Dans les seuls pays des Communautés Européennes, environ 4 millions d'enfants appartenant au sous-prolétariat ne tirent que peu ou pas de profit des structures culturelles.
C'est la couche de population urbaine ou rurale située au pied de l'échelle sociale, en majorité autochtone (en minorité elle regroupe les franges les plus défavorisées des immigrés). Elle existe dans tous Is pays quelle que soit leur forme de société.
Cette population vit en deçà des droits de l'homme souvent depuis plusieurs générations : ressources irrégulières et insuffisantes, logements insalubres, mauvaise santé, non qualification professionnelle, travaux les plus durs et les moins rémunérés...
Ce que leurs parents ont vécu, les enfants le subissent à leur tour et dès leur tout jeune âge ; leurs conditions de vie difficiles, les mettent en décalage avec les autres enfants.
Très vite, c'est l'échec scolaire :
Voici par exemple quelques chiffres de la rentrée scolaire 1 979 dans trois cités de transit, sur 433 élèves du primaire : 27 % avaient un an de retard ; 22 % avaient deux ans et plus de retard ; 21 % étaient dansl'enseignementspécial... autrement dit 43 %étaient en échecgrave...Sur207enfantsdans le secondaire 13 % avaient deux ans de retard et plus ; 53 % étaient dans l'enseignement spécial, autrement dit : 66 % étaient en échec grave.
En somme, l'école qui devrait être un des canaux privilégiés pour aider les enfants à acquérir un savoir qu'ils ne trouvent pas chez eux, cette école, malgré le réel engagement d'un certain nombre d'enseignants, entérine le plus souvent la situation... Les enfants traînent fréquemment dans le circuit normal ou ils se trouventdans les circuits spécialisés ; ils sont sous lesigne de l'échec : des retards, pas d'obtention de diplômes, pas de formation professionnelle, pas de débouché et même pas l'acquisition d'outils fondamentaux comme la lecture et l'écriture.
Dans la classe, ils sont dépayés... Ils y recontrent un univers différent de celui qu'ils connaissent, des normes de comportement auxquels ils ne sont pas préparés un langage qu'ils n'ont pas acquis, qui estdifférentde celui parlé dans leurfamille, un savoir recouvrant une réalité qu'ils ne connaissent pas, qu'ils ne peuvent pas appréhender.
Nous nous trouvons devant un problème de société : toute institution quelle qu'elle soit exclut d'une façon ou d'une autre les plus pauvres.
Cette situation est profondément injuste car ces enfants ont de très forts besoins, des attentes et des aspirations très grandes dans le domaine du Savoir. Il y a un véritable gâchis intellectuel au pied de l'échelle sociale : ces enfants ont un savoir qui reste clandestin, qui n'est pas reconnu ; ils travaillent, assument des responsabilités, sont très vite conscients de tous les soucis de leurs parents et les partagent très jeunes... Je pense à telle fillette qui prépare les repas chez elle, qui fait la lessive, les courses, qui analyse avec maturité certaines situations de la vie : cette fillette ne réussit pas à suivre sa classe, car elle a des carences énormes. Je pense à tel gamin qui se montre plein d'indulgence pour les adultes, qui a toute une réflexion sur la vie, ce gamin a dix ans et ne sait pas lire.
Tout cela n'est pas facile à exprimer ni aretransmettre pour l'enfant. Tiraillé entre deux mondes qui ne se comprennent pas, l'enfant du Quart-Monde est pourtant assoiffé d'apprendre, de savoir. On s'en rend vite compte dès qu'on lui donne les moyens de l'exprimer.
Il faut voir l'avidité de certains enfants à connaître, posant sans cesse des questions surtout ce qu'ils voient, leur façon de se précipiter sur les livres qu'ils ont découvers, leur insistance pour réclamer : « Tu m'apprends à lire ? »
Ils sont assoiffés de revalorisation, d'identité, d'affection. Les plus pauvres cherchent spontanément à partager ce qu'ils savent, cequ'ils viennent de découvrir ou d'apprendre, tel cet enfant de 1 ans qui ne sait pas lire mais qui va raconter à tous ses copains le livre qu'il vient de découvrir.
