mot « autographe ». Toutefois le Département des Manuscrits conserve quelques feuillets d'un projet de tragédie de La Fontaine qui semblent bien de sa main (Fr. 12794).

    Beaucoup de textes autographes de Bossuet, homme d'Eglise, ont survécu. Une partie importante de ses papiers acquis par la Bibliothèque Royale au milieu du XVIIIesiècle avaient été trop libéralement prêtés à des érudits successifs qui se proposaient d'éditer les oeuvres complètes et inédites de l'aigle de Meaux. Il fallut une saisie chez un imprimeur, en 1817, pour que la Bibliothèque récupère, enfin, 34 volumes qui portent maintenant les Nos12811-12844 du fonds Français. Ce ne sont évidemment pas uniquement des autographes, il y a de nombreux textes copiés ou dictés plus ou moins copieusement révisés de la main de Bossuet. Depuis, d'autres autographes de Bossuet sont entrés dans nos collections, en particulier quatre volumes provenant de la bibliothèque de Sir Thomas Phillipps ayant sans doute la même origine que ceux récupérés en 1817 qu'ils ont rejoint sur nos rayons en 1970 (n.a.fr. 1 6313-1 6316).

    En 1973, l'Association diocésaine de Meaux, alarmée , par leur état, a déposé à la Bibliothèque Nationale un important ensemble de papiers de Bossuet. On signalera que ce fonds a nécessité de délicats travaux de restauration pour le sauver des moisissures et éviter la prolifération des micro-organismes, ainsi 18 feuillets autographes du Traité de la communion sous les deux espèces nous étaient arrivés comme une masse compacte formant un bloc, ils sont maintenant sauvés et lisibles.

    Après Bossuet, comment ne pas évoquer Fénelon pour constater que de nombreux autographes ont été également conservés et même le manuscrit autographe des Aventures de Télémaque (Fr. 14944) ? Il est vrai qu'il avait été offert par l'auteur au duc de Bourgogne. Plus intéressant est peut-être pour les chercheurs soucieux d'« avant-textes » la copie de l'abbé Porée, portant de nombreuses corrections de Fénelon (Fr. 14945).

    Pour ne pas trop décourager les spécialistes de la fiction au XVIIe siècle on notera que le manuscrit de Cyrano de Bergerac : L'Autre Monde, ou les Etats et Empires de la lune (n.a.fr. 4558) a échappé au grand naufrage des autographes de la littérature théâtrale et romanesque du Grand Siècle.

    Le XVIIIe siècle

    Au Siècle des Lumières la situation change quelque peu. Pour des raisons bien connues de censure, politique et ecclésiastique, toute une littérature clandestine circule sous forme de copies manuscrites. Parmi ces copies il y a parfois des autographes. Roland Desné, il n'y a guère, a montré que le curé Meslier avait plusieurs fois recopié le «Mémoire» de ses « Pensées et sentiments », sans hélas, nous laisser le témoignage de ses repentirs et tâtonnements d'écriture (Fr. 19458-19460).

    Monsieur le baron de la Brède et de Montesquieu avait soigneusement conservé dans les archives de son château le manuscrit de l'Esprit des lois, vendu par ses héritiers, il est entré en 1938 à la Bibliothèque Nationale (n.a.fr. 12832-12836), mais il s'était montré beaucoup plus négligent pour celui des Lettres persanes dont seuls quelques fragments subsistent (n.a.fr. 14365).

    La querelle Voltaire-Rousseau existe aussi en ce qui concerne l'attitude de ces deux auteurs à l'égard de leurs manuscrits. Il était frappant de voir en visitant l'Exposition Voltaire que si les autographes de lettres de Voltaire étaient en nombre considérable, Mlle Annie Angremy n'avait pu retrouver pratiquement aucun manuscrit autographe d'oeuvre importante. Voltaire a été peu soucieux de conserver les manuscrits des oeuvres qu'il publiait, quitte très souvent à les renier avec véhémence, par exemple quand, écrivant au pasteur Vernes, il prétendait ne pas être l'auteur de Candide.

