1 L ne s'agit pas de faire une étude exhaustive sur l'histoire des bibliothèques populaires, sur les bibliothèques liées au mouvement ouvrier à la fin du XIXesiècle et au début du XXe, ou, plus près de nous, sur les bibliothèques d'entreprises ou de comités d'enti éprises.
Nous n'en aurions ni le temps ni les moyens dans le temps qui nous est imparti. Par ailleurs, une étude scientifique reste à faire ce pour quoi, nous ne nous sentons pas capables.
C'est donc à une rapide rétrospective des expériences connues, d'un mouvement qui reste unique, que nous nous bornerons. Unique, non pas dans l'idée de départ, dans les expériences tentées, mais dans le fait que les bibliothèques liées au mouvement ouvrier ou voulant avoir une action sur lui existent toujours en France et fait nouveau, revendiquent leur place dans la Lecture Publique.
A quoi sert de lire ?
Telle est la question que se posent, à l'aube du XIXesiècle et de l'industrialisation, les bonnes consciences, les directeurs de morale, le pouvoir mais aussi le mouvement ouvrier naissant. Ils vont s'employer pendant plus de 50 ans à y répondre. De 1840 à 1890, on va sans cesse chercher la solution aux mauvaises lectures : journaux, feuilletons, cabinets de lectures, littérature de colportage, qui sont proposées aux ouvriers, aux paysans.
Mais, quelles mauvaises lectures ?
La lecture libre, non dirigée apparait comme dangereuse. Les mouvements confessionnels utilisent leur pouvoir pour éloigner les travailleurs des mauvaises pensées, de l'autonomie de réflexion née de la lecture et où le libre arbitre peut s'exercer à plein.
Pour plus de clarté, reportez-vous aux « Mémoires d'un militant ouvrier du Creusot». J. B. Dumay, Ed. Maspéro*.
Mais la décennie qui commence avec 1860 est le moment où apparaissent des sociétés, des associations dans lesquelles les Bibliothèques de C.E. peuvent se reconnaître :
C'est avec la société des bibliothèques communales du Haut-Rhin qu'apparait pour la première fois Jean Macé, fondateur de la Ligue Française de l'enseignement.
Celui-ci veut faire du livre un moyen d'instruction populaire.
Il parviendra à intéresser des possédants au développement de la lecture. Frédéric Engel-Dolfuss, manufacturier philanthrope acceptera de prendre d'abord en considération le lecteur, son développement individuel avant les lectures.
C'est de cette rencontre que naîtra la Société des bibliothèques municipales du Haut-Rhin, et qui sera financée jusqu'en 1870 par des industriels de la région.
Le mouvement ouvrier en tant que tel ne reste pas inactif. Utilisant toutes les avancées sociales, en particulier la création des Bourses du Travail en 1893, il oeuvre à l'émancipation des travailleurs.
En 1898 un important réseau de Bourses du Travail existe. Sous l'impulsion de Fernand Pelloutier les Bourses du Travail se sont fédérées. Fernand Pelloutier considère l'enseignement et le développement de la lecture comme une des tâches essentielles des Bourses du Travail.
En 1906, 116 Bourses du Travail sur 136 possèdent une bibliothèque :
Actuellement il n'est pas de Bourse du Travail qui ne possède une bibliothèque et ne fasse pour l'enrichir de sérieux sacrifices. Certaines n'ont que 400 ou 500 volumes, mais d'autres en comptent 1200, et celle de Paris, placée, il est vrai, dans une situation privilégiée et pourvue d'une salle de travail de 72 mètres de superficie, est riche de plus de 2700 volumes. Dans toutes ces bibliothèques, d'ailleurs, la qualité l'emporte sur la quantité. Comme d'instinct, les Bourses du Travail sont allées aux oeuvres les plus propres à épurer le goût, à élever les sentiments, à étendre les connaissances de la classe ouvrière ; les travaux les plus consciencieux, les critiques sociales, économiques et philosophiques les plus nourries et les plus hardies, les oeuvres d'imagination les plus hautes : ce sont les aliments qu'elles ont offerts à des appétits d'autant plus robustes qu'ils avaient jusqu'alors été moins satisfaits. Aussi rencontre-t-on dans leurs catalogues, à côté d'une section technologique composée des traités les plus nouveaux et les plus réputés, et tenue au courant des découvertes scientifiques et professionnelles faites chaque jour par le physicien, le chimiste et l'ingénieur, les maîtres de l'économie politique, depuis Adam Smith jusqu'à Marx ; de la littérature, depuis les prosateurs et les poètes du XVIIe et du XVIIIesiècle jusqu'à Emile Zola et à Anatole France, de la critique et des synthèses sociales, depuis Saint-Simon jusqu'à Kropotkine ; des sciences naturelles, depuis Haeckel et Darwin jusqu'aux Reclus et aux plus éminents parmi les anthropologues contemporains.