Pour lutter contre cette ignorance, le Mouvement ATD-QUARTMONDE a créé le « Savoir dans la rue », qui se veut un défi à l'ignorance, un droit au savoir pour tous, un lieu de partage du savoir. C'est une forme de réponse développée par le Mouvement après de nombreuses années d'engagement et de recherche dans les quartiers les plus défavorisés de Mulhouse à Frimhurst (Grande-Bretagne), de Bruxelles à Marseille... et maintenant en Tiers-Monde de Haïti à la Réunion...
Une connaissance collective est engagée. Quelle que soit la forme de ces points de « Savoir dans la rue » (bibliothèques de rue, Pivot culturel ou bibliothèques des champs), ceux qui en sont responsables se mettent en état d'apprentissage face à ce milieu, en actualisant sans cesse une connaissance collective et engagée.
Pour cela, les animateurs acceptent de se soumettre à des exigences :
Il a paru aussi indispensable d'évaluer, de se donner des garanties afin que le pivot culturel ne devienne pas un « en-soi fonctionnant en dehors de toutes les structures extérieures et qui loin d'interroger ces structures et d'ouvrir les enfants sur un ailleurs, les marginalise, il a paru également indispensable d'éviter de faire du « Savoir dans la rue » un tremplin pour les enfants les plus dynamiques, laissant les autres dans leur misère et leur enfermement. Une évaluation sérieuse peut prévenir ces deux dangers... elle permet aux animateurs de prendre du recul par rapport à ce qu'ils font.
Un des moyens de toucher les enfants les plus démunis, c'est d'aller à leur rencontre là où ils sont : dans la rue (ou dans les champs en Tiers-Monde). C'est leur domaine. C'est là qu'ils y sont reconnus, c'est là qu'ils peuvent fuir l'ambiance et l'étroitesse de la maison.
C'est là qu'ils font leur apprentissage de la vie, très jeunes, dès qu'ils ont trois ou quatre ans et qu'ils peuvent être indépendants de leur mère.
Dans la rue, on fait ensemble de nouvelles découvertes qui permettent un échange, de nouvelles relations ; tout le milieu environnant peut participer à ce que vivent les enfants.
les animateurs s'installent dans un quartier très pauvre (cités d'urgence, cités de transit, logements insalubres, bidonvilles en Tiers-Monde), dans un point qu'ils ont repéré comme étant le lieu principal de rencontre des enfants (pour faire leurs courses par exemple), soit à leurs fenêtres.
Dans certains quartiers, un local est également à la disposition des bibliothèques de rue. Il prend tout son sens en complément de l'animation dans la rue : les enfants peuvent y retrouver ce qu'ils ont aimé : les livres..., ce qu'ils ont fait eux-mêmes : leurs dessins, leurs textes, éventuellement leurs photos. C'est un élément important de stabilité, de sécurité pour eux. C'est par la mise en valeur de tout ce qui a été vécu dans la rue que le local, la bibliothèque deviendra vraiment le domaine des enfants, qu'ils s'y trouveront chez eux.
Partage du savoir fondé sur la priorité aux plus démunis : un lieu où les enfants apprennent à partager leurs découvertes entre eux, avec leurs familles, avec tout leur milieu ; un lieu où les aînés, les adultes apportent leurexpérience, partagent avec les enfants ce qu'ils ont appris de la vie, où ceux qui sont d'origine différente peuvent échanger leurs richesses ; un lieu où les plus démunis découvrent qu'ils ont quelque chose à partager avec les autres et qu'ils sont écoutés ; un lieu où les gens extérieurs à la cité viennent partager leur compétence.
Il veut donner aux enfants les moyens de connaître, comprendre, exprimer ce qu'ils vivent dans leurfamille, leurmilieu, leurquartier ; il cherche à briser l'enfermement dans lequel vit l'enfant afin qu'il ait envie d'apprendre, de découvrir, d'appréhender le monde, d'élargir son horizon et qu'il y trouve sa place. Enfin, le pivot permet à l'enfant de réussir quelque chose, de faire des expériences positives de savoir, d'expérimenter qu'il peut apprendre et qu'il sait.