    Toute différente fut la pratique de Rousseau. Il a soigneusement conservé tous les manuscrits de ses grandes oeuvres, souvent en plusieurs états. Si la Bibliothèque Nationale est peu riche en manuscrits du citoyen de Genève, la Bibliothèque de l'Assemblée Nationale a recueilli les manuscrits de la Nouvelle Héloïse, de l'Emile et un état des Confessions. Neuchâtel conserve, entre autres autographes, le Contrat social, les Rêveries d'un promeneur solitaire et un état des Confessions ; Genève, un autre état du Contrat social. Il allait même jusqu'à conserver les brouillons et les minutes de ses lettres et parfois à en constituer, après coup, des recueils apologétiques où à l'aide de ces brouillons et minutes conservés, il établissait des versions sensiblement différentes des missives reçues par ses correspondants. Tout cela donne bien du mal à M. Ralph Leigh, le savant éditeur de sa Correspondance. Sans entreprendre une psychanalyse d'un auteur aussi en avance sur son temps pour la conservation de sa production littéraire y compris les ébauches, on peut se demander si le métier ingrat de copiste de musique qu'il a exercé ne lui a pas inculqué une révérence particulière pour tout ce qui était tombé de sa plume, sans oublier naturellement son besoin incessant de justification.

    L'histoire des manuscrits de Diderot, tout comme celle des écrits de Bossuet, est un roman aux multiples épisodes. Diderot n'a malheureusement pas plus conservé ses manuscrits d'articles de l'Encyclopédie que celui des Pensées philosophiques. Il a pris un plus grand soin de ses autographes quand il a renoncé, pour avoir la paix, à publier ouvertement des oeuvres dangereuses. En dehors des copies très soignées et présentant des révisions de l'ensemble de son oeuvre, il légua à sa fille Angélique de Vandeul une collection d'autographes, dont ceux de la Religieuse, du Rêve de d'Alembert, du Plan d'une Université, la Réfutation suivie de l'ouvrage d'Helvétius intitulé : l'Homme, et bien d'autres. Les manuscrits de Diderot étaient restés chez les héritiers de sa fille, qui étaient devenus des gens bien-pensants, ayant des idées fort éloignées de celles de Diderot. Alors que ces papiers étaient secrètement conservés (mal) dans des châteaux normands tout près de Paris, le gouvernement français avait envoyé une mission de recherche à Saint-Pétersbourg pour consulter les copies que Diderot avait cédées à Catherine II. Au début du XX" siècle les héritiers de Diderot avaient accepté de donner leur fonds aux archives de la Haute-Marne, la mort de l'archiviste tué à la guerre de 1914-1918 entraîna le retour des papiers aux mains de la famille. Après 1945 un savant américain, le professeur Herbert Dieckmann, retrouva la piste des manuscrits et convainquit les héritiers de lui laisser emporter aux Etats-Unis ce qui restait du fonds pour l'étudier. Après en avoir dressé l'inventaire, il facilita le retour en France du «fonds Vandeul » qui, grâce à un don de la fondation Singer-Polignac, entra à la Bibliothèque Nationale en 1952. Après un grand travail de restauration, le fonds Vandeul constitue un ensemble de 80 volumes (n.a.fr. 13720-13784 et 24930-24983).

    Par une politique constante, lorsque la Bibliothéque Nationale a un fonds important venu par achat ou par don, elle s'efforce de le nourrir et de le compléter. C'est ainsi que, pour Diderot, nous avons successivement acquis deux autographes des Salons de 1767 et de 1761, une copie de la Promenade du sceptique, et une copie très intéressante du Rêve de d'Alembert, copie de Naigeon avec des variantes importantes (n.a.fr. 15680, 15807, 15806 et 16544).

    Avant de quitter le XVIIIe siècle, il faut mentionner, un peu en vrac, les Comédies et proverbes de Carmontelle, restés inédits du vivant de leur auteur (Fr. 9336), un joyau de grand prix, le Mariage de Figaro de Beaumarchais (Fr. 12544), magnifique manuscrit de travail, parsemé de corrections interlinéaires avec, ça et là, des adjonctions qui préfigurent les paperoles de Proust.