Les Bourses du Travail montrent d'ailleurs un intelligent éclectisme, et l'on peut voir sur les rayons de leurs bibliothèques, fraternisant par le génie, des oeuvres telles que le Génie du christianisme et la Justice dans la Révolution et dans l'Eglise, le Pape de M. de Maistre, et l'Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, de M. Guyau, l'Essai sur l'indifférence, de Lamennais, et les Ruines, de Volney, ou l'Origine de tous les cultes, de Dupuis. Oserions-nous dire que tous ces livres soient beaucoup lus ? Assurément non ; mais des ouvriers se rencontrent qui ont la curiosité de les ouvrir et qui, peu ou prou, goûtent, avec la virulence des grands polémistes catholiques, la richesse poétique d'un Chateaubriand. Quant aux autres, j'entends ceux dont il faut éveiller artificiellement l'intérêt, ils se font une âme en lisant les romanciers les plus rapprochés d'eux par l'âge et les tendances sociales.
La démarche éducative est constante dans les intentions de F. Pelloutier. Le but de ces bibliothèques est de lutter contre la corruption des intelligences et des coeurs par la promotion du bon livre moral et édifiant. A-t-on beaucoup évolué depuis le début du XIXesiècle ?
Mais comment le mouvement syndical aurtai-il pu évoluer alors qu'il est lié au développement des idées et des mentalités ?
Mais, on peut considérer que les bibliothèques de Bourses de Travail sont un début de rupture avec les bibliothèques d'érudits qui sont encore la majorité.
La bibliothèque dont le public est constitué par les travailleurs, employés ou ouvriers, va pendant un temps continuer à osciller dans une situation géographique qui la rend extérieure à l'entreprise, mais lui appartenant par sa nature, son fonctionnement, son public.
Peut-être est-ce la raison qui poussera alors quelques entreprises à constituer des bibliothèques au sein du monde du travail. Elles s'ajouteront aux quelques exceptions qui existaient déjà pour arriver au chiffre de 62 en 1940.
La période de l'entre-deux guerres est l'époque où l'on va voir se concrétiser au travers du mouvement syndical les idées sur l'intérêt primordial du livre et de la lecture comme élément de culture, d'information ; comme outil pour l'émancipation des travailleurs.
Cette conception qui englobe le livre dans son entier c'est-à-dire la fabrication, la diffusion, le prix est dans la tradition idéologique de F. Pelloutier : « La mission révolutionnaire du prolétariat éclairé est de poursuivre plus obstinément que jamais l'oeuvre d'éducation morale, administrative et technique nécessaire pour rendre viable une société d'hommes fiers et libres».
Avec 1936, la réduction du temps de travail, la création du Sous-secrétariat d'Etat des loisirs et des sports, la situation est propice et concorde avec la réflexion syndicale.
Le rapport sur « l'organisation de la lecture publique, du commerce et de la propagande collective pour la lecture et le livre» est rendu public en 1937. Pour l'essentiel, ce rapport est parti d'une proposition de Léon Jouhaux, lancée au B.I.T. en 1933.
Si son application ne suit pas sa parution, il contient des propositions qui annoncent le rôle, la mission de la future Direction des bibliothèques qui ne verra le jour qu'en 1945.
Ce rapport, à côté de l'organisation de la lecture publique contenait aussi des propositions pour l'animation, la création de bibliothèques par des militants, une école de formation de bibliothécaires qui fut créee par la Confédération des centres d'éducation ouvrière et qui devait former des militants ouvriers. Si l'on voit s'esquisser ce qui sera peut-être un jour la toile d'araignée de la Lecture publique, la création de bibliothèques sur les lieux mêmes du travail ne suit pas ce formidable élan du Front populaire.
En 1940, le nombre de bibliothèques sur les lieux de travail n'aurait pas dépassé le chiffre de 62.
En 1941, pour aider à la promotion culturelle des travailleurs (!!), une loi créant les comités sociaux a pour vocation d'intensifier le nombre des bibliothèques sur les lieux de travail. Malheureusement l'influence de cette loi n'a pas pu être évaluée. En application du programme du Conseil National de la résistance, le 22 février 1945, l'ordonnance portant création des comités d'entreprises ouvre une nouvelle ère.
La dévolution à ces comités d'entreprises des activités des services sociaux, même si ce transfert ne se fait pas immédiatement, entrainera, dans presque tous les cas, le passage de la bibliothèque de l'entreprise sous le contrôle du comité d'entreprise.
C'est la fin des bibliothèques patronales dans le sens où on leur confiait un rôle de censeur social.
Malheureusement, les bibliothèques de comités d'entreprises seront, pendant au moins dix ans, l'apanage des grandes entreprises (Renault, Rhône Poulenc, etc...) De 1968 à 1975, la Lecture publique fait un bon en France. Ce bon qui permet à une partie de la population de pouvoir accéder au livre a un effet dynamique sur les entreprises.