En effet, chacun a toujours quelque chose qu'il sait et qu'il peut apprendre aux autres, même le plus démuni si on lui donne les moyens de l'exprimer. C'est donc dans une démarche de partage du savoir que l'enfant pourra progresser mais ce partage ne sera réel que s'il prend en compte en priorité celui qui a le plus de difficultés. Cet enfant le plus démuni, ce sera celui qui n'osera pas franchir la porte de la bibliothèque ou celui qui, s'il vient, sera la- risée des plus dynamiques, sera insulté, écrasé ou au contraire, manifestera son désarroi en faisant le pitre ou dérangeant les autres.
Permettre à cet enfant-là de trouver sa place, c'est savoir inventer des moyens nouveaux pour le toucher d'abord, c'est penser toute action en fonction de lui, enfin créer tout un climat de solidarité et de partage parmi les enfants.
Le Savoir dans la rue se centre sur une bibliothèque où le livre devient vivant, entre dans la vie des enfants et du milieu tout entier. L'outil privilégié est donc le livre. Pourquoi le livre, alors que celui-ci représente souvent toute une expérience d'échec pour l'enfant qui ne sait pas lire ?
Le livre, c'est le symbole du savoir, le recueil de tout ce que porte l'humanité de questions, de rêves, de connaissances : c'est l'ouverture sur le monde, le support de découvertes, l'accès du merveilleux. D'autre part, c'est un moyen très souple : peu encombrant dont on peut se servir partout (dans la rue, le métro, à la maison...), que l'on peut utiliser tout seul quand on a appris à le faire, enfin qui est utilisable à différents niveaux, différents rythmes.
Le livre est donc au centre du pivot, omniprésent mais pas isolé. ce qu'on veut faire découvrir à l'enfant, c'est un livre vivant (par les récits oraux, le théâtre...), enrichi de la vie des enfants, de leurs idées, (ateliers créatifs de peinture, de marionnettes, etc.) et de leurs découvertes faites à l'extérieur (sorties...).
Le livre peut devenir un ami lorsqu'on s'y retrouve : il est étonnant de voir comme les enfants les plus démunis reviennent toujours au même livre qu'ils ont découvert et aimé, comment tout de suite, ils le montrent et le racontent à tous leurs copains.
Enfin, le livre se retrouve à tous les niveaux d'un savoir partagé : au point de départ, c'est le support de découverte, d'observation, de rêve ; puis on y revient pour comprendre, comparer, chercher les réponses à ses questions, trouver des références ; enfin, on peut en faire soi-même pour transmettre, partager ce qu'on a vécu.
Ainsi, le livre est un moyen privilégié de partage du savoir entre parents et enfants. Utilisé dans la rue, les cages d'escalier, les champs, il pénètre peu à peu dans les familles ; des séances de bibliothèque se passent dans certaines familles, en priorité les plus démunies ; on organise des prêts de livres. Ce peut être aussi le livre que les enfants fabriquent eux-mêmes en retransmettant ce qu'ils ont découvert par des dessins, des textes ou des photos... dans un gros livre qui circule de famille en famille, ou un journal reproduit à plusieurs exemplaires et vendu par les enfants.
Ainsi, tout ce qui est fait avec l'enfant est retransmis à leurs parents, permettant à ceux-ci d'entrer davantage dans leur rôle d'éducateurs.
Par les visites des animateurs, parfois leur participation aux activités, les parents voient les réalisations de leurs enfants, découvrent leurs capacités, et aussi peuvent partager leurs compétences avec eux.
« La bibliothèque, c'est le complément des parents », dit l'un d'eux, Peu à peu, les parents reconnaissent l'importance de la bibliothèque et en particulier, du livre pour leurs enfants.
Ainsi, une centaine de bibliothèque de rue suscitent une dynamique de motivation à la lecture et du partage du savoir à l'intérieur de tout un milieu.