    Sur les rayons du fonds français, par un hasard ironique, près de 34 volumes de Bossuet, on trouve le manuscrit des Liaisons dangereuses (Fr. 12845). C'est, avec la Religieuse, l'un des plus anciens chefs-d'oeuvre romanesques de notre littérature dont le manuscrit a été préservé.

    Le XIXesiècle et le legs Victor Hugo

    Au XIXesiècle, les perspectives de conservation des oeuvres littéraires changent sensiblement. Hugo, Balzac, Flaubert prennent soin avec un grand respect de leurs écrits, bien que leurs méthodes de travail et de conservation soient très différentes : Flaubert et Hugo les gardent, Balzac les offre volontiers comme témoignage de son labeur.

    Voici à ce sujet ce que le comte Rodolphe Apponyi, un mémorialiste hongrois, écrivait en 1835 : « Balzac se rend à son tour chez [le prince Schonburg] et lui apporte un livre très bien relié, orné des armes de la maison de Schônburg, doré sur tranches, et qui contient à ce qu'il disait le manuscrit d'un de ses romans. J'ai vu ce manuscrit, c'est la première épreuve de l'imprimeur, toute tachée et biffée, chargée de corrections de la main de M. de Balzac, mais cela ne peut pas cependant s'appeler un manuscrit. M. de Balzac a-t-il voulu se moquer du prince ou est-il pétri de vanité au point de croire, qu'une mauvaise épreuve soit un trésor pour le prince, pour -la seule raison, que lui, auteur de ce livre, a corrigé de sa main les fautes de l'imprimeur ? Dans ce .genre, tout est possible, mais ce dont j'aurais douté, si je n'en avais été témoin, c'était de voir M. de Schônburg ravi de Balzac et de son cadeau. (Journal du comte Rodolphe Apponyi, t. III, 1914, p. 75-77.)

    Le prince Schonburg et ses descendants qui conservent toujours ces épreuves corrigées de Melmoth réconcilié étaient plus près des préoccupations du chercheur du XXIsiècle que le mémorialiste snob et dédaigneux.

    Encore un mot sur Balzac. En 1837, après avoir publié le roman qui s'intitule maintenant les Employés et qui s'appelait la Femme supérieure, selon son habitude, il avait fait soigneusement relier le manuscrit et les épreuves corrigées en trois gros volumes. Quelques années après, au moment où David d'Angers achevait son buste, Balzac décida de lui faire un beau cadeau et choisit dans sa bibliothèque ces trois volumes, en y ajoutant sur chacun un ex-dono autographe et significatif. Ainsi sur le premier on lit :A son ami David d'Angers de Balzac J'ai tâché que l'autographe fut digne de votre désir Paris 9bre 1843 de BcEt sur le troisième :A son ami David d'Angers de Balzac Il n'y a pas que les statuaires qui piochent. de Bc(n.a.fr. 6899-6901. Don en 1900, de Mme Leferme, fille de David d'Angers) (fig. 1).

    Certes, Balzac avait beaucoup « pioché ». Dans son état primitif de 1837, le manuscrit, divisé en trois parties, se compose de 110 feuillets. Avant le bon à tirer de l'ensemble (105 feuillets imprimés portant encore des corrections manuscrites) pour la publication en feuilletons dans le journal la Presse, il a fallu neuf jeux d'épreuves criblées de corrections pour la première partie (206 feuillets) ; onze jeux pour la seconde (197 feuillets) ; quatre pour la troisième (109 feuillets) (fig. 2). Après la publication dans la presse, de nouvelles corrections intervinrent avant l'édition originale en librairie. Voilà donc un exemple original de création littéraire procurant, grâce à une conservation attentive, un abondant « matériel d'« avant-texte aux chercheurs.