Non pas que la population de celles-ci soit enfin touchée par les bibliothèques municipales ou les bibliothèques centrales de prêt, mais par l'entraînement que cette dynamique crée et qui pousse des comités d'entreprises à créer des bibliothèques.
En 1975, au moment où l'effort des pouvoirs publics s'arrête, où la crise économique arrive, le mouvement de création de bibliothèques d'entreprises est encore sur sa lancée. Il ne s'arrêtera que deux ou trois ans plus tard. Les conditions économiques qui touchent les entreprises, les restructurations, les compressions de personnel, tout cela joue sur le financement des comités d'entreprises qui est tributaire de la masse salariale. Les conditions de fonctionnement sont âprement disputées dans l'ordre des priorités. La culture comme ailleurs en pâtira au profit des colonies de vacances ou d'autres oeuvres sociales des comités d'entreprises.
Si les bibliothèques d'entreprises sont aujourd'hui une particularité de la Lecture publique en France, si elles sont la continuation des traditions du mouvement ouvrier, elles démontrent une fois de plus le parallèle qui existe entre le développement de la lecture dans le secteur officiel et celui du monde du travail.
L'histoire du développement de la lecture depuis plus d'un siècle en France en est la démonstration.
Le monde du travail, même s'il ne fréquente pas les lieux objets de l'attention des crédits du pouvoir, crée ses propres lieux, avec souvent un décalage dans le temps, assimilant, remodelant l'expérience officielle pour en faire à son niveau un outil d'émancipation.
Aujourd'hui les bibliothèques d'entreprises sont une réalité. Longtemps ignorées, elles réclament leur place dans la Lecture publique, au nom de leur spécificité. Touchant un public ignoré des bibliothèques municipales, elles sont complémentaires du réseau de la Lecture publique, car elles permettent par cette complémentarité à l'ensemble de la population de pouvoir accéder au livre, à la lecture. Mais réclamer sa place dans ce qui sera demain le réseau de la Lecture publique en France entraîne des besoins, des revendications, des obligations. Les bibliothèques d'entreprises ne peuvent pas avoir une place à part dans la définition d'une déontologie de la profession.
De plus en plus, dans la définition de leur fonctionnement, dans leurs rapports avec l'autorité de tutelle (les syndicats) les bibliothécaires ont à affronter des contradictions :
A un moment où les bibliothécaires de comité d'entreprise comme hélas d'autres collègues de Lecture publique sont frappés par des sanctions, voient leurs conditions d'exercice limitées, les bibliothèques d'entreprises aspirent avec plus de force à un statut, à une formation spécifique qui leurs apporteraient quelques garanties, une protection qui ne soit pas illusoire.
Sur ce point l'annexe consacrée aux bibliothèques d'entreprise dans le rapport Pingaud nous apparait satisfaisante. Malheureusement ce n'est qu'une annexe et elle ne semble avoir aucune influence sur le chapitre consacré à la Lecture publique et à la formation qui contient par ailleurs un passage consacré au bénévolat qui nefus plonge dans une profonde interrogation... Par ailleurs, les bibliothèques d'entreprise, à partir du moment où elles revendiquent leur place dans la Lecture publique doivent avoir des obligations :
Pour finir, disons que nous fondons de grands espoirs dans les possibilités de coopération entre bibliothèque d'entreprise, bibliothèque municipale, bibliothèque centrale de prêt et que nous pensons pouvoir nous insérer, sans perdre notre spécificité dans le réseau de la Lecture publique.
Nous le voulons, mais le pourrons-nous ? Avancer aujourd'hui ne revient-il pas à remettre en cause des chasses gardées, à imposer à l'administration d'assumer une responsabilité nouvelle.
Disons-le, notre action est aussi liée à l'évolution des mentalités, individuelles et collectives.
Mais à quoi sert une bibliothèque ?
BIBLIOGRAPHIE
Les Bibliothèques sur les lieux de travail/Commission de la République Française pour l'U.N.E.S.C.O. - 1963.
Fernand Pelloutier et le syndicalisme d'action directe/Jacques Julliard - Seuil, 1971.
Les Comités d'entreprises, les loisirs et l'action culturelle/Bernard Miège - Ed Cujas, 1974.
Mémoires d'un militant ouvrier du Creusot/Jean-Baptiste Dumay - Maspéro, 1976.
Les Bibliothèques publiques en France/Henri Comte - E.N.S.B., 1977. Les Bibliothèques populaires/Noé Richter - Cercle de la Librairie, 1978.
Lire ou ne pas lire/Les cahiers de l'I.F.O.R.E.P. N° 26 - IFOREP, 1980. Bulletin de l'A.B.F. 111 sir les statistiques des Bibliothèques d'entreprises.