Fort de cette expérience de 25 ans, le Mouvement ATD QUARTMONDE affirme que travaillera partir des enfants les plus démunis, permet de trouver des réponses neuves, originales... des réponses universelles. La destruction de l'exclusion passe par l'accès de tous et en priorité des plus pauvres, au savoir. Un tel objectif suppose que les efforts de démocratisation du savoir, mis en oeuvre dans toutes les sociétés atteignent, au-delà des groupes organisés, ceux qui sont exclus.
Cette démocratisation implique non seulement de permettre aux plus pauvres de bénéficier de la culture, mais encore de les reconnaître comme détenteurs d'un savoir spécifique, indispensable à la construction d'un monde plus juste. « Savoir, c'est comprendre qui on est, ce qu'on vit, et pouvoir le partager avec d'autres » (Joseph Wrésinki, Fondateur et Secrétaire du Mouvement International ATD Quart-Monde).
Dans cette perspective, le livre est un instrument privilégié de libération et de communication. Aussi, ATD QUART-MONDE demande que les groupes les plus pauvres soient pris en compte, de manière prioritaire, dans les politiques et programmes nationaux du livre. Le Mouvement voudrait que les bibliothèques prennent conscience de la situation injuste faite à ces enfants... de leurs responsabilités envers les enfants les plus pauvres qui ont le plus besoin du livre et des bibliothèques.
Le Mouvement a déjà plusieurs expériences de collaborations fructueuses.
L'action du « Savoir dans la rue a un caractère pilote. Mais pour que le scandale de l'illettrisme des enfants/des familles du Quart-Monde cesse, pour que les espoirs de ceux-ci deviennent réalité, il faut que chacun s'y mette, que chacun se rende compte que cette population à quelque chose d'unique à transmettre.
Ne faudrait-il pas tenter de créer un courant de compréhension de l'opinion ? Pour que les plus pauvres accèdent à la bibliothèque, il est indispensable d'être soutenu par l'opinion, pour que les bibliothécaires autant que les usagers changent de regard et acceptent d'écouter les enfants du Quart-Monde. Peut-être découvriront-ils alors que ces enfants sont des révélateurs qui implacablement nous font mettre le doigtsur les failles de nos structures etde nos attitudes...
Ne serait-il pas bon d'introduire dans la formation des bibliothécaires, une formation à la connaissace des milieux défavorisés et à la concertation avec eux ?
La 1 re démarche n'est-elle pas la rencontre des plus pauvres : parce qu'il a subi plus que d'autres l'injustice et l'ignorance, le Quart-Monde peut les dénoncer mieux que quiconque ; parce qu'il est marqué par l'ignorance et l'exclusion jusque dans sa chair et dans son être profond, il est le plus à même de témoigner de la soif de reconnaissance, de la soif d'apprendre que tout homme porte en lui, n'est-ce pas à partir des plus exclus qu'une société apprend jusqu'où elle doit aller pour Que les droits de l'homme (en particulier le droit au savoir) soient vraiment une réalité pour tous les citoyens ?
Y a t-il meilleure école que celle qui est à l'écoute des plus pauvres ? Si à l'intérieur des bibliothèques, à l'intérieur de l'école, les animateurs, les enseignants acceptent d'écouter les enfants du Quart-Monde, peut-être découvriront-ils que ces enfants sont bâtisseurs de société, car on ne peut rencontrer l'extrême pauvreté sans vouloir changer quelque chose tout de suite...
C'est à chaque bibliothécaire d'inventer des techniques nouvelles à partir de sa rencontre des plus pauvres, à chaque personne d'approfondir sa profession en partant des besoins des plus démunis. Par exemple, dans une bibliothèque, le plus important est-il la quantité ou la qualité des livres ? Comment rendre le livre vivant ? etc.
Ainsi, les bibliothèques se préparentdes lendemains riches en innovation et en espoirs pour tous les enfants, puisque les plus démunis d'entre eux seront les bénéficiaires de leurs recherches et de leurs façons de faire.