    Dans la correspondance et les notes de Victor Hugo, il est souvent question de « malles aux manuscrits ». Au moment de la fuite en Belgique après le Coup d'Etat du Deux Décembre, Juliette Drouet avait été chargée de veiller sur les trésors contenus dans une malle. Cette malle après bien des tribulations suit son propriétaire à Jersey puis à Guernesey. Un carnet nous apprend en date du 23 avril 1860 que le manuscrit des Misérables est sorti de la malle. Ce roman commencé le 17 novembre 1845 et rédigé jusqu'au 21 février 1848 est alors révisé et subit un premier train d'additions. Le 24 mars 1861 s'apprêtant à quitter Guernesey le lendemain pour la Belgique, Hugo note : «J'ai mis aujourd'hui le manuscrit des Misérables dans un sac waterproof ». Le 30 juin 1 863, à Mont-Sain-Jean, la cinquième partie rédifée et de nouvelles révisions faites, Hugo croyait pouvoir annoncer la fin de son travail. En fait, celui-ci ne fut achevé qu'après le retour à Guernesey le 3 septembre. Le manuscrit (n.a.fr. 13379-13380) garde les traces de ces diverses campagnes de rédaction, de révisions et d'additions, par exemple « l'épisode de Waterloo », rédigé seulement en décembre 1861. Après le jeu de corrections des épreuves entre Bruxelles et Guernesey, le dernier bon à tirer est donné en juin 1862 et le grand roman paraît enfin, dix-sept ans après le début de sa rédaction.

    Après la débâcle impériale de 1870, Hugo rentrant en France enferma ses manuscrits dans une grande malle métallique qu'il déposa dans une banque de Guernesey. Une autre malle était confiée à sa belle-soeur Julie Chenay. En 1878, après un séjour à Guernesey, Hugo s'installe avenue d'Eylau (aujourd'hui, 124, avenue Victor-Hugo), dans sa chambre, il fait aménager une armoire de fer où les manuscrits de ses oeuvres inédites sont gardés sous clés.

    Le 31 août 1881, dans un codicille testamentaire, il exprimait ainsi ses volontés :

    Je donne tous mes manuscrits et tout ce qui sera trouvé écrit ou dessiné par moi à la bibliothèque nationale de Paris, qui sera un jour la Bibliothèque des Etats-Unis d'Europe, (fig. 3).

    Ce texte a eu une influence considérable sur l'évolution de l'orientation des collections modernes du Département des Manuscrits, il marque un point de départ pour la constitution des fonds de manuscrits littéraires modernes.

    Après la mort de Victor Hugo et l'ouverture de son testament, Paul Meurice, un de ses exécuteurs testamentaires, se rendit à Guernesey pour récupérer les manuscrits qui s'y trouvaient encore. Un inventaire soigneux fut établi par le notaire Me Gâtine qui estampilla tous les documents trouvés dans la succession. Le legs fut définitivement accepté en 1892, avec l'entrée sur nos rayons d'une partie du fonds (34 volumes), une autre partie restant aux mains des exécuteurs testamentaires, chargés de l'édition des oeuvres complètes, dites de l'Imprimerie nationale, qui effectuèrent des versements au furet à mesure de l'avancement de leur travail. Le « cachet Gâtine a permis à plusieurs reprises de revendiquer des papiers qui s'étaient égarés... dans le commerce. Définitivement inscrit dans les nouvelles acquisitions françaises en 1952 (270 volumes, n.a.fr. 13340-13493 et 24735-24810), le fonds Hugo a été systématiquement enrichi par des dons ou des achats, par exemple en 1969, l'achat des milliers de lettres écrites par Juliette Drouet à Victor Hugo, pendant 50 ans, de 1833 à 1882, réunies maintenant en 82 volumes (n.a.fr. 16322-16403).

    Le début des grands dons

    L'exemple de Victor Hugo fut rapidement imité, de très importants dons et legs étant enregistrés de 1890 à 1914 :

    • 1 890 : Edgar Quinet. uvres, papiers et correspondance.
      • Don de Mme E. Quinet. Communication réservée jusqu'en 1920 (113 volumes, n.a.fr. 20690-20802).
    • 1894 : Ernest Renan. uvres et papiers.
      • Don de ses enfants. Communications réservée jusqu'en 1920 (112 volumes, n.a.fr. 11436-11547).
    • 1897 : Lamartine. uvres.
      • Don de sa nièce Valentîhe de Cessiat (69 volumes, n.a.fr. 13976-14304 et 25089-25091).
    • 1 900 : Thiers. Papiers.
      • Don de Félicie Dosne (84 volumes, n.a.fr. 20601-20684).
    • 1901 : E. et J. de Goncourt. Journal et correspondance reçue.
      • Legs des auteurs (31 volumes, n.a.fr. 22439-22479).
    • 1904 : Brantôme. uvres.
      • Don de la baronne James de Rothschild (13 volumes, n.a.fr. 3 0468-20480).
    • 1904 : Emile Zola. uvres.
      • Don de Mme Emile Zola (91 volumes n.a.fr. 10265-10355). A ce don, il faut ajouter 4 166 lettres adressées à Zola, offertes par Eugène Fasquelle en 1932 (15 volumes, n.a.fr. 24510-24524).
    • 1910 : Anatole France. uvres.
      • Legs de Mme Arman de Caillavet (21 volumes, n.a.fr. 10795-10811 et 21609-21612).
    • 1911 : Eugène Scribe. uvres et Correspondance.
      • Don de Léon et Paul Biolley (105 volumes, n.a.fr. 21840-21584).
    • 1914: Gustave Flaubert. Scénarios, brouillons et manuscrits de Salammbô (7 volumes, n.a.fr. 23656-23662) et des Trois contes (n.a.fr. 23663).
      • Don de sa nièce Mme Franklin-Grout, née Caroline Hamard, avec réserve de communication jusqu'à ce que l'oeuvre de Flaubert tombe dans le domaine public.

    Arrêtons-nous un moment sur le sort des papiers de Flaubert.

    Sans en prendre autant de soins que Balzac ou Hugo, il avait conservé, souvent en désordre, tous ses scénarios, brouillons, rédactions successives, sans rien détruire. De cet amas de papier, sa nièce fit plusieurs lots : le premier destiné à la Bibliothèque Nationale vient d'être décrit; la Bibliothèque de Rouen reçut également en 1914 les brouillons et manuscrits de Madame Bovary, roman normand et ceux de Bouvard et Pécuchet, le manuscrit définitif de l'Education sentimentale, roman parisien, étant offert à la Bibliothèque historique de la ville de Paris. Le reste demeuré en sa possession fut mis en vente en 1931, après sa mort. A ces ventes figuraient les oeuvres de jeunesse et le «vieux manuscrit» de l'Education sentimentale : 2504 feuillets, écrits presque tous resto-verso, de scénarios, brouillons et rédactions successives qui furent alors adjugés à Sacha Guitry, pour 33 000 F. Le testament de Mme Franklin-Grout, décédée en 1931, laissa la plus grande partie de sa fortune, issue de l'oeuvre de Flaubert, à des institutions culturelles ou charitables avec des legs particuliers en faveur de la Bibliothèque Nationale et de l'Institut de France. En complément du don de 1914, la Bibliothèque Nationale reçut Antoine (n.a.fr. 23664-23666) complétés par cinq volumes de brouillons, copies et documents (n.a.fr. 23667-23671) (legs enregistrés le 5 octobre 1932 sous le n° 6251 des dons au Département des manuscrits). L'Institut de France recevait la Correspondance : lettres de Flaubert à sa famille (118), à Caroline et Ernest Commanville (556), à George Sand (214), à des amis (plus de 400) et plusieurs milliers de lettres reçues (legs déposé par l'Institut à la Bibliothèque Spoelberch de Lovenjoul à Chantilly). La Bibliothèque historique de la Ville de Paris recevait pour sa part 12 carnets de voyage et une vingtaine de carnets de notes de lectures et de réflexions diverses.

    L'ensemble passionnant resté en possession de la veuve de Sacha Guitry a pu être acquis par la Bibliothèque Nationale en 1975, grâce à une subvention spéciale (13 volumes, n.a.fr. 17599-17611). Entre temps, nous avions pu acquérir aux vente Lucien-Graux, en 1958-1959, 42 manuscrits (n.a.fr. 14135-14156 et 14235-14254) d'uvres de jeunesse, provenant des ventes Franklin-Grout de 1931. D'autres dons et acquisitions ont complété le fonds Flaubert : Passion et vertu (don Mme Lucien-Graux, 1958, n.a.fr. 13502), Sous Napoléon III (achat 1968, n.a.fr. 16432 complété en 1980), le Château des coeurs (achat 1969, n.a.fr. 15810), « Souvenirs, notes et pensées intimes », 1840-1841 (don J.-V. Pellerin, 1969, n.a.fr. 15809), le Candidat (achat, juin 1978, n.a.fr. 17612).

    Le destin des manuscrits de Flaubert nous a éloignés du développement chronologique des grands dons, mais il est typique de la dispersion des papiers littéraires et aussi d'une politique de regroupement où les achats prennent souvent le relais de dons antérieurs ou concomitants.

    Achats et dons du XXesiècle

    C'est seulement dans les années 30 et après 1944 que la Bibliothèque Nationale a eu la possibilité et la volonté de définir une politique d'achat de manuscrits littéraires modernes, sans que se tarisse la générosité des grands donateurs.

    Parmi les achats de très grands ensembles il faut citer:

    • 1951 : Mme Récamier. Papiers et Correspondance (40 volumes, n.a.fr. 14067-14106
    • 1951-1953 : George Sand. OEuvres: carnets, agendas, correspondance (66 volumes, n.a.fr. 13506-13519, 13641-13666, 24811-24838).
    • 1 962 : Marcel Proust. OEuvres : manuscrits, cahiers, carnets et épreuves corrigées (177 volumes, n.a.fr. 16611-16781).
    • 1964: Robert de Montesquiou. Papiers et correspondance (369 volumes, n.a.fr. 15012-15380).
    • 1972: Paul Valéry. uvres: manuscrits, dactylographies et épreuves corrigées. Achat complété par le don des 260 Cahiers constituant, de 1894 à 1945, le journal de la vie intellectuelle de Valéry.
    • 1976: Jean Giraudoux. uvres: théâtre et romans, articles, discours, etc. (9 volumes reliés, 21 cartons). Achat complété par 4 volumes en 1979 et 1 en 1981.
    • 1 977-1 979 : Colette. OEuvres : 6 manuscrits achetés en ventes publiques (novembre-décembre 1977) complètent 15 cahiers offerts en 1963 (n.a.fr. 14609-14624); puis marché pour 25 manuscrits reliés et 48 dossiers de «variantes» d'articles ou de correspondance (fig. 4).
    • 1978 : Benjamin Constant. Papiers contenant entre autres des fragments de De la Religion, des Mémoires sur les Cent Jours, des carnets, etc.
    • 1980: Paul Claudel. Ensemble conservé jusqu'alors par ses héritiers comprenant de nombreuses oeuvres poétiques, théâtrale, critiques et exégétiques ainsi qu'une abondante correspondance. Malheureusement la Bibliothèque Nationale n'a pas eu la possibilité d'acquérir la totalité du fonds.
    • 1981 : Jules Vallès. Très important fonds comprenant les principaux manuscrits connus de ses oeuvres, un grand nombre de lettres et des papiers le concernant.
    • 1981 : Victor Segalen. Achat de 20 manuscrits des oeuvres les plus importantes complété par le legs avec usufruit de divers manuscrits et dossiers de travail.

    Je laisse volontairement de côté les achats d'oeuvres significatives mais isolées ; de très grands noms y figurent, de Vigny à Rimbaud et à Apollinaire ; de Stendhal à Barbey d'Aurevilly ; Daudet, Loti, Jules Renard, Aragon, Montherlant, Camus et Sartre.

    La liste complète des grands dons et legs serait fort longue ; signalons, par exemple, les fonds suivants dus à la générosité des auteurs ou de leurs familles relevés dans l'Inventaire sommaire des nouvelles acquisitions françaises cataloguées de 1972 à 1976: Barbusse (73 volumes, n.a.fr. 16467-16539), Eugène Dabit (33 volumes, n.a.fr. 16545-16577). P.-J. Hetzel (221 volumes, n.a.fr. 16932-17152), Anna de Noailles (46 volumes, n.a.fr. 17189-17234 s'ajoutant à six volumes entrés précédemment n.a.fr. 23730-23735, ensemble complété par un nouveau don en 1977 et un legs en 1980). Ce fascicule recense 845 volumes, les manuscrits littéraires sont en écrasante majorité : plus de 700 volumes dont 560 numéros pour 6 grands fonds seulement. Cette proportion est tout à fait nouvelle dans la composition de nos collections.

    Pour terminer, en dépit de ses lacunes, cette trop longue énumération, il faut dire quelques mots sur l'entrée dans nos collections des papiers de Paul-Louis Courier et de quatre grands romanciers du XXesiècle : Roger Martin du Gard, Jules Romain, Georges Bernanos et Maurice Barrès.

    Les papiers, carnets et correspondances de P.-L.' Courier, grâce à la générosité de ses descendants, la baronne Bich et ses soeurs, sont entrés en 1972 (voir le catalogue de l'exposition, 1972).

    Roger Martin du gard a légué à la Bibliothèque un ensemble considérable de papiers. D'autres sont entrés par dation en 1977. Les paiers légués comprennent beaucoup d'inédits; en bon chartiste, Roger Martin du Gard les avait soigneusement classés dans des malles métalliques prévoyant, pour certaines d'entre elles, des dates d'ouverture échelonnées. Par exemple celle contenant son Journal a pu être ouverte en 1978, vingt ans après sa mort, l'édition de ce texte très important est actuellement en préparation. 120 volumes reliés de ce fonds sont maintenant communicables. L'exposition organisée en 1981 pour le centenaire de Martin du Gard en a bien mis en évidence l'intérêt exceptionnel.

    Mme Lise Jules-Romains, a donné en 1977 et en 1980 un ensemble très précieux de manuscrits de son mari. L'exposition Jules Romains, en 1978, et son catalogue donnent également une idée de l'importance de ce fonds.

    Grâce à un don de la Banque Rothschild et aux héritiers de Bernanos, un grand nombre de manuscrits de l'auteur des Grands cimitières sous la lune est entré dans nos collections en 1978, là aussi une exposition, et son catalogue illustrent ce nouvel enrichissement, accru en 1979 par l'achat du manuscrit de Monsieur Ouine et, en 1980, par le don de celui d'Un crime. En 1978 également, grâce à Mme Paul Bazin, l'ensemble des papiers et de la correspondance de Maurice Barrés et de son fils Philippe sont également entrés dans nos collections, c'est un fonds considérable en volume et d'un intérêt littéraire exceptionnel.

    Faut-il en conclusion essayer d'esquisser une typologie du manuscrit littéraire moderne ? Il est sans doute vain de tenter cette esquisse sur une période historique trop longue. On a constaté que trois grands écrivains comme Balzac, Flaubert et Proust qui sont célèbres, même auprès des non spécialistes, pour les longs travaux d'élaboration de leurs fictions romanesques, ont, malgré une certaine parenté, des méthodes de travail fort différentes. En regardant le fonds Giraudoux, j'ai pu constater qu'à la différence des trois écrivains précités, il corrigeait assez peu ses textes, mais les recopiait volontiers plusieurs fois pour établir des variantes qui auraient très bien pu être faites par de simples corrections et additions interlinéaires ou marginales. Un manuscrit acquis, après l'ensemble du fonds, est une mise au net, ayant servi pour l'impression, ne comportant que des modifications peu importantes par rapport à un état antérieur que nous possédions déjà ; si ce manuscrit ne nous avait pas été présenté, on aurait pu supposer de bonne foi que l'état antérieur était le manuscrit final et que les différences avec le texte imprimé avaient été créées par de simples corrections sur épreuves.

    Comment en conclusion ne pas avoir l'impression d'être au début d'un âge d'or pour les collections littéraires de cette maison et pour les spécialistes du XIXesiècle et du début du X Xesiècle ? C'est l'âge d'or de lavant-texte, des brouillons, des variantes et repentirs, des études génétiques. Mais cet âge d'or durera-t-il avec les écrivains qui tapent directement leurs textes, jetant souvent l'original couvert de ratures pour ne nous laisser que des « cabones» fragiles et moins corrigés ; durera-t-il avec les écrivains qui « disent » leur texte devant un magnétophone ?.